5 - Les Tambours de Feu

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— Guilwen ! Guilwen ! Mais où est donc passé ce petit vaurien ?

Un vieil homme marchait d'un air agité le long d'un couloir en pierres. Habillé de vieux vêtements sales et déchirés, d'un chaperon foncé attaché aux épaules, d'un pantalon de toile serré par une grosse corde et de bottes épaisses, il secouait frénétiquement la tête à la recherche de quelqu'un. Il était difficile de déterminer s'il était perturbé par le fait qu'il ne trouvait pas ce fameux Guilwen ou par les bruits fracassants que l'on pouvait entendre par-delà les murs de pierres denses. On aurait pu croire qu'un de ces violents orages au tonnerre vrombissant se déclarait. Malheureusement pour l'homme dans la cinquantaine, la météo était clémente ce jour-là sur la forêt, mais pas les lames ennemies. Il arriva alors face à une porte au linteau si bas qu'il faillit cogner son front, sur lequel virevoltaient des mèches de cheveux châtains. Derrière se trouvait le sommet d'une petite tour qui abritait un escalier aux fines marches. Guillaume Guillery dévala les marches du mieux qu'il put, en grimaçant chaque fois que sa jambe à cause de laquelle il boitait lui faisait mal. Arrivé tout en bas, il sortit dans une petite cour en graviers pourpres uniquement boisée d'un noisetier très ancien. Un jeune homme, fin, de taille moyenne pour l'époque et aux dents atrocement abîmées courut vers lui :

— Vous m'avez appelé ?

— Ah enfin, Guilwen ! Tu peux me dire ce qu'il se passe donc ?

— Les hommes se préparent. Un des Veilleurs affirme que l'armée du Roy marche sur le château !

— Allons bon !

Le brigand sembla d'abord interloqué. Très vite pourtant l'expression de son visage changea radicalement, ce qui fit reculer Guilwen de quelques pas.

— J'aurais préféré qu'on m'informe avant de prendre les armes, p'tit ! grommela le bandit.

— Vous dormiez, on voulait pas vous déranger. Les gars ont dit que ça allait être violent.

— T'as pas choisi la bonne vie, p'tit !

Guillery reprit la marche, suivi de son jeune larbin. Ils arrivèrent tous deux à une cabane où des hommes se disputaient pour des casques. Les autorités royales avaient décidé de faire cesser les activités de brigandage de Guillaume Guillery et ses hommes. Mais ces derniers étaient bien décidés à ne pas se laisser faire. Ils avaient choisi comme repaire cette vieille construction fortifiée au cœur de la Bretagne. Les brigands n'avaient pas une vie facile, certes. Mais pendant la période complexe durant laquelle la Sainte Ligue et le Roy Henri IV de France et de Navarre s'opposèrent, cette région était au centre de troubles. Ce qui laissait à Guillery et ses suiveurs la possibilité de commettre leurs mauvaises activités sans être trop inquiétés. Délaissés après la guerre, les soldats étaient nombreux à devenir des bandits pour survivre. Cependant, le Roy Henri avait finalement réussi à rallier le gouverneur de Bretagne et dernier ligueur, le Duc de Mercœur, qui siégeait alors à Nantes, une ville à l'extrémité est de la région. En cette soirée d'hiver, les troupes royales arrivaient donc par la commune de Benion. Guillery savait qu'il ne pouvait résister longtemps à une telle charge contre son refuge. Pourtant c'était le moment; il n'y avait plus d'autre choix.

— Sellez les chevaux, ordonna-t-il. Ceux qui ne montent pas, prenez les fourches et les haches !

Le crépuscule se prolongeait, la cime des arbres millénaires devenait quelque peu inquiétante et des lueurs s'apercevaient au loin. Les soldats annonçaient effectivement leur venue en martelant les Tambours de Feu. Bien évidemment, ce n'étaient pas les percussions qui étaient enflammées. Cela consistait en une formation bien connue dans la contrée. Les hommes en première ligne portaient soit un tambour qu'ils frappaient avec force, soit un flambeau rouge vif et crépitant. En les regardant approcher au loin, l'alternance d'un militaire sur deux donnait alors l'impression que les tambours étaient incandescents. Une stratégie d'intimidation qui avait fait ses preuves.

Artiste : sylfvr

Plus tôt, Guillaume Guillery avait écrit son dernier paragraphe dans le Livre du Cerf. Il y restait encore beaucoup de pages vierges, mais elles étaient destinées à d'autres aventures, pour d'autres personnes. Nombre d'hommes et de femmes avaient eu cet ouvrage en leur possession. Il existait depuis plusieurs siècles et retraçait toute l'épopée d'une ancienne organisation celte et secrète qui vouait un culte à une divinité païenne. Au château, Guillery était le seul à connaître les secrets du Livre. Mais pour l'heure, le brigand avait conscience qu'il ne pouvait pas s'en sortir pour défendre son logis. Il rejoindrait probablement ses frères dans un au-delà sanglant. Tandis que la population clandestine du fort s'agitait, un homme à cheval galopa jusqu'à son chef, équipé pauvrement, insuffisamment pour affronter une armée royale. Il s'agissait d'un éclaireur.

— Les troupes ennemies arrivent. Elles contournent le bois et vont traverser le ruisseau du Moulinet d'un instant à l'autre !

— Bien, répondit Guillaume. Nous nous battrons fièrement, et nous mourrons en l'honneur du brigandage ! Ce château a résisté bien avant nous, et il nous protégera encore un peu. Le Gouverneur nous prend pour des miséreux, des vauriens incapables. Nous allons lui prouver que nous sommes plus que cela ! Nous ne nous plierons pas à leur société maladive ! Nous sommes des affamés !

Un rugissement quasi non humain résonna entre les vieilles pierres de la forteresse. Des faucons hobereaux s'envolèrent mécontents. Plus loin, en bas de la butte sur laquelle était perchée le château protecteur des brigands, des rangées de soldats marchaient au pas, bien décidés à libérer la province des agissements de Guillery. Ils franchirent un petit ruisseau qui alimentait les douves. Soudain, les tambours se turent et chacun se mit à son poste. Des archers se positionnèrent en amont, sur une autre butte; des hommes forts soulevèrent un bélier orné d'une tête de loup sculptée dans l'acier; des cavaliers restèrent en retrait, épées dégainées. Certains archers avaient plongé leurs flèches dans le feu des torches. Un chef gradé leva alors une main, cria, et les pointes de métal fusèrent. Certaines réussirent à franchir le mur d'enceinte sud. Par chance pour les soldats, le château était vraiment vieux. Le pont-levis était à moitié baissé, bloqué par des chaînes rouillées depuis longtemps. Un groupe d'hommes attrapa le bois détrempé, puis ils forcèrent pour l'abaisser le plus possible. Ceux qui portaient le bélier s'élancèrent, esquivèrent des barres métalliques et pointues qui devaient autrefois servir de grille, et frappèrent avec férocité la grande porte. Tout le mur d'enceinte vibra; des cris d'animaux se firent entendre de l'autre côté. Les coups contre l'immense battant se répétaient tandis que les soldats derrière se préparaient à poursuivre l'assaut, dès que l'accès allait être ouvert. Les archers continuaient de lancer leurs flèches. On pouvait entendre, par moment, l'une d'entre elles se loger dans l'abdomen d'un des brigands, ou bien dans le flanc d'un cheval. Certaines de celles qui étaient enflammées tombaient sur le toit de chaume de l'écurie ou sur une botte de paille et faisaient flamber les quatre coins de la cour.

— Guilwen ! Viens avec moi, fit Guillery en se tournant vers le jeune homme.

Ils se trouvaient au pied d'une petite tour qui menait au logis du chef des brigands. Arrivé en haut des marches, Guillery, essoufflé, s'agrippa à l'épaule de Guilwen. Leurs deux visages étaient très proches l'un de l'autre. Le jeune larbin sentait le souffle chaud et puant qui sortait de la bouche du vieil homme. Le regard de ce dernier était perçant et faisait froid dans le dos. Après quelques longues et difficiles respirations, le meneur malveillant souffla :

— Je vais te dire des choses qui doivent rester secrètes, mon petit. Il existe des vérités cachées, des légendes qui parlent pour vrai !

Les murs alentour vibraient sous les coups des assaillants. Guillery s'engouffra dans le logis. La pièce principale révélait les conditions de vie précaires au sein du château, refuge de fortune abandonné par des nobles d'un autre temps. Un lit miteux et des commodes grignotées par le temps étaient disposées sur un sol grinçant. La poussière se soulevait à chaque pas que les deux hommes faisaient. Guillaume Guillery se pencha sur un bureau sur lequel étaient posés une bougie, une plume et un vieux grimoire. Il ouvrit l'ouvrage et feuilleta les pages.

— Je suis très probablement le seul ici à savoir lire et écrire. Et heureusement pour moi, car cela m'a aidé. Ce que tu vois là, c'est le Livre du Cerf. Je l'ai dérobé il y a peu à un érudit, il m'avait vaguement expliqué le pouvoir de celui-ci. Il détient notamment une incantation que je vais devoir appliquer maintenant.

Le jeune homme écoutait son chef avec intérêt. Il ne comprenait pas tout et se rendit compte qu'il s'était mis à trembler. Incapable de s'en préoccuper, Guillery continuait de parler.

— Nous allons devoir faire un sacrifice à un dieu ancien. J'y crois pas trop à tout ça, mais c'est ma dernière chance.

— Un sacrifice, chef ? s'inquiéta Guilwen.

— Bouge pas ! ordonna Guillery.

Il agrippa un poignard qui était accroché à sa taille et empoigna la nuque de son larbin.

— J'ai déjà préparé la potion. Bois ça !

Il pencha la tête de Guilwen sur un gobelet en bois posé sur l'une des commodes. Le sous-fifre le prit et l'approcha de sa bouche. Sa main était parcourue de violents tremblements.

— Chef, s'il vous plaît ...

— Tais-toi et obéis ! Sinon je t'étouffe dans mon linge et je te jette aux cochons ! Promis, si tu fais ce que je te dis, il t'arrivera rien.

Guilwen but le liquide vert. Il avait un goût immonde et au moment où le pauvre jeune homme sentait qu'il allait tout vomir, Guillery le repoussa en arrière. Guilwen tomba sur le sol, fébrile. Le vieil homme l'attrapa, le remit sur ses pieds et avant même que l'autre ait eu le temps de reprendre son souffle, enfonça sa lame droit au cœur. Le jeune écarquilla grand les yeux, ouvrit la bouche, mais rien n'en sortit. Il s'écroula et le sang se mit à ruisseler quand Guillery retira son poignard. Une larme coula sur le visage doux mais crasseux de Guilwen. Il était mort, trahi par sa naïveté. Et surtout par Guillery, bien sûr, qui ne tremblait pas. Il plongea sa main dans la plaie dégorgeant de sang. Avec deux doigts, le bandit étala le liquide, duquel émanait une forte odeur de fer, sur son visage en un trait qui sécha quasi instantanément. Il décrocha un bois de cerf évidé qui trônait sur un mur et le remplit du sang de sa victime. Il but la totalité, déglutit le liquide visqueux et laissa échapper sa langue qui lécha ses lèvres dégoulinantes. Il sentit le sang couler dans sa gorge comme un élixir magique, soupira longuement, puis se décida à ressortir dans la cour.


Image en haut de page : Guillaume Guillery au 17ème siècle, sur heroforge.com

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