4 - Cap
Pour accompagner la lecture de ce chapitre, Clíodhna Ní Aodáin et son violoncelle
Mina Gautier, la mère du jeune Sacha, venait de se garer entre deux bâtiments de l'hôpital des Jetins, dans la grande ville. A l'intérieur du large campus médical se trouvaient les amis de son fils, soignés et gardés sous surveillance depuis les dernières nuits traumatisantes.
— Je te dépose ici, tu peux y aller tout seul, n'est-ce pas ? demanda l'élégante femme blonde, sans regarder son passager.
— Heu ... tu ne montes pas avec moi ?
— Non, sans façon, répondit-elle froidement. J'ai quelques amies à voir en ville, appelle-moi quand tu seras sorti. Prends tout ton temps, par pitié.
— D'accord. Je pensais que ça t'aurait fait plaisir de les voir aussi.
— Ce sont tes amis, pas les miens. Je suis peut-être dure, mais lucide. Ils ne m'apprécient pas et sont déjà bien assez perturbés pour le moment sans que je n'en rajoute.
Sasha était scotché par la réponse de sa mère, mais ne se fit pas prier. Il attrapa son sac à l'arrière de l'Audi, sortit de l'habitacle et fonça vers l'accueil de l'établissement sans se retourner. Le complexe était constitué de nombreux bâtiments aux allures austères et aux façades abîmées par le temps. Une ambulance arriva à vive allure et s'arrêta net devant l'entrée des urgences, près du garçon. Il se demandait ce que cela faisait de se retrouver allongé dans ce véhicule lorsqu'il fonçait dans les rues de la ville, sachant que tout le monde le regardait rouler. Les passants animés par une curiosité déplacée mais incontrôlable, les enfants attirés par la sirène et les lumières du gyrophare, les automobilistes agacés spéculant sur qui pouvait bien être à l'intérieur et pourquoi. Il en était certain, cette pensée avait également traversé l'esprit de ses amis quand ils y étaient. Il s'approcha de grandes portes automatiques et pénétra dans un long batiment blanc. Le hall était immense, une impressionnante statue d'un caducée géant trônait au centre et des dizaines d'individus patientaient de part et d'autre, devant des guichets. Sur les murs d'un blanc trop neutre au goût du jeune homme étaient accrochées des indications pour chaque service médical. Il se dirigea vers un comptoir derrière lequel une femme à l'allure blasée fixait l'écran de son téléphone et y faisait glisser vivement un doigt manucuré.
— Bonjour, je viens voir mes amis, mais je ne connais pas les numéros de leurs chambres.
La guichetière mit plusieurs secondes à lever les yeux sans pour autant bouger sa tête, toujours baissée sur son bureau. Elle cracha dans sa paume un chewing-gum bien trop mâché, le jeta dans une poubelle et daigna s'intéresser à son interlocuteur.
— Les noms ?
— Heu oui, Ellen Swan, Elsa Delage, Camille Chevran... Peut-être Damien Brome, aussi.
— Ah, ceux-là. Oui on les a, mais pas Brome.
— Il n'est pas ici ?
— Regarde la télé, mon petit.
Elle indiqua un écran fixé à un mur au-dessus de sièges d'attente. Une chaîne d'informations en continue diffusait des images du lycée de Brecheliant et deux portraits de lycéens. Des visages familiers de Sacha, ceux de Damien et d'Alice Blanco. Un journaliste indiquait que les deux jeunes étaient portés disparus depuis la veille, que personne n'avait vu le garçon sortir du lycée et que la fille s'était également évanouie dans la nature, alors que la voiture de ses parents avait été retrouvée dans un village voisin.
— C'est bien mystérieux, tout ça, lâcha la femme en regardant ses ongles oranges.
— Oui ... Je ... c'est compliqué.
— Bah voyons, moi je crois pas toutes ces histoires de complot, ce sont des sornettes, je te le dis. T'en penses quoi, toi?
— Je voudrais seulement monter voir mes amis.
— Ah oui c'est vrai, mais je peux pas te laisser y aller comme ça. Bouge pas.
Elle sortit de son minuscule box en préfabriqué et s'éloigna dans un long couloir. Quand elle réapparut, elle était accompagnée de deux gendarmes imposants qui indiquèrent au blondinet de les suivre dans une pièce servant de débarras. Ils fouillèrent son sac à dos, passèrent un détecteur de métaux autour de lui et l'escortèrent dans un ascenseur. Sacha était très mal à l'aise, à la fois intimidé et soulagé par leur présence. Tandis qu'ils restaient devant de lourdes portes battantes, ils lui montrèrent une chambre et le jeune homme se précipita. Il entra, tourna lentement sa tête mais ne put s'avancer plus, alors surpris par des bras qui l'enlacèrent avec force et par une tête qui s'enfonça dans son torse pourtant squelettique. Il reconnut Ellen par ses cheveux bruns et sa petite taille. Elle recula et il put de nouveau respirer normalement, mais également voir les larmes d'émotion qui coulaient sur le visage de la jeune britannique.
— Sacha ! Je suis tellement contente de te voir !
— Je suis content aussi, assura-t-il en souriant. Tu vas bien en plus. Enfin je veux dire, tu n'es pas blessée.
— Non, j'ai eu de la chance, contrairement à Louis par exemple. Mais tu verras ça plus tard, il faut que je te montre quelque chose.
— Tu ne veux pas t'asseoir ?
— Non ! lança-t-elle en se faufilant par l'ouverture. Suis-moi !
Ils longèrent le couloir jusqu'au bout, passèrent devant plusieurs chambres et il put voir à travers les fenêtres intérieures d'autres camarades de classe ; Louis et ses bras entièrement bandés, Elsa et Camille recroquevillés l'un contre l'autre sur un même lit, Maëve assise sur une chaise la tête dans les mains. Mais Ellen courait désormais et il dut accélérer le pas pour la rattraper. Elle l'attendit devant la dernière porte, l'entrouvrit et le poussa à l'intérieur. Il vit alors, endormi sur un lit, les poignets attachés aux barreaux, une personne qu'il ne pensait pas trouver à cet endroit. Il se tourna, fixa son amie et ne réussit pas à retenir un sanglot.
— Il est en vie, Sacha. Il est en vie.
— Gwen ...
***
Une dizaine de lycéens s'était amassée dans la chambre d'Ellen, écoutant avec intérêt le récit de Sacha. Il leur raconta comment il avait réussi à s'enfuir, aidé par un infiltré parmi les Ombres surnommé Christ, comment il avait failli faire une crise cardiaque en rencontrant l'Ankou de Brocéliande, les longues heures d'attente sur le parking ouest de la cité scolaire, les militaires qui tentaient d'entrer dans l'école et, finalement, le message qu'il avait décrypté et qui le prévenait de la trahison de Damien Brome. Aucun des jeunes assis sur le linoléum froid ne l'interrompit, ni ne douta de sa parole. Tous avaient compris que d'étranges évènements étaient possibles dans ce monde et leur perception de la réalité avait bien évolué depuis plusieurs jours. Quand il eut fini, Ellen le fixa dans les yeux, au bord des larmes.
— Qu'est-ce qu'il y a ? lui demanda-t-il.
— Je le savais aussi. Pour Damien, je l'ai vu. Dans l'eau de Margot ...
— La fée ? l'interrompit Camille.
— Sérieusement, une fée ? lacha un des élèves du nom de Kevin, celui dont le meilleur ami était mort après avoir ingéré le Psilocybe Oririexanimo.
— Elle dit la vérité, affirma Louis Dumarquis. Je l'ai vue aussi, quand on était allé chercher de la nourriture. Elle est venue avec ses grands loups et vous ... vous êtes partis sans moi.
Ellen, Camille et Elsa baissèrent la tête en repensant au moment où ils s'étaient enfuis avec la Mère des Bois sans leur camarade, resté à la merci de Guillery. Après un temps de silence, la jeune britannique leur parla à son tour de son aventure dans les bois, du passage vers le Royaume Caché de Margot, des créatures qui le peuplaient et du miroir d'eau grâce auquel elle apprit la vérité sur leur ami Damien.
— A la télé, ils disent qu'il a disparu avec Alice, les informa Sacha. Vous croyez qu'elle les a rejoints aussi, les Ombres ?
— On doit les sortir de là, murmura Elsa.
— Attends, ils aident ceux qui nous veulent du mal et tu penses qu'ils sont récupérables et qu'on doit les aider ? s'étonna Louis.
— Je ... je pense qu'ils ont été manipulés, non ? Quand on était dans la forêt avec Camille, on a senti sa force. J'ai moi-même failli être corrompue.
A son tour, le couple raconta leur mésaventure avec les Lavandières et comment la douce lycéenne était tombée dans leurs griffes, prête à les rejoindre pour toujours dans l'obscurité. Cependant, Camille se garda bien de parler de l'étrange capacité qu'il eut en pouvant rester longtemps dans l'étang de Tréhorenteuc sans respirer. Ils n'eurent pas le temps de parler plus longuement des choses mystérieuses qui les entouraient, interrompus par une infirmière qui poussa la porte de la chambre.
— Il est réveillé, annonça-t-elle
Ils la virent se retourner et passer derrière un fauteuil roulant qu'elle poussa dans la pièce, dévoilant le visage marqué de Gwen Chton.
— Bonjour, dit-il simplement dans un souffle, alors que la femme refermait la porte derrière elle, s'en allant dans le couloir.
Tous se levèrent d'un bond pour le saluer et l'entourèrent, affichant des visages ravis et des expressions de soulagement. Sacha, pourtant, ne pouvait détourner le regard de la balafre que son ami avait sur le visage, marqueur de son combat avec le Chevalier Noir. Malgré cela, il le trouvait toujours aussi beau, et son courage lui plaisait d'autant plus. Les réjouissances ne durèrent malheureusement que quelques minutes, arrêtées soudainement par un bruit agaçant provenant du téléviseur accroché à un mur et qui résonna plusieurs dizaines de secondes. Lorsque finalement le grésillement s'interrompit, des nombres s'affichèrent à l'écran. Ellen se saisit d'un crayon posé sur sa table de chevet et griffonna sur la paume d'une main, tandis que la suite incompréhensible de chiffres défilait en boucle.
"48, 50, 15, 3, 29, 0 ... 48, 50, 15, 3, 29, 0 ... 48, 50, 15, 3, 29, 0 ..."
Au bout d'une vingtaine de secondes, la télévision fit retentir un autre bruit strident et des phrases s'écrivirent.
"Au Nord et à l'Ouest tournez vos pas
La lumière de la pierre rouge vous guidera.
N'ayez pas peur
Je suis Le Collecteur."
***
La nuit était tombée sur l'hôpital des Jetins, Sacha était retourné à Brecheliant avec sa mère et une pluie battante tambourinait la fenêtre de la chambre d'Ellen Swan. Cette dernière avait le sommeil agité, perturbée par l'énigme du Collecteur. Elle se réveilla en sursaut, se leva dans la pénombre et attrapa le bâton accroché sur le côté pour dérouler son volet, afin d'atténuer le bruit des gouttes finissant leur course sur la vitre. Lorsqu'elle se tourna pour se coucher à nouveau, elle crut que son cœur allait s'arrêter. A peine caché par l'obscurité, un petit être se tenait assis sur le bord de la table qui se trouvait dans le coin opposé. Elle pouvait voir son long nez pointu, ses oreilles en triangle sortant d'un grand chapeau terreux et d'immenses yeux plissés qui la regardaient avec insistance. Il sauta sur le sol, passa une main sur sa veste brune en toile, comme pour l'épousseter, et sortit précipitamment de la pièce en ricanant. Aussitôt, Ellen se lança à la poursuite du korrigan, lui courant après dans le couloir silencieux. Lorsqu'il tourna à un angle du bâtiment, il se cacha derrière quelque chose de plus grand et plus élancé, curieusement intéressé par une affiche sur les risques du tabac. Quand la jeune femme fit fasse à cette seconde créature, elle eut le souffle coupé. Un beau faune, à peine vêtu, aux longs cheveux bouclés et dont le buste se terminait par un épais pelage, se tenait sur des pattes de bouc. Il examina Ellen qui voulut crier, et dont les yeux exorbités fixaient les petites cornes sortant du crâne de la créature. Mais anticipant sa réaction, l'Être de la Forêt plaqua un doigt sur ses lèvres pour l'inciter à ne faire aucun bruit. Il prit une profonde inspiration et souffla délicatement sur le visage de la lycéenne, qui s'évanouit instantanément, les yeux clos. Le jeune faune la rattrapa avant qu'elle ne s'effondre au sol, la souleva dans ses bras puissants et suivit le korrigan qui le mena à la chambre d'hôpital d'où elle venait. Il la posa dans son lit, remonta la couette et passa délicatement une main dans ses cheveux. Le petit être lui tendit une main qu'il saisit en s'accroupissant, puis ils disparurent soudainement dans un craquement.
***
Les deux soleils du Royaume Caché de Margot illuminaient la grande tour devant laquelle apparurent le faune et le korrigan, de retour de leur mission. Trois gwards, de très grands hommes pourvus d'une corne sur le front, à la peau mate et à la musculature impressionnante, protégeaient l'entrée de la demeure de la fée. Ils baissèrent les lances qu'ils tenaient entre leurs longues griffes et s'écartèrent pour laisser passer le petit être et le satyre qui montèrent jusqu'à la grande salle du trône, sur lequel était assise la maîtresse des lieux. Les ailes repliées, droite sur son fauteuil de cristal, la chevelure rousse virevoltant sans qu'aucune brise ne traverse pourtant la pièce, elle les regarda s'avancer jusqu'à elle.
— Voici mes deux valeureux envoyés, revenant courageusement du monde terne des Humains.
— Votre Majesté, salua le faune, dont la voix était grave mais mélodieuse.
— Quelles sont les nouvelles de l'autre côté, mon cher Ardùin ?
— Nous avons pu trouver votre pupille.
— Ah, ma précieuse Ellen ! Comment va-t-elle ?
— Elle est protégée, informa le korrigan d'une voix beaucoup plus aiguë et cassée. Gardée en lieu sûr auprès de ses amis.
— Aucun lieu dans leur monde n'est sûr pour elle, Lubin du clan Bewers. Elle est bien trop importante pour rester là-bas, nous devons la ramener ici, parmi mon peuple, sur mes terres.
— Oui Madame.
— Mais pour l'heure, je dois m'atteler à une toute autre tâche. La fête pour mon amour commence bientôt, il est temps de célébrer la gloire de notre adoré Cernunnos.
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