7 - Cordes Sensibles
Trois mois étaient passés depuis l'accident. Gwen Chton était sorti rapidement de l'hôpital et avait fait sa rentrée début septembre. Il avait vécu quelques semaines difficiles à subir les regards appuyés de ses camarades. Parfois, il ne savait pas déterminer si ceux-ci avaient de la peine pour lui ou éprouvaient juste une curiosité malsaine. Son père, Alan, avait cessé de travailler et suivait une thérapie. Il n'avait même pas réussi à assister à l'enterrement de Solen, tellement il se sentait coupable. Les parents de l'adolescente décédée, monsieur et madame Bolierre, n'avaient pas porté plainte. Ils avaient été émus de voir la détresse d'Alan et de Gwen. Pendant l'été, ils avaient déménagé dans le nord de la France. La mère de Solen avait décroché une mutation et, même si elle était tiraillée par le fait d'habiter loin du cimetière où reposait le corps de sa fille, elle souhaitait repartir de zéro avec son mari et ses trois autres enfants. Gwen, en plus de son traumatisme, conservait un souvenir physique de l'accident. La coupure à sa tempe était devenue une cicatrice. Il aurait trouvé cela cool, si elle ne soulignait pas la tragédie récente. L'établissement scolaire était divisé en trois parties : primaire, collège et lycée. Les bâtiments étaient construits dans un bois, sur une bute. C'était un lieu agréable, mais il subissait les bruits d'école et le piétinement des élèves. Situé en bordure du camp militaire, les écoliers de Brecheliant avaient l'habitude d'entendre filer au-dessus de leurs têtes des avions rafales, et de voir des convois blindés passer à côté des bus scolaires. La sonnerie indiquant la reprise de l'après-midi venait de retentir. Gwen était assis sur un banc de galets blancs aux côtés de ses amis Ellen, Sacha et Damien. Un surveillant qu'ils ne connaissaient que de vue s'arrêta devant eux :
— Allez, allez ! On se dépêche, ordonna-t-il d'une voix légère.
Ils se levèrent et se dirigèrent vers le bâtiment A où ils avaient cours d'anglais. Le groupe descendit une petite butte qui menait à la cour intérieure, traversa le préau rempli de casiers rouillés et monta les escaliers jusqu'au premier étage. Le très long couloir aux murs rouges présentait un alignement de portes qui menaient chacune à une classe. Cet étage était dédié aux cours de langues et d'histoire-géographie. La salle 112 était occupée par Madame Hawk, une bretonne mariée à un anglais d'origine londonienne.
Elle commença l'heure en distribuant les copies corrigées du devoir de la semaine précédente. La professeure avait choisi d'évaluer selon le système américain. Sacha et Damien n'étaient pas de très bons élèves dans cette matière et avaient obtenu tous les deux la note D. Gwen, lui, s'en sortait plutôt bien avec un B. Mais Ellen, étant complètement bilingue, avait toujours la meilleure note de la classe d'anglais. En effet, la famille Swan était originaire d'Aberdeen, en Écosse. Avec Ellen et leur bébé Taryn, ils avaient emménagé dans le canton huit ans plut tôt. Alors que la cloche sonnait, Madame Hawk donna des exercices à faire à la maison pour préparer le prochain cours. Les élèves notèrent ses instructions sur leurs agendas et sortirent. Ils devaient se rendre ensuite au deuxième étage pour le cours de biologie. Ce couloir-ci était peint en vert et était réservé aux salles de sciences et aux laboratoires. Leur professeure, Madame Henuat, n'était pas encore présente derrière son bureau. Quand tous les élèves de la terminale scientifique furent installés derrière leur paillasse respective, une petite dame rondelette, la quarantaine, apparut par une porte qui menait à la pièce précédente. C'était un laboratoire réservé au personnel de cet étage, professeurs et laborantins. Sur de grandes étagères de chêne étaient disposés des espèces sous verres, des squelettes animaliers et des posters anciens qui détaillaient le fonctionnement des organes humains. Cette ambiance de cabinet de curiosité était très appréciée depuis plusieurs décennies. Une fois le professeur Henuat arrivée devant son tableau à craie, elle commença l'appel. Cela consistait à vérifier que tous les élèves de cette classe étaient bien présents. Tous avaient déjà remarqué l'absence de Damien Eunu. Il avait assisté au cours d'anglais mais n'avait pas suivi ses camarades à l'étage supérieur. Arrivée à son nom - il n'était que le troisième de la liste alphabétique - la professeure regarda les élèves mais personne ne répondit.
— Quelqu'un sait pourquoi il n'est pas là ?
Tout le monde se regarda avec curiosité, mais encore une fois, personne n'ouvrit la bouche.
— Quelqu'un sait où il est, peut-être ? enchaîna-t-elle.
De même, chacun resta silencieux et certains haussèrent même les épaules mollement.
— Bon, je vais en informer le bureau de vie scolaire. Nous pouvons donc commencer; la dernière fois, nous nous étions engagés dans le cycle de développement des mammifères. Souvenez-vous que chaque espèce, animale et végétale, se construit selon l'arbre phylogénétique. Ainsi, tous les mammifères, comme les humains, les dauphins ou bien les vaches par exemple, ont des caractères communs. Qui peut m'en citer ? Rappelez vous que la participation orale compte dans votre note finale.
Une élève grande et aux cheveux châtains ondulés leva la main. La professeure hocha la tête vers elle.
— Un squelette interne ?
— Bien tenté Alice, mais ce n'est pas complet, répondit Madame Henuat. Il existe en fait des mammifères avec un exosquelette. C'est vrai que c'est rare, mais je pense que vous voyez tous à quoi ressemble un tatou. Une autre idée ?
Maeve et Elsa avaient toutes deux levé la main. Elles occupaient la même table et se regardèrent, amusées. Maeve parla en première :
— Ils ont tous des mamelles.
— Oui c'est presque vrai aussi. Il existe pourtant des exceptions comme les échidnés et les ornithorynques, expliqua la professeure. Elsa ?
— Toutes les femelles allaitent leurs petits.
— Et oui. Maeve n'était effectivement pas loin. Tous les mammifères nourrissent leur progéniture au lait, mamelles ou non. Mais aujourd'hui, nous allons remonter à la période d'avant. La gestation et la mise bas. Nous allons regarder une vidéo qui concerne spécifiquement cette période chez une famille appelée les cervidés.
Les élèves se repositionnèrent sur leurs chaises en se tournant vers l'écran situé dans un angle de la classe. Madame Henuat démarra le téléviseur connecté à son ordinateur. Le documentaire était commenté par une voix d'homme berçante. Certains prenaient des notes, d'autres s'étaient légèrement affalés sur leurs tables. Sacha Gautier, assis à côté de Gwen, venait de se rendre compte que son ami tremblait. Il s'était douté que la vue des cerfs à l'écran lui déclenchait son traumatisme. Lors de nuits agitées, le garçon revivait parfois l'accident avec le daguet qui avait ôté la vie à sa petite amie. Le jeune blond, soucieux du malheur de son meilleur ami, interpella la professeure :
— Madame, je crois que Gwen ne va pas très bien.
Le concerné le regarda, les yeux embués.
— Gwen ? réagit Madame Henuat. Si tu veux, tu peux aller te reposer un peu à l'infirmerie.
Il n'avait pas voulu attirer l'attention sur lui mais n'en voulait pas à Sacha. Il aurait souhaité rester là mais il vit soudain que tous ses camarades le fixaient désormais. C'est ce qui le décida à accepter la proposition de leur professeure.
— Je veux bien oui. Je suis désolé.
— Sacha, tu l'accompagnes s'il te plaît.
— Non, intervint Gwen. C'est bon, ça va aller.
Il prit son sac et sortit de la classe. Derrière la porte, il entendit que le documentaire avait repris. Il sortit du bâtiment et arriva à nouveau sur la cour intérieure. Des groupes d'élèves qui n'avaient pas de cours à cette heure étaient assis à des tables dehors ou sur des bancs. Il s'arrêta net; il n'avait pas envie d'aller s'allonger à l'infirmerie. Son esprit était brouillé mais avant qu'il n'ait pu se ressaisir, il entendit une voix derrière lui.
— Hey ! Qu'est ce que tu fais ici ?
C'était le surveillant dont il ne connaissait pas le nom, accompagné d'une de ses collègues. Il portait des lunettes rondes démodées et des habits de hippie. Gwen trouvait son look sympa.
— Tu es censé avoir cours en ce moment non ?
— Oui, mais je ne me sentais pas très bien. Je pense pas vraiment qu'aller à l'infirmerie m'aidera, donc je voulais juste prendre un peu l'air.
Les deux surveillants se regardèrent, puis tournèrent leurs yeux pleins de compassion vers lui. Celui qui avait parlé s'adressa à l'autre :
— Je m'occupe de lui.
La jeune femme approuva d'un signe de tête et rentra dans le bureau de la vie scolaire. Gwen fronça légèrement les sourcils. Il ne comprenait pas pourquoi le surveillant ne voulait pas le laisser tranquille.
— Je suis nouveau ici, mais les autres m'ont raconté ce qu'il t'es arrivé, l'été dernier. Je m'appelle Alfred, ajouta le jeune homme. Oui je sais, c'est vieux comme prénom, s'empressa-t-il de dire avec un sourire en voyant l'étonnement de Gwen.
— Je m'appelle Gwen. J'essaie de faire comme si ça allait mais bon ...
— Il faut que tu laisses tout sortir. Ta tristesse, ta colère. Tu en as le droit.
— Chez moi, dans ma famille, on doit rester dans le self-control, dit Gwen avec une expression de dégoût sur son visage. Mais je suis sur les nerfs.
— Je comprends.
Alfred réfléchit silencieusement quelques secondes, puis son visage s'illumina.
— J'ai une idée. Viens, suis moi !
Gwen suivit donc le surveillant jusqu'à une partie boisée de l'enceinte scolaire. Il remarqua un trou dans le grillage qui entourait l'école. Des élèves s'y faufilaient parfois pour sécher les cours sans être vus. Il n'y avait personne, c'était un lieu très calme.
— Ici, personne ne peut t'entendre.
Gwen haussa les sourcils. Alfred bafouilla et eut un petit rire.
— Ah oui heu ... effectivement dit comme ça, c'est un peu bizarre. Ce que je voulais dire, c'est qu'il y a une méthode qui peut te faire du bien. Dans notre société, comme tu disais, on essaie de se contrôler. Mais ça peut être très satisfaisant de se lâcher.
— Vous voulez que ... je crie ?
— Seulement si tu le veux. C'est une manière d'exprimer ce que tu ressens. C'est primitif, tu vas voir, mais c'est libérateur.
— Et ben, même en expliquant, ça reste un peu bizarre, fit Gwen avec un sourire en coin.
Il détourna le regard d'Alfred et respira profondément. Il fixa un arbre parasité par du lierre et sortit un cri intense, profondément enfoui en lui. Le surveillant avait raison; il se sentit un peu plus léger pendant quelques secondes. Un frisson parcourut son dos en entier et il expira avec un sourire, qu'Alfred lui rendit. Il répéta l'expérience une seconde fois et sentit ses cordes vocales vibrer grâce à la puissante note qui s'échappait de lui. La fin de l'après-midi fut plus agréable pour Gwen. Avant de rentrer chez lui, il avait un cours de violoncelle à la Maison des Arts, dans le bourg de Brecheliant. La musique lui procurait un sentiment de bien-être qui était le bienvenu en ce moment. Il avait arrêté l'équitation, car cela lui faisait trop penser à Solen et c'était plus fort que lui. Les chevaux lui manquaient, mais il n'était pas prêt à remonter de sitôt. Elsa Delage, la fille de la classe qui avait bien répondu en cours de biologie, pratiquait également le violoncelle et, même s'ils n'étaient pas très proches au lycée, ils passaient de bons moment ensemble à jouer des reprises de chansons actuelles et des morceaux classiques.
— Tu sais, dit-elle avec hésitation, si tu veux parler quand ça ne va pas, tu peux venir me voir.
— C'est gentil, répondit Gwen. Merci.
Il lui sourit mais, alors qu'il était en train d'accorder son instrument, une de ses cordes céda et claqua dans sa main. Il poussa un juron et leur instructeur lui lança un regard noir. Une fois la corde changée et mise au diapason, il entamèrent une reprise de Can't Help Falling In Love. A la fin de la cession et avant de se quitter, Gwen interpella Elsa.
— Avec mes amis on se retrouve de temps en temps à notre QG. C'est dans la forêt. Si tu veux, tu pourras venir mercredi après-midi, après les cours.
— Ah oui, pourquoi pas, répondit Elsa. Ça a l'air sympa ! Est-ce que je peux amener Camille ?
— Oui, bien sûr ! Tiens, mon père est arrivé. A demain, dit Gwen en lui faisant signe de la main.
La nouvelle voiture d'Alan Chton démarra et s'éloigna du bourg. Le bilan de la journée était mitigé selon Gwen, mais il se sentait bien mieux qu'en se levant quelques heures plus tôt.
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