17 - Fugues

Ellen était figée ; son ami Sacha venait de faire irruption dans la salle de classe où la plupart des élèves étaient réunis. Aux côtés de Camille et Elsa, le jeune couple, et de Louis Dumarquis, le garçon musclé, elle avait assisté à cette scène surréaliste. Ils avaient bel et bien entendu un bruit sourd qui les avait tous fait sursauter et, désormais, elle en avait la confirmation, c'était un coup de feu. Gwen était mort. La phrase de Sacha résonnait encore dans sa tête. L'annonce avait eu l'effet d'un boulet de canon sur tous les jeunes présents dans la pièce. Chaque élève réagissait différemment, entre larmes et effroi. Cependant, ils n'étaient pas les seuls à afficher des mines grises, car même les miliciens, qui avaient retiré leurs masques, semblaient choqués par la nouvelle, se regardant et murmurant, sans se soucier des regards des élèves. Ellen, encore muette, en déduisit qu'ils n'étaient pas au courant de cette potentielle issue. Elle entendait et sentait ses amis s'agiter et parler vivement à côté, sans vraiment les écouter. Une image lui vint à l'esprit, celle de Gwen allongé au sol, inerte. Un frisson parcourut son échine et la sortit de sa stupeur. Elle se tourna brusquement vers les trois autres et murmura :

— Il faut qu'on retrouve Sacha et Damien.

Son ton était étonnamment calme mais, en son for intérieur, elle avait envie de hurler. Ses amis se turent instantanément, surpris tout autant qu'elle par sa voix posée.

— On ne sait pas ce qu'ils ont fait d'eux, fit remarquer Camille en tremblant.

— C'est vrai, ajouta Elsa, séchant ses larmes. Peut-être qu'ils les ont tués aussi.

— On ne sait pas ce qu'ils ont fait d'eux, fit remarquer Camille en tremblant.

— C'est vrai, ajouta Elsa, séchant ses larmes. Peut-être qu'ils les ont tués aussi. Peut-être qu'ils vont tous nous buter !

Elle s'effondra en pleurs sur son petit-ami. Un silence s'installa à nouveau, alors qu'Ellen réfléchissait à un plan d'action. C'était ce qui semblait la faire tenir, face à

cette succession de malheurs. Elle ne connaissait aucune sortie secrète pour fuir l'école et, même s'il en existait une, elle se dit qu'elle devait sûrement être surveillée. Louis brisa le silence et rompit ses pensées.

— Est-ce que vous savez où ils ont emmené Damien ?

Tous firent non de la tête. Moira et Guillery discutaient à nouveau à voix basse.

La rousse ténébreuse tourna la tête et regarda intensément Ellen. Celle-ci, dans un regain de courage, refusa de baisser les yeux. Elle n'aurait su dire ce qui l'aidait à garder la tête froide à ce moment précis. Elle n'était pourtant pas une rebelle et, jusqu'à ce jour, restait sage et réfléchie. Mais tout avait changé, leurs vies avaient pris un virage serré et, elle le savait, jamais ils ne pourraient revenir en arrière. Son ventre gargouillait bruyamment ; elle n'était pas la seule à avoir faim, d'après les murmures qu'elle percevait dans la classe. Ils s'endormirent de fatigue, les uns après les autres, malgré l'angoisse et l'intense tristesse ; ils étaient tous affaiblis et fébriles.

Camille serrait fortement Elsa contre lui, espérant dégager un peu de chaleur réconfortante pour que sa petite amie arrête de trembler. Il savait pourtant pertinemment que ce n'était pas le froid qui la faisait claquer des dents ; comme tous les autres, elle était à bout de nerfs. La nuit fut courte pour Ellen qui se réveilla alors que le soleil brillait à peine. Guillery et Lemony n'avaient pas dormi dans la salle de classe qui avait vu se relayer les miliciens. Une agitation soudaine se fit entendre depuis le couloir. Ellen fit semblant de dormir et ferma à moitié ses paupières. Moira entra, suivie de plusieurs mercenaires et affichant une mine énervée.

— Il l'a aidé à s'enfuir ? Mais c'est qui ce salaud ? Trouvez son nom et ramenez-moi son corps criblé de balles !

Elle s'affala dans le fauteuil du professeur Arche et croisa les bras, l'air renfrognée. Guillery se présenta quelques dizaines de minutes plus tard, un peu plus crasseux que la veille. Puis, un milicien ramena Maeve auprès de ses camarades. Beaucoup sursautèrent et se serrèrent entre eux en la voyant entrer dans la pièce. Ellen, Camille et Elsa auraient voulu se lever et la harceler de questions, savoir ce qu'il s'était réellement passé. C'étant sans compter sur la ruse de Moira qui se posta entre eux et la jeune fille toujours sanglotant. Elle s'assit dans un coin et marmonna.

— Je ... j'ai soif.

Elle implorait le sbire masqué, qui regarda silencieusement Guillery.

— Qu'est-ce qu'elle baragouine celle-là ? demanda le brigand.

Toute l'assemblée fut étonnée d'entendre Louis répondre, à la place de Moira ou même du garde.

— Elle veut boire, lâcha-t-il de sa voix presque aussi bourrue que celle de Guillery. Et on a tous faim !

La rouquine fut la première à réagir. Elle lui infligea un coup de matraque télescopique dans une épaule. Louis gémit mais serra les dents pour ne pas trop montrer la douleur qu'elle lui avait infligée.

— Tu n'as pas encore reçu assez de coups comme ça ? cracha-t-elle, se penchant et approchant son visage de celui du garçon.

— Attends Moira, l'interrompit son acolyte. Il a l'air bien bâti ce petit effronté. Il va venir avec moi, on va aller chercher de quoi grailler un peu. On en a déjà tué plusieurs, j'ai pas envie que Romina nous reproche d'avoir liquidé tous les rejetons juste à cause de ça.

La femme en cuir se releva et s'avança vers lui. Elle inclina la tête, surprise, le visage fermé.

— Depuis quand le grand et furieux Guillery a peur de Romina et a de la pitié pour ces gosses ? l'interrogea-t-elle d'un ton mièvre.

Le bandit sourit et dit simplement :

— Bon d'accord, sale inquisitrice, en fait je crève de faim moi aussi !


***

Alice Blanco, troublée par la visite inattendue de Romina Swell, entreprit de quitter sa maison en cachette pour retrouver la cheffe des Ombres. Elle attendit que ses parents se soient endormis pour prendre la clé de la voiture de sa mère et rouler dans la nuit jusqu'à la fameuse église du Graal. Elle ressentait une grosse boule au ventre et grimaçait de temps à autre lorsque la voiture passait sur un ralentisseur. Des bleus étaient apparus sur ses cuisses, comme si elle avait besoin d'une marque physique pour lui rappeler l'horreur vécue lors du week-end. La femme lui avait promis sa vengeance, et c'est tout ce qui la tenait éveillée en cette soirée embrumée. Elle se méfiait encore de l'inconnue, se disant pourtant qu'elle ne pourrait vivre pire que ces derniers jours. Selon elle, ses amis l'avaient délaissée, alors elle ne voulait plus les voir, malgré qu'une partie d'elle savait parfaitement qu'ils n'étaient pas responsables. Elle ressentait un éventail d'émotions, celles-ci se bousculaient et l'envahissaient depuis des heures, allant de la tristesse à la peur, en passant bien sûr par la colère.

Cet afflux la faisait changer, lui donnait des pensées qu'elles n'avait jamais eu auparavant, des envies terribles qui faisaient d'elle une nouvelle personne. Elle essayait de refouler loin dans son esprit ce qu'il se passait au lycée. Si ce monde était si égoïste, si individualiste, si cruel, alors elle décidait de l'être tout autant. Alice s'engagea sur la route de Benion, passa devant l'entrée sud de la cité scolaire, où s'agglutinaient des fourgons de médias aux grandes paraboles, des blindés de l'armée française et des ambulances aux gyrophares aveuglants. Elle ralentit légèrement, jetant un regard froid aux individus amassés devant le portail. Une fois passée par le bourg de Benion, elle tourna en direction de Campénéac, puis vers la Vallée de Gurvant. Elle n'était pas très rassurée à l'idée de conduire dans la forêt en pleine nuit ; les sangliers et les chouettes pouvaient follement traverser juste devant ses phares.

Elle s'apprêtait à sursauter à la moindre silhouette qui passait devant ses yeux fatigués, entre les arbres aux branches courbées et insolites ou encore les panneaux au loin ressemblant à des noctambules inquiétants. Les courbures de la route étaient souvent raides et le béton fortement abîmé sur l'axe qui la menait jusqu'à Tréhorenteuc. Alice se gara au bord d'une ruelle, entre deux maisons de pierres typiques. Le village était extrêmement silencieux, bien différent à cette heure-ci et en cette saison que lorsque les touristes affluaient l'été pour se promener et découvrir les légendes de Brocéliande. Remontant une petite allée, elle arriva devant l'église du Graal, traversa un petit parvis au milieu duquel était dressée la statue en bronze de l'abbé Gillard, fondateur du lieu, posée sur un grand schiste. La lueur de la lune conférait un aspect mystique à l'homme de foi en métal poli.

Sous les rayons crépusculaires, sa toge semblait flotter au-dessus de la tête de la jeune fille. Elle s'abrita sous le porche et poussa la porte en bois rouge et détrempé. Au-dessus, était apposée une inscription : "La porte est en dedans". A sa grande surprise, celle-ci s'ouvrit sans peine ; elle n'avait pas été verrouillée et laissa la lycéenne pénétrer dans la petite nef, accompagnée d'un grincement peu rassurant. L'intérieur était éclairé par une centaine de bougies allumées depuis peu, d'après la courte avancée de l'écoulement de la cire. De très nombreuses représentations et icônes étaient disposées de part et d'autre de l'église et des tableaux très colorés étaient accrochés aux murs.

La sublime voûte en coque de bateau semblait récemment rénovée. Alice avança entre la dizaine de rangées de bancs, émerveillée par l'éclat des différentes mosaïques et des vitraux représentant le Christ, les chevaliers de la Table Ronde, la nature et la forêt avoisinante. Elle se retourna pour admirer l'impressionnante œuvre sur le mur du fond. L'assemblage carrelé représentait un cerf blanc, la fontaine de Barenton et quatre lions. Elle fut soudainement émue par la beauté de l'ouvrage, même dans cette nuit froide et cette ambiance austère.

Des pas se firent entendre derrière elle ; en se retournant, elle vit Romina Swell dans la pénombre passer par une petite ouverture à gauche de l'autel. Elle portait le même ensemble élégant bleuté que dans la journée et ses fameux gants de velours. Un grand chapeau rond et violet lui couvrait les cheveux, aussi inutile dans le noir de cette nuit froide que des moufles en pleine canicule. Le style et l'élégance étaient importants pour elle, même en pleine forêt ; l'impression était un facteur essentiel de son pouvoir de persuasion. Quand elle leva la tête, elle vit une Alice légèrement recroquevillée et inquiète, qui venait de sursauter lors de son apparition.

— Je savais que tu viendrais, dit l'Ombre en chef. C'est bien.

— J'ai un peu hésité, mais pas très longtemps. C'était soit ça, soit rester à me morfondre chez moi.

— Tu as pris la bonne décision. Nous avons besoin de personnes déterminées dans ton genre.

— Vous m'avez promis une vengeance ...

— Ne t'inquiète pas, ma belle, elle viendra. Je te prévois une belle surprise.

Alice fronça les sourcils, intriguée. La femme possédait une aura de mystère permanente et parlait d'une voix lente, avec un ton qu'on conférerait à une prophétesse antique.

— Qu'est-ce que c'est ?

Romina sourit et s'approcha de la jeune fille qui tenta de rester impassible. A travers un vitrail, la lune éclairait son visage, lui donnant un air grisâtre, comme une statue de marbre. Elle plongea une main dans la poche de son veston. Alice écarquilla les yeux, recula et se demanda si elle ne venait pas de tomber dans un stupide piège. Cependant, de sa poche, elle ne sortit aucune arme, mais plutôt son téléphone. Elle l'alluma et le montra à sa jeune recrue. A l'écran s'affichait une vidéo qui diffusait, en direct sur le portable, ce qu'il se passait dans une petite pièce sombre et lugubre ; Alice déduisit rapidement qu'il s'agissait d'une cave. Un homme y était assis sur une chaise, pieds et poings liés, un ruban sur les yeux. Alfred, le surveillant du lycée, se contorsionnait pour essayer de se libérer, en vain.

— Tu vois, exulta Romina. Je pense à tout !

Elle passa devant l'adolescente quelque peu abasourdie et sortit de l'église par la porte rouge.

— Heu ... quoi ? Mais attendez !

Alice la suivit d'un pas rapide. La femme se tenait face à la sculpture de l'abbé.

— Vous l'avez kidnappé ?

— Les gendarmes allaient l'arrêter pour l'interroger suite à ta plainte. Nous avons été plus rapides qu'eux, tout simplement.

— Mais on ne peut pas se faire justice soi-même, dit Alice avant de se rendre compte que ce qu'elle venait de dire ne la satisfaisait pas du tout. Se venger était tout ce qu'elle souhaitait et si Romina pouvait l'aider et pensait y arriver mieux que les autorités, alors elle la suivrait. Elle laissa dans un coin enfoui de son esprit le mal que pouvaient faire les Ombres à ses amis. Elle en était bien loin. Dans la journée, elle lui avait confié chercher une personne en particulier. Alice voulait alors devenir celle qui surpasserait les attentes de Swell. Elle souhaitait à tout prix libérer la lionne qui rugissait en elle, le monstre dans la pénombre qui réclamait justice. Et s'il fallait pour cela passer sur ses camarades de classe, elle n'hésiterait pas. Son âme brisée ne pourrait se réparer, selon elle, que dans la fureur. Romina remarqua que sa petite protégée était plongée dans une intense réflexion et ne réagit pas. Elle avait réussi à semer une petite graine qui était en train de germer dans la cervelle et le cœur meurtri d'Alice. Manipuler était sa spécialité ; elle l'avait utilisée avec talent pour accéder à ce poste convoité dans l'organisation des Ombres.

— Cet homme nous a toujours échappé, dit-elle en changeant de sujet et pointant un index vers l'abbé en bronze. Il percevait sa religion comme personne ne l'a perçue avant lui ; mêlant christianisme, mythes du cycle arthurien et légendes païennes de Brocéliande. Son regard si perçant, derrière ces petites lunettes rondes, est perdu au-delà de la cime des arbres, dirigé vers la vallée où, jadis, Pascweten et Gurvant se sont livrés à une terrible bataille. Ce jour maudit où les Adorateurs de Cernunnos se sont divisés, engendrant, lors du Grand Schisme, deux grandes familles : Les Ombres, et la Compagnie. Beaucoup disent que nous sommes les méchants. On nous a affublés de nombreux noms. Barbares, hérétiques, païens indignes au Moyen-âge, sorcières, monstres, témoins occultes à la Renaissance, terroristes aujourd'hui. La vérité, c'est que nous sommes les seuls à vouloir préserver la planète, la nature et les traditions grâce aux savoirs anciens. Nous devons faire front, face aux hommes modernes à cause desquels des lieux comme Brocéliande ont perdu de leur superbe et leur magie. Des moralisateurs hypocrites, enchaînés à des croyances libérales et à des sermons qui transforment les gens en machines. Nous souhaitons seulement libérer l'humanité de ses tares.

Alice fixait Romina, envoûtée. Elle buvait ses paroles ; la verve de la femme était un puissant maléfice.

— Les hommes sont devenus des géants avant d'avoir mérité d'être des hommes. Les êtres puissants, comme Cernunnos, le Maître Cornu, nous aideront dans notre tâche. Et si pour le réveiller de son long sommeil, nous devons user de méthodes ... non conventionnelles, alors nous sommes prêts. Et ce, depuis plus d'un millénaire. Alors certes, grâce au sacrifice du Kentan, nous serons récompensés par la puissance, la gloire et la vie éternelle. Mais nous les aurons bien méritées ! Je vais te conduire au Manoir du Houx, où se trouve notre quartier général de cette région. Tu pourras t'instruire sur tout ce passé. Tu es des nôtres maintenant.


***

Ellen, Elsa, Camille et Louis marchaient en file indienne, attachés autour de la taille et reliés les uns aux autres par une longue corde. Devant eux, Guillery en serrait l'extrémité dans sa forte poigne, comme s'il les tenait en laisse. En queue de cortège, deux mercenaires discutaient et comparaient joyeusement leurs armes. Ils venaient de remplir de nourriture de grands gris contenants en plastique, d'habitude utilisés par les employés de la cantine. Ils étaient sur le chemin du retour, entre le bâtiment des salles de mathématiques, des laboratoires de technologie et de la bibliothèque et celui du réfectoire. Ils allaient bientôt retrouver les autres, miliciens et otages. En longeant le rez-de-chaussée aux fenêtres grises, ils arrivèrent face au grillage d'enceinte de l'école. Ellen avait énormément de mal à soulever sa charge. Petite et frêle, bien que toujours déterminée, elle ne faisait pas le poids à côté de la musculature de Louis et du mètre quatre-vingt de Camille.

Elsa aussi était plutôt grande et, sans vraiment d'explication, avait un bac moins lourd à porter. Ellen trébucha et ne réussit pas à se maintenir debout. Elle fit tomber tous les petits pains sur le béton mouillé. Les trois autres durent se cramponner à la corde pour ne pas chuter à leur tour. Elle n'en pouvait plus, était au bout de ses forces. Guillery s'approcha, énervé et donna des coups de pieds aux petites boules, les faisant rouler à l'autre bout de la cour. L'écolière, véritablement terrifiée pour la première fois, ferma ses yeux, les paupières serrées, attendant une éventuelle punition de la part du brigand. Soudain, elle pensa à Margot ; elle devait la retrouver, mais se dit qu'elle n'y arriverait jamais. Elle vit son visage avec clarté et précision, comme si ce dernier se trouvait devant ses yeux. La fée semblait la voir, elle aussi. Elle entendit son nom, chuchoté à ses oreilles. Le son était limpide, Ellen crut qu'elle était juste à côté d'elle ; mais ce n'était pas le cas.

Elle rouvrit les yeux, comprenant que Guillery ne l'avait pas touchée, sans savoir pourquoi. Elle tourna la tête et vit qu'il s'était arrêté dans son élan, interpellé par tout autre chose. Des renforts arrivaient, d'autres Ombres accouraient tout autour d'eux. En opposition à eux et de l'autre côté du barbelé, d'autres hommes les tenaient en joue. Ceux-ci portaient des treillis et des casques verts et contrairement aux miliciens, leurs visages n'étaient pas recouverts par des masques. Ellen comprit qu'il s'agissait de soldats de l'armée de terre et une larme d'espoir coula sur son visage. Elle ressentit un puissant sentiment de soulagement, qui disparut pourtant, aussi rapidement qu'il était monté en elle quand elle vit les militaires s'évanouir en un instant. Leurs corps glissaient mollement jusqu'à toucher l'herbe et la mousse.

Pourtant, aucun gaz, aucune arme chimique n'était perceptible. Sidérés par ce qu'ils voyaient, les adolescents et Guillery s'aperçurent que les Ombres aussi étaient victimes d'un étrange comportement ; ils commençaient à se figer. Ceux qui couraient avançaient désormais au ralenti, une femme tenta de parler mais les sons qui sortaient de sa bouche étaient incompréhensibles tellement leur rythme diminuait à chaque seconde. Puis, tous se paralysèrent, tels des mannequins hors du temps. Jean-Louis l'écureuil assistait à toute la scène, caché derrière une souche.

Quand il sentit les monstres qui venaient, ses poils se hérissèrent et lâcha la précieuse noisette qu'il avait entre les dents. Il aurait dû rejoindre ses semblables dans leur cachette pour l'hibernation ; mais ce n'était pas le moment, il avait bien d'autres choses à faire. Encore apeuré, il gambada dans la cour en passant entre les jambes d'Elsa, qui sursauta. Guillery était abasourdi et regarda les jeunes avec stupeur, comme s'ils allaient lui donner une explication. Des grognements retentirent entre les arbres. Il essaya de percevoir ce qui approchait, mais la brume cachait désormais le moindre individu de l'autre côté de la clôture. Quand elle comprit ce qui était en train d'arriver, Ellen eut enfin un sourire, mêlé à une étonnante expression de victoire.


***

Margot était au bas de la tour, dans son Royaume Caché, contemplant de jeunes faunes. Ils dansaient gaiement alors qu'un korrigan jouait d'une flûte en bois. Assistée de ses deux gardes massifs aux fronts cornus, elle ressassait l'entrevue qu'elle avait eue avec Romina Swell quelques heures plus tôt. Le destin des habitants de Brocéliande, êtres de la Forêt, humains, animaux, était en train de basculer et elle était bien décidée à être une actrice essentielle dans ce bouleversement. Brusquement étourdie, elle fut rattrapée avant de tomber au sol. Elle ne comprenait pas ce qu'il se passait. Elle n'était jamais sujette à des malaises ou ce genre de faiblesses du monde des hommes. Sa vision était trouble, les danseurs s'effaçaient peu à peu à ses yeux. Un visage apparut ; familier, jeune, fatigué aussi. Elle prononça un nom, dans un souffle et d'une voix cristalline, surnaturelle : Ellen. Elle reprit ses esprits et se précipita vers une petite cabane en chaume. Derrière elle, la musique s'arrêta et les créatures se turent. Elle ouvrit une immense porte avec fracas.

— Kinoz ! Bleiz ! Sortez de l'obscurité, l'heure est venue pour nous de rentrer dans la bataille.

D'immenses bêtes approchèrent et se révélèrent à la lueur des deux soleils. Leurs mâchoires dégoulinantes, les grands loups noirs se postèrent de chaque côté de la fée. L'un avait les yeux verts et des griffes jaunâtres, l'autre affichait des cernes brillantes et le bout des pattes bleutées. Ce dernier se cambra, laissant Margot le chevaucher et, dans un cri d'exhortation, elle les lança au galop.


***

La corde chauffa, devint incandescente jusqu'à brûler légèrement les hanches des lycéens qui grincèrent des dents à cause de la légère douleur. Elle s'effila, céda et se disloqua en une centaine de morceaux. Margot ordonna à Kinoz de bondir par-dessus le grillage et Bleiz fit de même, avant de se poster entre Guillery et les jeunes, grognant férocement contre le bandit. La fée descendit du loup et s'avança vers lui, satisfaite de sa mine déconfite et de le voir reculer de quelques pas. Il heurta un homme masqué qui bascula contre le sol humide, toujours aussi raide.

— C'est impossible ! Romina a dit que personne ne pouvait entrer dans ...

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Margot l'attrapa par le col et le souleva,

comme s'il n'était qu'une vulgaire poussière. Louis, dont les yeux étaient exorbités, ouvrit grand la bouche, l'air béat.

— C'est qui, elle ? demanda-t-il à voix basse à Ellen.

— C'est une ... une fée, répondit-elle simplement. C'est elle que j'ai vue quand j'étais en train de planer. Elle existe pour de vrai.

Elle-même semblait étonnée de la voir dans son lycée, hors du Royaume dans lequel elles s'étaient retrouvées. Elle pensait jusqu'ici avoir probablement rêvé, halluciné. Mais tout devenait si réel, maintenant que la femme légendaire était face à Guillery.

— Je ne savais pas que les fées étaient aussi bad-ass ! lâcha Louis.

Ignorant les messes basses, Margot ne faiblissait pas, maintenant l'homme au-dessus de sa tête. Celui-ci avait perdu son assurance et sa gouaille.

— Romina raconte beaucoup de choses, lui souffla-t-elle. Je suis certaine qu'elle savait que cette barrière d'ondes ne fonctionnerait pas sur moi, ni son maléfice d'Ogmios. Il s'agit d'un cousin éloigné résidant à Sidh, un paradis dans lequel tu ne seras jamais convié, brigand ! Je ne peux pas être affectée par son pouvoir d'éloquence guerrière. Je ne suis pas une humaine inférieure et fade, comme vous. Je suis Margot, Mère des Bois et Meneuse des Loups de l'Ouest. Et aucun vaurien ne se mettra entre moi et le Kentan !

Elle le projeta contre le bâtiment et il se releva avec difficulté. Tous les individus autour commençaient à retrouver l'usage de leurs membres et à pouvoir bouger de plus en plus rapidement. Les militaires de Coëtquidan ne s'étaient pas encore réveillés, mais ce n'était plus qu'une question de secondes.

— Montez sur Bleiz ! ordonna Margot aux jeunes. Viens derrière moi, Ellen.

Ils s'exécutèrent, cependant Guillery venait de revenir à leur hauteur et attrapa la manche de Louis, qui ne réussit pas à chevaucher l'énorme loup. Il le tira et le poussa vers ses acolytes, qui le récupérèrent et le traînèrent vers le bâtiment.

— Non ! Louis ! hurla Ellen alors que le lycéen vociférait des insultes envers les Ombres qui le malmenaient.

Kinoz et Bleiz sautèrent à nouveau pour franchir l'enceinte. Camille et Elsa s'agrippèrent aux poils drus pour éviter de basculer en arrière. Ils filaient entre les arbres quand Margot se retourna et vit que Guillaume Guillery grimpait au grillage pour les poursuivre.


***

Il ouvrit les yeux en se contorsionnant pour tenter de se mettre debout. Son dos lui faisait mal. Il se rendit compte qu'il était couché sur une grosse pierre suintante. Venant de reprendre connaissance, il ne savait pas où il était. Il examina les environs, mais tout se ressemblait. Des arbres à perte de vue. Il tenta de se souvenir. Des cris, des pleurs, une femme rousse. Guillery, aussi. Celui de la chanson, celui qui devrait être mort depuis plusieurs siècles. Et puis, il se rappela le pistolet, le coup de feu et la douleur. Mais c'était loin tout ça, désormais. Tout ce qui comptait, c'était qu'il était en vie.

Car Gwen Chton était en vie.


Image en haut de page : Gwen perdu dans la forêt

Artiste : sylfvr

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