2 - Le Quatuor

Il y avait deux personnes, un homme et une femme, qui étaient assises face-à-face autour d'une longue et brillante table faite en chêne brut. Une vingtaine de sièges étaient inoccupés et l'ambiance semblait pesante, amplifiée par les teintes sombres, grisâtres même, des murs et la lumière basse et froide d'une seule ampoule au plafond. Les immenses fenêtres donnaient sur un paysage triste et monotone d'une grande ville sous une nuée de nuages qui laissait présager un futur orage nocturne.

— C'est tout ce qu'on a pour l'instant, commença l'homme, habillé d'un élégant costume gris et d'une cravate bleu-marine. Ses yeux verts étaient perçants et semblaient être la couleur qui dénotait parmi cette pièce terne.

— Rien d'autre ? renchérit la femme, coiffée d'un court chignon serré et vêtue d'une élégante robe blanche.

— Non. Je pense qu'il a laissé ces trois documents volontairement. Il voulait qu'on les retrouve, sans doute. Comme l'avait fait la fille, à l'époque.

— Je ne comprends pas ... S'il pensait vraiment qu'en nous laissant trouver ces papiers nous allions pouvoir les aider, pourquoi ne pas tout nous expliquer en une seule lettre ?

— Permettez-moi d'émettre une nouvelle fois une théorie.

— Faites donc ! s'empressa de dire la femme qui semblait intriguée par la volonté de l'homme de laisser traîner un certain suspens.

— Il avait en sa possession les vœux d'Elsa, et il s'inquiète de ne pas avoir de nouvelles des jeunes mariés. À mon avis, il ne fait pas confiance aux autres. Il a écrit sa lettre en cachette et a déchiré la page du manuscrit sans les consulter.

— Mais pourquoi ferait-il cela ?

— Souvenez-vous : « On ne peut faire confiance à personne dans cette histoire. Certains disent qu'on ne devrait même pas avoir confiance en nous même. Je vais vraiment finir par devenir fou ! », cita l'homme.

— C'étaient les dernières paroles qu'il nous ait dites ... Avant cette lettre.

— Oui.

— Il a peur, Gerald ... Ils ont tous peur.

— Oui.

— Pourtant, l'un d'entre eux sait qui sont les Ombres.

— Peut-être que les autres ont pu accéder à cette information, car le manuscrit doit contenir des explications.

— Et la chanson ?

— J'ai fait quelques recherches là-dessus. Je n'ai rien trouvé à part le fait qu'elle ait été reprise dans des fêtes populaires il y a longtemps. Maintenant elle est quasiment oubliée, ou utilisée comme comptine.

— Vous pensez que cela vaut le coup de s'y intéresser plus longuement ?

— Pour l'instant, non. Nous aviserons à ce sujet, quand Gwen nous aura laissé une autre lettre.

— S'il nous en laisse une ..., hésita la femme.

— Je n'ai pas de doutes là-dessus, dit l'homme d'un ton sûr et ferme. Merci Elizabeth. Je vous tiendrai très vite informée.

Les mots de Gerald annonçaient la fin de l'entrevue. La femme se leva de son siège. Elle sortit de la pièce sombre par une porte dérobée, cachée par la peinture du mur tandis que l'homme resta assis, à examiner les trois bouts de papiers qui engendraient alors une multitude de questions qui restaient, pour le moment, sans réponses. Il s'appelait Gerald Flame et était inspecteur à Scotland Yard, la police de Londres. Depuis quatre années que le commandant était sur cette affaire, ce qui paraissait d'ailleurs bien long, lui et les agents sous ses ordres travaillaient avec la police française sur place, en Bretagne. Lui-même n'y était allé que deux fois mais était en permanence en liaison avec le chef de la police locale. Lorsque la confrérie connue par ceux qui traquent les organisations criminelles comme «L'Ordre des Ombres» avait attaqué le lycée du coin, Scotland Yard avait été mis sur le coup également. Car, enfouie depuis très longtemps tout au fond des archives de la Metropolitan Police Service, une précédente enquête avait pour but de résoudre une série de crimes effrayants. Ceux-ci avaient été commis dans la capitale anglaise et ses alentours sur des lycéens britanniques à la fin du XXème siècle. Des crimes revendiqués dans une lettre adressée au Premier Ministre de l'époque, par un groupe appelé "Les Ombres de Londres" - "London's Shadows" en anglais. Lors de l'une de ces attaques, le dernier des lycéens ciblés avait même été tué. Interpol avait ensuite fait le rapprochement et ouvert l'enquête avec les polices britanniques et françaises. Gerald Flame était un homme brillant et soigneux vis-à-vis de sa carrière. En effet, il n'avait jamais hésité dans ses choix professionnels, tout comme le prouvait sa détermination à tout faire afin de réussir sa vie et son parcours d'enquêteur. Mais depuis quelques années, pour lui, tout avait changé. Il se disait évidemment qu'il devait résoudre, avec son équipe, le mystère qui planait autour de cette affaire. Cependant, son esprit était brouillé par le fait qu'il ne puisse répondre à quasiment aucune des intrigues que soulevait la situation. Et à bientôt quarante-et-un ans, Gerald commençait sérieusement à penser qu'une telle affaire pourrait faire de lui un ponte dans son milieu. Peut-être même lui ouvrir encore plus de voies et de succès. En effet, depuis le début de son enquête, l'homme s'était retrouvé fréquemment à parler devant les micros et les caméras des journalistes. Ses amis et collègues l'encourageaient à profiter de cette visibilité pour tenter de faire évoluer sa carrière. Mais ce n'était pas sa principale préoccupation. Il voulait d'abord tout comprendre, tout élucider. En se levant de son siège, il se dirigea vers l'unique porte non dérobée et dont l'encadrement argenté était gravé de multiples courbures élégantes, quoique également perturbantes. Il ferma les yeux, les rouvrit pour faire partir l'impression de tournis après avoir fixé son regard sur ces motifs trop longtemps. Il inspira profondément et ouvrit la porte. Un de ses agents l'attendait là, posté patiemment sur le côté, une jambe droite et l'autre repliée, le pied sur le mur. Quand la porte grinça, qu'un coup de tonnerre particulièrement bruyant résonna et que le commandant Flame apparut dans l'embrasure, Hannibal Chu sursauta et décolla son pied du mur en un quart de seconde. Il regarda son supérieur et, après une très courte hésitation, commença à parler en premier :

— Monsieur ...

— Commandant ! le coupa Flame.

— Commandant Flame ... Harmbudd est de retour de France.

— Vous savez Chu, ici si les bleus n'apprennent pas vite, ils ne font pas long feu, rétorqua le Commandant.

— Oui Monsi ... Commandant.

Gerald esquissa un sourire, avant de reprendre :

— Où est Harmbudd ?

— Dans l'open-space, Commandant. Il m'a dit d'aller vous prévenir de son retour.

— Vraiment ? Eh bien, Chu, vous n'êtes pas son larbin ! dit-il en rigolant.

— Il est plus gradé que moi.

— De peu et ce n'est pas une raison, il peut venir me voir de lui-même. Je vous rejoins dans quelques heures, j'ai fait une nuit blanche et je vais aller me reposer. Si vous avez besoin, mais seulement en cas d'extrême nécessité, je serai dans une des salles de repos.

— Bien, Commandant.

— Ah et le fait que l'inspecteur Harmbudd vous charrie ne signifie certainement pas un cas d'extrême nécessité, conclut le chef avec un regard malicieux.

Quelques heures plus tard, Flame se réveilla et, après s'être débarbouillé le visage, rejoint l'agent Chu à la salle de pause. Sans dire un mot, les deux hommes descendirent un grand escalier et se retrouvèrent dans un immense open-space surplombé par une coursive en métal, qui menait vers différentes portes. Tout l'espace inférieur était baigné par la lumière d'une longue verrière des quatre côtés de la pièce. Il était tôt et l'aube se levant sur Londres, les bureaux étaient éclairés par les couleurs du soleil matinal.

— Jo ! Comment vont les français ?

— Toujours aussi grincheux, tu sais. Un peu comme toi mais avec plus de vins dans le sang, répondit un grand homme aux cheveux blonds plaqués et aux yeux grisâtres.

— Très drôle, répliqua le supérieur pourtant sans esquisser le moindre sourire. Chu m'a dit que tu lui avais réservé un accueil chaleureux.

— Ouais, mon Commandant !

— On va faire un briefing de tes trouvailles. Chu, suivez Harmbudd il va vous indiquer les salles de réunion ... trouvez-en une de libre. Où est Vance?

— Elle finit un dossier sur des délits qui auraient pu être commis par les Ombres depuis les années quatre-vingt-dix.

— Je veux qu'elle soit avec vous autour d'une table dans cinq minutes. Je dois envoyer un mail à Elizabeth pour l'informer de ton retour. Elle était avec moi cette nuit, là-haut. Actuellement, elle est dans un train pour Paris.

— Black Sexy était ici et elle ne m'a pas attendu ? Je suis terriblement déçu, Gerald, ironisa l'inspecteur Harmbudd, avec des yeux pétillants.

— Qui est Black Sexy ? intervint l'inspecteur Chu.

— Elizabeth. Lassange. C'est l'envoyée des services secrets français. Nous travaillons ensemble. Elle est spécialiste des organisations criminelles de tous temps. C'est une femme intelligente et respectable qui ne mérite certainement pas un tel surnom, répondit Flame en insistant sur ces derniers mots de manière glaciale.

Harmbudd sourit et les deux agents quittèrent l'open-space en silence. Gerald Flame les rejoignit quelques minutes plus tard à l'étage de la coursive, dans une petite salle dont les seuls meubles étaient cinq chaises et une table ronde couleur taupe. Une femme accompagnait les agents Harmbudd et Chu. Les cheveux longs et châtains, elle semblait très décontractée et fixait avec intérêt son supérieur qui prit la parole avant qu'aucun des membres de son équipe ne puisse le faire :

— Bien ! Harmbudd je veux que tu nous fasses un rapport de ton séjour en France.

— Ok, chef ! Alors ...

— Excuse-moi, reprit leur patron en agitant une main vers son agent. Sois concis s'il te plaît. Nous lirons chacun de notre côté ton compte-rendu en détail mais pour l'instant nous devons nous dépêcher.

Jo Harmbudd n'aimait pas la façon dont leur commandant leur coupait la parole, mais hocha la tête de manière approbative et continua :

— Donc, j'ai fait des recherches complémentaires à la bibliothèque de la grande ville du coin, Riedones, et j'ai trouvé un rayon sur la culture populaire de la région. On sait déjà que c'est une zone lourde de légendes et mythes en tous genres. Tous plus horribles et sanglants les uns que les autres, d'ailleurs. L'attaque du lycée, il y a quatre ans, s'inspire d'une sorte de mélange de ces histoires ... ainsi que tout ce qui a suivi. Ce sont soit des adorateurs qui croient que ce qui se passe dans les mythes arrive dans la réalité, mais il nous reste encore à déterminer pourquoi ils ont choisi de s'attaquer à ces gamins précisément, soit ...

Le groupe le fixa un moment avant que l'inspectrice Vance ne demande :

— Soit ? Soit tes phrases sont trop longues et tu devrais reprendre ton souffle de temps en temps ?

— Non. Soit ces choses se produisent pour de vrai.

— Quoi ? C'est totalement absurde Jonathan ! Même venant de toi ! s'écria Vance.

— Laisse-le terminer son argumentation, dit sèchement Flame. Ce dernier tourna son regard vers Harmbudd, plissa les yeux comme si lui-même essayait de déterminer si ce que son agent venait de supposer était une blague ou non.

— C'est une hypothèse sérieuse ?

— Et bien, beaucoup de locaux croient ou en tout cas ne rejettent pas totalement l'idée de croire en ces histoires. Même si la magie ou les monstres s'y mêlent. Il y a beaucoup d'éléments troublants, vous devez l'avouer. Comment est mort le professeur ? Comment interpréter tous les propos de Gwen à propos de ce qu'il a vu dans la forêt ? Comment les Ombres arrivent-ils à nous échapper et à faire le tour de la région sans qu'on les voit ? Qui est cet homme qui a l'air tout droit sorti du XVIIème siècle ? Pourquoi les soldats français n'ont pu pénétrer dans l'enceinte du lycée ? Où est le propriétaire de Dunnottar ? Je suis sûr que cet homme sait tout.

Il prit une courte pause, puis reprit :

— Il est difficile de faire la part des choses. Certaines histoires celtes sont liées à des faits très anciens, d'autres sont des réécritures chrétiennes datant du Moyen-Age à partir des contes bretons. Il existe aussi des interprétations modernes sur des faits d'armes extrapolés. Un mélange de celtique, de néolithique, de cycle arthurien ... Mais si tout ça n'était en fait qu'une seule et même continuité ?

Un silence gênant s'installa dans la pièce. Flame regardait Jo l'air songeur, Vance dévisageait son patron en fronçant les sourcils, Jo alternait son regard entre ses deux collègues. Mais l'agent Chu, qui n'avait pas encore parlé, lui, fixait la table, la tête baissée. Soudain, il écarquilla les yeux et ouvrit la bouche :

— Heu, commença-t-il en hésitant. J'ai une théorie.

— Le bleu se réveille ... sourit Vance.

— Vraiment ? Nous vous écoutons, Chu.

— Peut-être que ces lycéens étaient liés d'une quelconque façon aux Ombres. Ces derniers auraient donc voulu les tester en faisant jouer les anciennes histoires. Mais c'était simplement pour les effrayer, les torturer. Les lycéens détenaient sans doute un secret ou une chose que convoitaient les Ombres.

Les trois autres autour de la table semblaient passionnés par son discours. Ce qui lui donna l'assurance nécessaire pour continuer.

— Ils se sont servis des mythes de la région pour asseoir le mystère autour de leur organisation, tout en récoltant l'information ou l'objet ... ou quoi que ce soit dont ils avaient besoin.

— Mais pourquoi poursuivre ensuite les gamins ? Pendant quatre ans ! intervint Vance.

— Peut-être qu'ils n'avaient pas réussi ...

— Ils les ont persécutés, souligna Flame.

Chu prit un moment pour réfléchir et parla lentement, comme si sur toutes les lettres de tous les mots qu'il disait, se trouvait un détonateur qui pouvait se déclencher s'il se trompait.

— Ils les ont manipulés. Ils ont torturé leurs âmes, leurs esprits et les ont retournés. Ils les ont montés les uns contre les autres. Un lavage de cerveau qui leur a fait croire en toutes ces histoires surnaturelles. Il n'y en a sûrement qu'un qui détient ce secret ! Ils voulaient savoir lequel et ils ont donc déclenché une rixe entre eux en leur disant que l'un d'entre eux pouvait arrêter leur calvaire. Comme les Ombres eux-mêmes ne trouvaient rien, ils ont poussé ces pauvres enfants à trouver eux-mêmes qui c'était.

— Le bleu, tu me donnes des frissons ! Il ne reste plus qu'à trouver nous aussi, avec pas mal de retard, qui détient la « clé du savoir » ! dit Vance en faisant des guillemets avec ses doigts.

Gerald Flame se leva, les regarda tous un par un et déclara :

— Je sais qui c'est.


Artiste de l'image en haut de page : sylfvr

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