2 - Abysses

Ce chapitre vous est présenté par la talentueuse Aimee Norris et son violoncelle

Dans les profondeurs de la nuit, un tout petit radeau, fabriqué et délaissé par un enfant, suivait sa course sur un vigoureux ruisseau serpentant les Landes de Gurvant. Les eaux écarlates du canton tiraient leur étrange couleur, selon les plus rationalistes, du schiste gisant en sous-sol, et pour les plus poétiques, du meurtre passionné de quelques sœurs fées en des temps oubliés. Après une relativement longue subsistance sur le minuscule flot aux teintes rosées, le jouet de fortune se fracassa contre un rocher partiellement couvert de mousse.

Sur une pierre voisine, un rongeur sursauta, surpris par l'incident qui n'avait d'importance pour personne d'autre dans la région. Il s'agissait de l'écureuil le plus malin d'Armorique. Pourtant, il déguerpit en vitesse, furieux d'avoir été dérangé dans sa quiétude. Pendant sa course, l'animal poussait de petits cris aigus. Il s'arrêta un peu plus loin en contrebas, tourna le museau dans tous les sens, évaluant qu'aucun danger ne surviendrait à proximité.

Seulement, il se trompait. Car à peine eut-il le temps de se frotter la tête avec ses petites pattes rousses, qu'un tas de légères pierres le recouvrit presque entièrement. Dépité, il se dandina pour se débarrasser de la saleté. Quand il se retourna, ses poils se hérissèrent à nouveau ; Jean-Louis, c'était ainsi qu'on le surnommait, faisait face au visage sale et inerte d'un jeune homme. C'était la main gauche de l'humain qui venait de s'animer et soulever la terre. L'écureuil poussa un long sifflement de surprise quand les paupières du garçon se levèrent et révélèrent des yeux marrons injectés de sang. Ne pouvant plus supporter d'autres outrages, l'animal s'enfuit une nouvelle fois entre les arbres centenaires. L'adolescent, quant à lui, réussit tant bien que mal à se relever, titubant et gémissant.

Tout comme le rongeur quelques instant plus tôt, il lança des regards paniqués autour de lui. Il ne reconnaissait pas cette partie de la forêt ; sans lune, elle semblait plus sombre que d'ordinaire. Il se rendit compte rapidement n'être vêtu que d'un sous-vêtement troué et ne pas avoir froid, malgré l'épaisse brume qui ondulait entre les conifères. Sans prêter attention aux plantes de ses pieds douloureuses lorsqu'il marchait avec difficulté sur les aiguilles de pins et les brindilles d'ifs, le garçon tentait de trouver un chemin qui le guiderait vers un village. Ce n'est qu'après de longues minutes à tituber qu'il perçut une vieille grange abandonnée au milieu d'une clairière. Loin au-dessus de sa tête, les étoiles semblaient tournoyer en une danse hallucinante, des maux de tête commençaient à se déclarer. Il pénétra à l'intérieur de l'abri et, à sa grande surprise, y trouva des vêtements propres, pliés et délicatement posés sur un immense tas de paille ; un pull et un pantalon de toile parfaitement à sa taille. Il les enfila et grimpa à l'étage par une échelle dont les grincements menaçants auraient fait abandonner l'idée d'y poser un pied à n'importe qui.

Cependant, Gwen Chton venait de vivre quelques jours terribles et, en cette nuit particulièrement étrange, il se découvrit un courage insoupçonné. Le souvenir des dernières heures passées dans la forêt de Brocéliande lui revint à l'esprit. Aussitôt, il souleva le bas du sweet noir, fixa son torse et se remémora la dague que Romina, la cheffe des Ombres, avait enfoncé dans son ventre. Une cicatrice suintait, pourtant trop bien refermée alors qu'il lui semblait avoir été meurtri à peine quatre heures plus tôt. Il passa une main sous son œil droit et sentit également une plaie à peine guérie à l'endroit où le Chevalier Noir avait abattu son épée. Refoulant ses interrogations dans un recoin de sa tête, Gwen s'approcha du fond de la mezzanine dont le sol craquait continuellement, intrigué par des cadres accrochés à un mur. Il se souvint alors de ceux qu'il avait pris pour des portraits le fixant dans la masure la veille, qui s'étaient avérés être des fenêtres au petit matin.

Un frison encore plus puissant lui parcourut l'échine quand il comprit qu'il s'agissait de son propre corps qui était immortalisé et placé sous verre. Il regardait quatre photographies de lui-même, prises lors de son sommeil. Il reconnut son lit et la décoration de sa chambre dans trois d'entre elles ; sur la dernière, il était allongé dans une pièce toute blanche, froide, comme aseptisée et qui lui était inconnue, il était sûr de n'y être jamais allé. Quand il tendit un bras pour s'en saisir, une poutre craqua fortement et une partie de l'étage céda sous son poids. Le dos endolori, il se releva une nouvelle fois de la paille odorante et courut vers l'extérieur. Haletant, la vue floue, il remarqua des silhouettes qui s'avançaient vers lui, éclairées par la lanterne que tenait l'une d'elles. Celle-ci était perchée sur un petit attelage infernal, tiré par des chevaux squelettiques. Ils hennirent vigoureusement quand il les vit plus distinctement et qu'il recula vivement. L'autre chevauchait un troisième équidé qui ne lui était pas étranger.

- Dizaon ..., murmura le garçon.

Malheureusement, les animaux et leurs maîtres galopaient rapidement dans sa direction et le jeune retourna à l'intérieur de la grange. Il se plaqua contre un mur, espérant sans vraiment y croire que les monstres ne l'avaient pas vu et contourneraient l'abri. Néanmoins il entendit les sabots s'arrêter de l'autre côté du bois moisi et pouvait même entendre les naseaux souffler avec puissance. Il comprit que la carriole s'en allait finalement au loin et attendit que l'autre Être de la Forêt en fasse de même. Un silence pesant s'abattit, seulement perturbé par les battements de cœur que Gwen entendait jusqu'à ses tympans.

Soudain, le Chevalier Noir fit cabrer sa monture en poussant un hurlement strident et inhumain. Le frison donna de grands coups de pattes dans le mur jusqu'à le faire s'écrouler. S'extirpant des décombres et du foin, Gwen se retrouva face à la tête allongée du cheval qu'il avait aimé chevaucher peu de temps avant et qu'il avait vu exploser en une cendre grisâtre, poignardé par Romina. A cette instant, l'animal ne semblait pas reconnaître le jeune homme et ouvrit grand la gueule, comme s'il voulait le gober en entier, encouragé par les cris sauvages du Chevalier Noir dont l'armure grinçait à chaque geste brusque. Toujours à terre, Gwen plaça les bras sur ses yeux, et supplia.

- Dizaon ! Je t'en prie, c'est moi ... Ne fais pas ça !

Il entendit un nouveau grognement émis par le cheval, puis plus rien. Quand il ouvrit à nouveau les yeux, son ennemi avait brusquement disparu, ainsi que la grange et son contenu. La clairière était vide, mais pas pour longtemps ; car il vit arriver de toutes parts des personnes qu'il ne pensait pas retrouver à cet endroit. Ellen et Sacha marchaient face à lui, Camille et Elsa sur son côté gauche et Damien à sa droite. Il se précipita vers ce dernier en affichant un grand sourire de soulagement. Pourtant, son ami avait la mine sombre et des yeux embrouillés, loin d'être naturels. Quand le garçon fut à deux mètres de lui, Damien leva un bras gauche tremblant et pointa un revolver en direction de Sacha.

- Qu'est ce que tu ...

L'adolescent tira et descendit le blondinet. Gwen hurla, plaqua les mains sur ses oreilles qui sifflaient et poussa violemment Damien. Celui-ci tourna les talons et disparut dans la brume. En vociférant des "non, mais pourquoi, non !", le garçon courut vers le corps de Sacha qui gisait sous le ciel étoilé ; il remarqua qu'Ellen n'avait pas réagi. Il la fixa alors et la vit se contorsionner de douleur en lâchant un cri effroyable.

- Tout ça c'est de ta faute ! vociféra-t-elle en gémissant.

Subitement, elle se mit à cracher un flot impressionnant de sang et s'écroula à son tour. Gwen voulut alors la secourir mais fut surpris par un bruit qui dénotait dans ces bois. Une triste mélodie résonna depuis le centre de la clairière, émanant d'un violoncelle et jouée par Elsa assise sur un tabouret de verdure. Comme si tout cela était normal, elle passait son archet sur l'instrument, les paupières fermées, la tête basculant de gauche à droite, passionnée par le morceau. La musique était étrange, dissonante et faisait tourner la tête à Gwen. Puis elle s'arrêta net, arracha une corde avec une force insoupçonnée et se leva. Elle se posta dans le dos de son petit ami qui n'avait pas encore bougé; il se mit à genoux et laissa la fille placer la corde autour de son cou. L'étranglant en serrant ses petits poings, elle le regarda tomber également face contre terre, tout en affichant un large sourire.

- C'est quoi ce bordel ! hurla Gwen.

- Ce n'est que leur destin qui s'accomplit.

Le garçon sursauta ; la voix grave venait de derrière lui. Il se retourna et vit Guillery, le brigand qui avait participé à l'assaut du lycée, et Alice Blanco, la fille qu'il avait invitée en boîte de nuit quelques soirs plus tôt, marcher lentement entre les arbres. Tous deux se tenaient la main et se lançaient des regards de complicité. Quand ils passèrent entre les corps de Sacha et d'Ellen, Guillery poussa la tête du blond avec une de ses bottines de cuir en faisant la moue. Ils le frôlèrent sans lui prêter et continuèrent leur marche jusqu'à arriver devant Elsa. Le vaurien lui saisit la tête entre ses grosses mains et la tourna violemment, lui craquant les os du cou ; un quatrième corps tomba alors mollement dans l'herbe. Gwen s'apprêtait à s'enfuir quand ses jambes se serrèrent et ses bras se tendirent en arrière.

D'épais liens étaient apparus et le maintenaient désormais accroupi. Alice et Guillery le rejoignaient à présent ; l'écolière avait attrapé la corde de violoncelle et la tendait comme une menace, une expression folle sur le visage. Le brigand se pencha sur le garçon et agrippa sa jeune mâchoire pour l'obliger à ouvrir grand la bouche. Gwen protestait tant bien que mal en grognant et couinant, mais il ne pouvait pas bouger. Impuissant, il regarda la fille enfoncer la corde dans sa gorge, l'obligeant à déglutir douloureusement.

- Tout ça c'est de ta faute, Gwen, ricana la fille.

Alors que ses yeux s'embuaient et que sa vue diminuait, il sentit le fil d'acier descendre lentement dans son corps, puis perdit connaissance.

***

L'infirmière se précipita dans la chambre d'hôpital blanche, interpellée par les alarmes de la machine à laquelle le garçon était branché depuis quelques jours. Elle comprit que son patient était enfin en train de se réveiller et, au vu des constantes qui s'affolaient à l'écran, le jeune homme sortait de sa léthargie en passant par une phase de sommeil paradoxal mouvementé. Elle avait déjà assisté à un réveil similaire, même si ce n'était pas courant. Pleine d'empathie pour le malheureux, elle tenta d'apaiser son retour, consciente que revenir à la réalité serait difficile après un cauchemar et un coma, même court de quatre-vingt heures. Elle lui saisit alors les épaules pour le forcer à mieux s'allonger et empoigna le haut du tube qui était introduit dans sa bouche jusqu'à la trachée. Gwen ouvrit les yeux pendant que l'infirmière le désintubait et que des larmes coulaient sur son visage.

- C'est fini mon garçon, ce n'était qu'un cauchemar. Bienvenue parmi nous.

Pourtant, il sentit des bandages aux endroits où il avait été blessé par le Chevalier Noir et Romina. Il avait bien rêvé de ce qu'il venait de voir, mais le cauchemar était devenu sa réalité.

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