I - Ἔργα (partie 1)

Alors que les premiers rayons de l'Hélios (Ξ) commençaient à s'élever au-dessus des montagnes alpines où il avait trouvé refuge depuis plusieurs jours, Daímôn ne cessait de ressasser tous les récents événements qui s'étaient écoulés ce dernier mois durant. Chaque souvenir lui était comme un précieux don, dont il ne voulait jamais plus se séparer. Il s'était fait la promesse, cette nuit, de prendre plus de temps afin de retracer le fil de sa vie depuis que l'Éveil avait eu lieu.

Par tous les dieux ! ne pouvait-il s'empêcher de penser en ce faisant.

Lui qui s'était toujours considéré comme le plus banal des mortels, pauvre, mendiant pour quelques bouchées ou quelques pièces dans la rue auprès des comparses qui composaient le petit bourg perdu au milieu des bois... Lui le va-nu-pieds, autant considéré que peut l'être un esclave affamé et malade, voilà qu'en réalité, il n'était rien de moins que l'un des tout premiers êtres ayant foulé le schéma qu'était aujourd'hui devenu le monde que tous connaissaient, et dont personne ne parvenait à expliquer précisément la création : un fils de Kháos !

Comment était né le monde, quel était le véritable récit de la Cosmogonie ? Kháos n'était qu'un amas de ténèbres, un vide sans fond dans lequel ne vivait... rien. Et tout émergea : la Terre, les Abîmes, l'Unification, la Nuit et les Ténèbres. Enfin... lui. Enfantements après enfantements, unions après unions, les protagonistes de l'univers né des entrailles du Vide avaient façonné un monde pérenne, ne se disputant dès lors non pas ses richesses, mais sa souveraineté. Les rois s'étaient affrontés, de père en fils. Les aïeuls avaient gardé rancune envers leurs plus lointains descendants... La paix ne régnait pas. Et règnerait-elle un jour ? Le monde n'était-il que cela finalement : une pièce que chacun voulait pour soi et refusait de se partager ? Que penserait Kháos en voyant tout cela ?

Daímôn ne gardait strictement aucun souvenir de lui, ni même ses plus proches parents, et encore moins les générations futures. Kháos semblait s'être endormi dès l'instant où les six premiers êtres, ainsi que la multitude de Dragons Primordiaux qu'il avait remis entre les mains de son dernier-né, étaient venus au monde. Avait-il tant confiance que cela en eux ? Ou bien attendait-il la situation inextricable afin d'imposer lui-même l'Équilibre ? Une restructuration des fondements même de son univers... ou une destruction totale afin de tout reconstruire depuis le début ?

De nombreuses questions, qui en posaient d'autres...

Allongé dans l'herbe fraîche de cette nouvelle aube, la petite rosée lui mouillant le dos de son chiton (Ψ), Daímôn regarda les deux magnifiques serpents lovés sur ses jambes tendues, non loin de la pointe de son épée légendaire. Il aurait bien pu les observer ainsi des heures durant, tant il ne se lassait jamais de leur couleur majestueuse.

La petite vipère bleue émettait de ridicules ronflements, bien trop forts pour son tout petit corps, et totalement inconnu de l'espèce des serpents ; mais après tout, ce n'était pas un reptile comme les autres, particularité trahie par ses pupilles fendues verticalement.

Daímôn ne comprenait pas l'aversion que ressentaient les hommes et les dieux face à l'animal. Bien sûr, les serpents étaient majoritairement dangereux, et leur forme atypique laissait à penser qu'ils étaient forcément hostiles. Venimeux pour la plupart, gigantesques pour d'autres comme le python réticulé capable d'étouffer même le plus coriace mammifère, Daímôn, lui, les trouvait spectaculaires. Mais après tout, il était le dieu des Reptiles.

Le second serpent, un majestueux cobra royal, était d'un rouge éclatant, à l'instar du coucher de soleil ou d'un rubis que des rayons ardents épousent. Une couleur unique, une espèce inestimable. Ses écailles ne brillaient pas dans la pénombre de l'aurore mais n'en valaient pas moins le coup d'œil. Aussitôt, l'épisode de leur rencontre s'imposa à lui. Son combat le plus difficile jusqu'à maintenant.

Ses souvenirs défilèrent, tandis qu'il observait les nuages dans le ciel encore moucheté de quelques étoiles qui tendaient à disparaître rapidement et caressé de couches rosâtres et orangées.

Terré dans un univers qu'il s'était créé, le nexus, tout ce qu'il avait toujours considéré comme la réalité n'était en fin de compte qu'une triste chimère. Athéna lui avait tout expliqué, un peu plus de trente jours auparavant : elle avait chamboulé son « sommeil », dont il ne parvenait à s'extirper. Pourtant, quelque part, au plus profond de son cœur, il y avait ce petit souhait de demeurer prisonnier de cette cellule qu'avait allégorisée son monde, créé de toutes pièces par sa seule réflexion. Il y avait vécu une vie simple, certes triste et peu vénérable, cependant loin de tout danger que représentait celle des dieux face aux monstres. Le visage de Callia apparut, avec ses longs cheveux blonds, ses yeux bleus, ses joues rouges et ses pommettes saillantes, son grand sourire enfantin, une péronnelle heureuse en toutes circonstances, même lorsque les dieux les entraînaient dans leurs fallacieux desseins. Puis ce fut la silhouette d'une vieille dame, laquelle n'apparaissait malheureusement plus que comme un mirage, particule brillante encerclée de noirceur. Deux personnes chères à son cœur, qu'il avait adoptées, mais qui pourtant n'existaient pas. Peut-être que la silhouette floue de sa « grand-mère » était là l'une des preuves les plus flagrantes quant à la pertinence de ce qu'il avait toujours su : rien de tout cela n'était réel, et ne le serait jamais !

Et puis, tout avait basculé cette fameuse, cette insidieuse nuit de Lune Noire, durant laquelle le génie exacerbé de la déesse de la Sagesse, Athéna, avait joué à la perfection son rôle. Que d'imagination ! était astreint de penser Daímôn. Elle lui avait tout explicité du mieux qu'elle avait pu : la création d'un événement, qualifié de « divin », afin de le libérer de sa cellule. Elle avait fondé une légende autour de cette nuit unique, la nouvelle lune, la seule de l'année – ce qui n'était guère le cas dans la lunaison du véritable cosmos –, où des mortels étaient enlevés par les dieux dans le but de fouler le sol bienveillant des champs Élysées (Ψ), loin de la tristesse, des maux, de la souffrance, de la pauvreté, des vicissitudes de l'Âge de Fer qui écharpaient le monde des hommes. Daímôn avait perdu Callia lors d'une de ces nuits, ainsi que sa « grand-mère » deux années plus tôt, toutes deux englouties dans les bourrasques félonnes du prétendu Vent du Nord qui n'avait aucune pitié pour les mortels, proies des forces du mal, en la personne d'Hécate et sa magie.

Athéna l'avait alors sauvé, silhouette juchée sur un étalon dont il n'avait vu que les yeux pers brillant dans l'obscurité totale de la nuit. Il s'était évanoui, puis finalement réveillé dans la demeure d'une jeune mère qui s'était finalement révélée n'être qu'un substrat de la conscience d'Athéna elle-même. Avant toute chose, la forme atrophiée de la déesse, Adrastéia, lui avait narré le futur à travers le mythe d'un garçon que les dieux cherchaient en vain depuis des millénaires : lui, qu'Athéna avait enfin trouvé.

Puis, une nouvelle Nuit des dieux avait frappé le village – phénomène impensable ! – et Daímôn s'était retrouvé au sein d'un nouveau nexus créé par Athéna et que seuls les immortels parvenaient à fouler. L'Olympienne lui avait appris ses origines : celles d'un immortel, mais non celles d'un dieu. Amnésique, Daímôn n'avait pu croire les paroles de son bouclier.

Après tout, un esprit qui se croit mortel ne pouvait concevoir cela que comme parfaitement absurde ; et pourtant, elle ne chantait que la stricte vérité, se dit-il.

Puis Zeus s'était manifesté et ils s'étaient affrontés sous le regard médusé d'Athéna.

J'aurais sans doute pu le tuer si elle m'avait laissé faire, grimaça le dieu des Dragons. Si seulement...

Or, il n'avait guère le droit de laisser éclore de telles pensées en lui, en raison de son rôle de protecteur des dieux et des mortels. Il ne parvenait pourtant à dissoudre la profonde inimitié qu'il partageait avec le roi de l'Olympe.

D'un accord tacite, Athéna et Zeus l'avaient renvoyé dans son monde... qui n'était plus qu'un champ de ruines et de morts. Les créatures responsables du carnage, tout droit sorties de ses pires cauchemars, avaient manqué de le tuer. Mais Athéna l'avait sauvé. La pyrokinésie de Daímôn était encore apparue et les créatures avaient été décimées. Finalement, Athéna l'avait mené sur le mont Olympe, où le Conseil orchestré par les quatorze divinités supérieures du mont sacré lui avait permis d'y demeurer.

Lorsqu'il repensait aux monstres qu'il avait affrontés, Daímôn se demandait toujours qui avait bien pu les envoyer. Athéna avait prétendu l'action d'un quelconque nécromant apeuré par ses pouvoirs... mais Daímôn n'y croyait pas. Et si Athéna avait organisé tout ceci ? Elle avait tout fait pour qu'il la suive... Elle avait tout simplement détruit son nexus et toutes ses composantes. Daímôn ne lui en voulait pas, car elle lui avait permis d'embrasser pleinement sa destinée et son rôle auxquels il ne pouvait échapper.

Car telle est la loi des Destins !

Rapidement, il avait découvert sa véritable origine, celle d'un fils de Kháos, son pouvoir, celui des Éléments et des Dragons Primordiaux ; il avait rencontré son frère, Éros (Ξ), le dieu de l'Unification. Il s'était constitué une assemblée d'alliés, voire d'amis : Hécate, déesse de la Magie ; Cupidon (Ξ), en réalité son frère Éros, dieu de l'Amour ; Psyché (Ξ), déesse de l'Âme et épouse d'Éros – ainsi donc sa demi-sœur, une idée qui ne cessait jamais de l'amuser. Mais surtout, la grande Olympienne Athéna !

Et tout avait basculé, ce jour où Arès, dieu de la Guerre, avait failli succomber à l'émergence de ce que Daímôn et ses alliés nommaient couramment le « Dragonique » – tὸ toũ Drákontos Krátos (Ω), « la Force du Dragon ». Un mois avait été nécessaire pour que Daímôn, avec l'assistance prépondérante et attentive d'Hécate, Athéna et Éros, contrôlât sa pyrokinésie qui, lentement, progressivement, s'éveillait de sa profonde léthargie. Par l'intermédiaire d'Apollon, il avait appris que les grands reptiles ancestraux n'étaient plus, Python (Ξ) la dernière et féroce représentante de la caste que les dieux nommaient « drákôn (Ω) » ayant été tué par le dieu de la Lumière, simplement par vengeance vis-à-vis de sa mère. Seul le dieu-Lumière avait pu lui répéter les dernières paroles du reptile, fille de la Terre, et ainsi son véritable nom, Drákôn. La colère avait torsadé les tripes de Daímôn, et celui-ci s'en était délibérément pris à l'Olympien.

En y repensant, le fils de Kháos se morigéna : Comme toujours, tu t'es laissé emporter par l'instinct plutôt que la raison...

Heureusement, Athéna avait empêché le drame. Mais le mal était fait : Daímôn était devenu dès lors l'ennemi de l'Olympe, le Parjure de l'Olympe, fléau des dieux et des hommes !

Le Conseil avait décidé de l'éliminer l'aube suivante. Apollon avait reçu le grand honneur de porter le coup de grâce au Parjure de l'Olympe. Mais, alors que le dieu avait porté son bras droit sur le cœur de Daímôn, Éros s'était interposé et s'était littéralement désintégré sous les yeux impuissants de son frère. La colère avait pleinement happé toute raison au survivant ; il avait manqué de tuer derechef le dieu de la Lumière. Athéna, dans sa grande prudence, l'en avait empêché. Elle était la seule capable d'arrêter ses élans de folie, portée par la pression perpétuelle de ses pouvoirs grandissant sans cesse. Mais pour combien de temps y parviendrait-elle encore ?

Elle avait ordonné à Hécate d'emmener Daímôn loin de la montagne des dieux, loin de ses ennemis jurés, dans les ateliers français d'Héphaïstos, en plein cœur des volcans auvergnats. Daímôn avait du mal à se remémorer ces moments sans souffrir une terrible ire, une haine sans limites à l'égard des Olympiens. Tous étaient responsables de ses tourments. Seuls Athéna, Hadès (Ξ), Héphaïstos et Aphrodite s'étaient opposés à son exécution. Daímôn s'était juré de faire payer Zeus et Apollon pour leurs crimes !

Avec l'aide d'Hécate, Daímôn avait mis les pieds sur le monde des mortels. Il préférait bien plus cet univers à celui des dieux. Héphaïstos et sa fille, Pandore (Ξ), l'avaient caché de la colère grandissante des Olympiens devenus fous de peur en découvrant les capacités létales du fils de Kháos.

Daímôn posa la main sur son épée, Díkê (Ω). Quelle félicité avait-il ressenti en saisissant de nouveau le pommeau lustré de son arme dans l'atelier du dieu-Forgeron ! Il s'en souvenait précisément. Héphaïstos l'avait trouvée et gardée en lieu sûr durant des siècles, sachant qu'elle jouerait son rôle dans un avenir proche. Daímôn lui était éternellement reconnaissant, car à l'intérieur, protégé dans les abysses de l'Omphalόs (Ω), la pierre en haut-relief incrustée dans le pommeau, reposait le corps endormi du Dragon-Gardien, Phúlax (Ω).

Daímôn se redressa et caressa le corps de la vipère. Ils étaient jumeaux : Kháos avait mis au monde Phúlax pour aider son dernier-né à contrôler les Dragons Primordiaux. Ils ne faisaient qu'un, n'étaient qu'un, animés par le même esprit, la même force vitale, le même pouvoir, le même sang.

Jamais plus je ne te perdrai ! se promit le Primordial.

Puis, ce dernier avait découvert qu'Éros était encore en vie, prisonnier des griffes glacées des dieux de l'Hiver. Avec l'aide d'Athéna, fort de Díkê et de Phúlax, il s'était lancé dans le cercle arctique... et s'était lamentablement fait piéger. Mais le Dragonique s'était haussé, à l'instar de la prouesse guerrière d'Athéna, et ils s'étaient échappés avec Éros de la folie des dieux de l'Hiver soumis à Zeus et Apollon.

Le regard de Daímôn se porta cette fois-ci sur le cobra rouge. Pûr (Ω) était tellement navré de tout ce qui s'était passé ! Il ne l'avait pas voulu... Daímôn ne lui en tenait pas rigueur, même si, par deux fois, la gigantesque patte du Dragon du Feu avait manqué de l'achever. Soumis à la haine cultivée par l'ectoplasme, Pûr avait finalement été déchu par Daímôn et avait été libéré de l'emprise.

Le cobra rampa jusqu'à la main de son maître et se dressa pour poser sa tête sur son épaule. Il établit, comme à son habitude, le lien unique et incassable avec lui.

« À quoi penses-tu ? » s'enquit-il par télépathie.

« À tout ce qui s'est passé depuis que je suis sorti du nexus que j'ai créé. J'allais étudier les souvenirs que nous avons partagés. »

« Regrettes-tu de les avoir visités, Drákôn ? »

En vérité, Daímôn n'en savait rien. D'une part, il était ravi de recouvrer la mémoire, mais cette ascension valait de se souvenir d'une époque terrible : celle de la Drakonomakhía(Ω). La Guerre des Dragons où il avait failli à sa tâche, laissant le monde en proie à la puissance destructrice et implacable des Dragons Primordiaux. Une époque sans foi ni loi, laquelle avait laissé de profondes cicatrices jusque dans son âme. Même les dieux n'avaient rien pu faire contre eux. Le monde et les mortels étaient perdus sans le soutien de Drákôn, qui avait soudainement disparu dans son nexus, né de ses propres pouvoirs, de son propre façonnement. Encore aujourd'hui, tous en ignoraient la raison... Mais un jour, Daímôn se le promettait, la vérité apparaîtrait aux yeux de tous, et les coupables seraient sévèrement punis !

L'heure était au futur ! Aphrodite devait retrouver Hécate disparue depuis plusieurs jours, appuyée de l'assistance de Psyché. Daímôn, lui, devait recouvrer ses principaux pouvoirs. Le Dragonique ne devait plus avoir aucun secret pour lui.

Telles étaient les prémices de la Grande Quête dictée par les Maîtresses du Destin.

Les premiers rayons naissants de l'Hélios amorçaient la continuité de sa destinée, qui rattraperait tôt ou tard tout quidam.


(suite du chapitre 1 en suivant...)

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