8 - Rhapsodie des Bois
Damien ne se montra pas le lendemain au lycée de Brecheliant, ni le mercredi matin. La classe de terminale avait un cours de sports avant de pouvoir quitter l'école. La vingtaine d'élèves se rendit en haut de la butte boisée où était construit le gymnase. En contrebas du bâtiment, un terrain omnisports était encerclé par une piste de course aux dimensions olympiques. Après s'être entraînés au volley-ball, la classe se divisa en deux vestiaires distincts entre jeunes hommes et jeunes femmes. Elsa était contente de son équipe qu'elle avait constituée avec Camille -son petit-ami-, Clara et un garçon grand et musclé prénommé Louis. Ce dernier n'était pas particulièrement ami avec ce groupe, mais Elsa l'avait sélectionné car elle savait qu'il les mènerait à cette victoire. Après s'être douchée, elle sortit du gymnase et retrouva Camille, déjà prêt et adossé contre un arbre. Il était en pleine discussion avec un de ses amis d'une autre classe. Ils empruntaient le petit chemin qui descendait à travers le bois quand les deux jeunes amoureux croisèrent Ellen, Sacha et Gwen, en train de fumer. Ce dernier s'était appuyé sur le portail qui séparait le gymnase et l'école primaire du reste de l'établissement scolaire. Elsa s'adressa à lui :
— C'est toujours d'accord pour vous retrouver tout à l'heure ?
— Oui bien sûr, je t'envoie l'adresse par message après manger, répondit Gwen.
Il se tourna vers ses amis et leur expliqua.
— J'ai proposé à Elsa et Camille de nous rejoindre au QG. Ça ne vous dérange pas ?
— Non, dit simplement Sacha.
— Vous allez voir c'est très joli ! s'enthousiasma Ellen.
— Super ! Alors à tout à l'heure.
— Bon appétit, ajouta Camille.
Le trio les regarda s'éloigner en direction de la cantine. Gwen sembla soudainement déconfit.
— Qu'est ce qu'il y a ? demanda Sacha
Mais Gwen n'eut pas le temps de répondre. Une fille plus jeune et plus petite qu'eux, aux longs cheveux roux, arriva à leur hauteur et s'arrêta en les fixant avec un regard désapprobateur.
— Je le savais, que tu fumais, Gwen ! Tu sais que c'est pas bien, reprocha-t-elle.
— Lâche moi, Ed, rétorqua le concerné. Qu'est ce que tu fais là d'ailleurs ?
— Je vais manger chez ma copine Prune ce midi, maman vient me chercher ici.
— Ah, dit Gwen légèrement inquiet. Tu ne lui dis rien, d'accord ? ajouta-t-il en appuyant sur chaque mot.
— C'est ça !
Gwen écarquilla grands les yeux, Ellen eut un petit rire.
— Edwige Chton, reviens ici ! cria-t-il alors que sa petite sœur s'éloignait déjà vers le parking. J'en peux plus de cette gamine.
Gwen était proche de sa sœur, mais la très forte proximité du collège avec le lycée n'était pas toujours un atout pour son indépendance. Edwige, une petite rousse de treize ans, était une élève brillante et très populaire. Elle aimait beaucoup Solen mais, comme tous les Chton, elle faisait face après le drame, la tête haute.
— T'inquiète, dit Ellen. Elle ne dira rien.
— Comment tu peux en être aussi sûre ?
— Elle doit avoir ses petits secrets aussi. Si elle lance ta mère sur le sujet, elle risque de ne pas être épargnée non plus.
Elle lança un regard pétillant à Gwen et jeta son mégot.
— Moi, même si je ne fume pas, je trouve ça plutôt sexy, intervint Sacha.
Gwen lui sourit et jeta sa cigarette également.
— On y va avec ta voiture ?
— D'accord, mais je ne veux pas qu'elle sente le tabac. Mon père risque de s'en rendre compte.
Et sur ces paroles, les trois amis quittèrent les lieux.
Après avoir déjeuné au self de l'école, Elsa et Camille descendirent la butte jusqu'au grand parking. Là, les bus scolaires récupéraient les élèves à quai. Le jeune couple, lui, n'avait que peu de distance jusqu'à leur maison respective; ils se rendaient alors au lycée à vélo. Ils s'arrêtèrent chez Elsa, une petite maison aux allures de chalet disposée sur un grand terrain qui surplombait un étang sauvage. Dans un coin de la propriété, une tonnelle en bois épais abritait une voiture électrique actuellement en charge. Ils déposaient leurs vélos sous l'abri quand la mère d'Elsa sortit de la maison avec un large sourire. La belle femme brune et svelte, la quarantaine, s'appelait Florence Delage et vivait seule avec sa fille depuis que le père avait disparu dix huit ans plus tôt alors que la jeune mère était encore enceinte. Quand Elsa lui avait parlé de Camille, un an plus tôt, elle avait d'abord cru que sa fille était amoureuse d'une autre fille. Elle n'avait pas trouvé cela dérangeant du tout, mais fut surprise de comprendre rapidement que c'était un prénom mixte. Bien que se disant que ce n'est qu'un amour d'adolescents, elle trouvait leur couple mignon, comme tout le monde. Camille lui, s'était senti très vite à l'aise aux côtés de sa belle-mère. Ses parents étant peu présents, il était très souvent sous la responsabilité de son grand frère.
— Camille ! s'exclama Florence, un large sourire toujours aux lèvres. Elsa ne m'avait pas dit que tu passais aujourd'hui.
— Oui heu, je suis désolé Madame Delage, bafouilla Camille.
— Ce n'est pas un reproche, détends-toi, rigola la belle-mère. Et appelle-moi Florence, bon sang.
Elsa leva les yeux au ciel et poussa un profond soupir.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Florence avec un regard appuyé envers sa fille.
— T'es pas obligée de faire tout un cinéma, tu peux juste dire bonjour, répondit-elle en entrant dans la maison en bois.
— Bon-jour alors, articula sa mère avec un air malicieux. Il y a du jus dans le réfrigérateur si vous voulez. Non, Filos reviens ici !
Un jeune border-collie noir et blanc s'était faufilé par la porte d'entrée encore ouverte. Camille courut au-dehors et rattrapa le chien par le collier.
— Merci Camille, dit Florence soulagée. Je n'ai pas fini de clôturer le jardin et ce petit coquin est beaucoup trop curieux, il ne comprend pas encore le danger.
— Pas de soucis ! Je l'aime bien ce chien, dit Camille en caressant l'animal.
— On ne reste pas, intervint Elsa. On est invités cet après-midi, on va se promener avec des amis.
— C'est super. Faites attention à vous quand-même. Ce matin, la coiffeuse m'a dit que les militaires avaient recommencé leurs exercices ridicules dans les fossés de la commune.
— Comme s'ils n'avaient pas assez d'espace d'entraînement dans le camp, fit remarquer sa fille. Je vais me changer et je reviens. Viens Camille.
Les deux jeunes se rendirent dans la chambre d'Elsa, dans laquelle elle ouvrit une commode et en sortit un t-shirt avec une référence de la pop-culture en imprimé. Camille la regardait avec des yeux d'amoureux, assis sur le lit. Elle se pencha sur lui et l'embrassa. Lorsqu'ils furent changés et rafraîchis, ils remontèrent sur leurs vélos et pédalèrent à travers la forêt. Gwen avait envoyé la position du lieu de retrouvailles à Elsa. Arrivés sur le chemin qui y menait, le couple se dit que les environs leur rappelait quelque chose. Cependant, avant de pouvoir fouiller dans leur mémoire, ils s'aperçurent qu'ils venaient de pénétrer dans un vieux village abandonné au milieu des arbres et des lierres grimpants.
— Salut !
Elsa et Camille sursautèrent sur leurs selles. Sacha Gautier venait d'apparaître derrière un muret de vieilles pierres, lui-même déformé par un arbre qui avait poussé en écartant la roche.
— Chers enfants des bois, soyez les bienvenus au village fantôme de Guillerien !
— C'est un village, ça ? ironisa Camille en regardant tout autour d'eux.
— C'est l'un des villages dont les habitants avaient été expropriés par l'armée qui occupe le camp militaire. Venez, suivez-moi.
Les trois jeunes marchèrent au milieu des ruines boisées des anciennes maisons de pierres. Par endroits, ils passaient à côté de fours à pains encore bien conservés, ainsi que de petites délimitations qui laissaient deviner des enclos d'autrefois, désormais jonchés de petits champignons blancs.
— Jusqu'à l'hiver dernier, reprit Sacha, cette partie de la forêt était encore interdite d'accès. Mais elle ne servait plus vraiment aux entraînements et des historiens voulaient y faire des fouilles. Alors une vingtaine d'hectares ont été libérés en même temps que des archives sur l'exploitation de la forêt de Brocéliande par les militaires avaient été déclassifiées. Ça va, il leur reste encore plus de cinq mille hectares pour s'amuser.
— Je ne savais même pas tout ça, dit Elsa, impressionnée.
— Je l'avais lu dans le journal et je m'étais justement dit que ça serait cool de venir voir les ruines, ajouta Camille.
— Et bien, tu es servi ! Voici le QG.
Sacha venait de se poster devant une ouverture dans un autre mur. Il s'agissait initialement de l'entrée d'une grande maison appartenant à un ouvrier des forges. Des lettres étaient taillées dans les pierres de l'encadrement. Ils pénétrèrent dans une pièce qui avait été recouverte par des bâches et de la taule. Deux vieux fauteuils étaient posés dans un coin, une table en kit au milieu, des tabourets contre les murs et des paquets de chips et de friandises sur le sol en terre. Gwen et Ellen étaient en pleine discussion quand ils s'aperçurent que les autres venaient d'arriver.
— Hey ! Bien mangé ?
— Pas trop, c'était du choux ..., dit Camille avec dégoût.
— Ah c'était ça, cette odeur, dit Gwen en riant. Posez-vous où vous voulez, ici on se détend, on s'amuse. On a même prévu une projection.
— Une projection ? interrogea Elsa en s'asseyant sur un des tabourets.
— Oui, on accroche un rouleau blanc ici — il montra un pan de mur-, on le déroule et on mate un film. Sacha a apporté son rétroprojecteur portatif !
— C'est super, s'enthousiasma Elsa.
— C'était mon idée.
Tout le monde se tourna vers l'embrasure; Damien Eunu venait d'arriver.
— Ah il était temps, voici le chaînon manquant, fit Ellen avec un rire jaune. Où tu étais passé, toi ?
— J'étais juste malade. Mais c'est bon, ça va mieux.
— Si vous voulez, dit Sacha en se tournant vers Elsa et Camille, on peut aller faire un tour et vous montrer la motte féodale.
— Je suis partant, assura Camille.
— C'est loin ? interrogea Elsa.
— Non pas du tout, c'est un peu plus vers l'est.
— Moi je ne viens pas, décida Damien. Je me sens encore un peu faible. Je vais installer le matos pour le film.
— Je reste avec toi, suggéra Ellen. Je vais t'aider et je n'ai pas envie que tu sois tout seul si tu te sens mal.
— Très bien, dit Gwen. Allons-y !
Il sortit de la pièce en ruine, suivit de Camille, Elsa et Sacha. Ils contournèrent une petite clairière et retrouvèrent le petit chemin par lequel ils étaient venus. Camille et Gwen prirent la tête; on n'entendait que les chants d'oiseaux et les craquements des pas sur les branches mortes et les cailloux schisteux.
— C'est un endroit très sympa, dit Camille plus pour rompre le silence qu'autre chose. Je ne savais pas que vous veniez ici.
— Damien connaissait bien les lieux, expliqua Gwen. Son oncle a écrit un livre sur l'histoire du camp, et quand le village a été sorti de l'enceinte militaire, on s'est dit qu'on pourrait en profiter.
Il marqua une pause, comme soudainement frappé par un souvenir douloureux. Il reprit :
— Il m'a fallu un peu de temps pour revenir ici, après ... la mort de Solen.
— Je comprends, déclara Camille, peiné. Je suis désolé. J'espère qu'on ne va pas tomber sur des sangliers parce que, personnellement, je grimpe aux arbres comme un dauphin qui voudrait escalader l'Everest.
— Drôle d'expression ! s'esclaffa Gwen en un fou rire. Merci, ça fait du bien.
A quelques mètres derrière eux, Sacha et Elsa regardaient une vidéo sur le téléphone de cette dernière, tout en marchant. Le jeune blond avait remarqué que les deux garçons devant eux venaient de pouffer de rire. Il leur lança un regard surpris avec une légère teinte de dédain, ce qu'Elsa remarqua.
— Dis donc, c'est quoi ce petit air ?
— Rien, marmonna Sacha. Ton petit copain, il a l'air de bien s'entendre avec Gwen.
— Oui apparemment. Mais où veux-tu en venir ?
— Laisse tomber, je suis juste grognon aujourd'hui.
Ils arrivèrent au bord d'un ruisseau qui longeait une petite bute entièrement boisée. Le lieu était impressionnant et chargé d'histoire.
— Alors, conta Gwen. On est au bord de la motte féodale. A une époque se trouvait ici un château médiéval. Il a même servi de refuge au brigand Guillery. Tout le monde le connaît grâce à une chanson, mais personne ne sait que c'est lui.
Face aux regards intrigués d'Elsa et Camille, Gwen ajouta :
— Je parle de la comptine Compère Guillery. Mais Sacha chante mieux que moi, vas-y !
Sacha rougit et eut un petit sourire de contentement, avant de se mettre à chantonner.
— Il était un p'tit homme, qui s'appelait Guillery, carabi Il s'en fut à la chasse, à la chasse aux perdrix, carabi titi carabi toto carabo ...
— Ah mais oui c'est vrai que je connais cette chanson, approuva Elsa. Par contre, je ne savais pas qu'elle mentionnait quelqu'un qui avait vraiment existé.
— Le brigand a bien vécu ici, dit Sacha. En contournant la motte, on s'aperçoit qu'il reste une toute petite partie de son refuge.
Le petit groupe descendit vers le sud en longeant ce qui semblait être d'anciennes douves. Sacha montra le sol où un sillon était visible, rempli de vieilles pierres.
— Tout a été détruit par l'armée qui avait arrêté Guillery. Les ruines ont servi pour construire le village où est le QG. Mais ici, on peut encore voir les soubassements du mur d'enceinte. C'est une sorte de fondation, qui servait d'ancrage au sol, pour le mur qui protégeait le château.
— Et dire qu'ici, beaucoup de sang a dû couler, murmura Camille, interloqué.
— On sent que c'est chargé d'histoire, oui, approuva Elsa. C'est ce que j'aime à Brocéliande; tout a l'air paisible mais en fait, c'est lourd de souvenirs.
Après avoir fait le tour de la motte et s'être aventurés entre les pins centenaires, les nouveaux amis retournèrent au village en ruines. Lorsqu'ils arrivèrent, ils se rendirent compte qu'Ellen et Damien avaient quitté le QG.
— Oh ! Ellen m'a envoyé un message, dit Sacha. Mais je n'avais pas vu, on ne devait rien capter à la motte.
— Qu'est-ce qu'elle dit ? demanda Gwen.
— Damien ne se sent vraiment pas bien finalement, je le raccompagne jusqu'à chez lui.
— C'est dommage, regretta Camille.
— J'espère que ça va aller pour lui, s'inquiéta Elsa.
— Vous êtes quand-même intéressés par la projection ? suggéra Gwen.
— Bien sûr ! répondirent en cœur les amoureux.
***
Ellen avait soutenu Damien jusqu'à la route. Il ne leur restait que quelques minutes de marche avant d'arriver dans le
bourg de Benion, où se trouvait la maison de la famille Eunu.
— Tu es sûr que ça va aller ? On peut faire une petite pause, si tu veux.
— Je veux bien en fait.
Ils s'assirent au bord du fossé et Damien essaya de respirer profondément. Un écureuil passa devant eux, s'arrêta comme intrigué, les regarda puis reprit sa course.
— J'ai les cours et les devoirs sur moi, annonça Ellen. J'avais prévu de passer te les apporter; je te les laisserai en arrivant.
— C'est gentil, merci.
— Tu ne trouves pas que Sacha avait une attitude bizarre aujourd'hui ?
— Pas vraiment eu le temps de m'en rendre compte, grommela Damien.
— Je lui en parlerai. Je sais avoir du tact. Parfois.
Damien lui sourit mais d'un coup il pâlit et se leva brusquement.
— Je sens que je vais vomir.
Ellen se leva aussitôt et lui tint les épaules. Damien se pencha et se lâcha d'une traite au pied d'un tronc.
— Je suis vraiment désolé, se lamenta-t-il.
— Bon, au moins ça c'est fait. Je crois que l'écureuil est parti à temps !
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