XXXI

Avant de reprendre le train, je me rendis à l'adresse indiquée par la pancarte : celle d'un homme de loi chargé de la transaction. La somme réclamée me parut dérisoire par rapport à la valeur du domaine, mais le notaire souligna le nombre important des réparations.

— Vous ne ferez pas une bonne affaire, m'assura-t-il. Personne ne veut de cette ruine.

C'était justement sur cela que je comptais.


L'été fuyait. Le matin, la brume mettait plus longtemps à se dissiper et le soir, le brouillard se levait avant six heures du soir. Le restant de la journée était lumineux, avec des teintes plus douces et des ombres plus allongées. Je ne passais pas devant les locaux du Monday Chronicle sans un serrement de cœur. L'espoir absurde que le courrier des lecteurs réclamerait mes articles à cor et à cri s'était éteint. Et au Covent Garden, Don Juan avait fait place à un autre opéra. Isolda ne figurait pas dans la distribution. Selon ses collègues, elle se trouvait à Bath pour une période indéterminée. L'un d'eux l'avait vu monter en voiture avec une grande quantité de bagages. Ce détail m'aurait chagriné si je n'avais poursuivi un but précis. Le compte à rebours était entamé. Dans six mois jour pour jour, Holly Farm m'appartiendrait. Pour Rosalind, c'était plus difficile. Elle n'avait donné aucun signe de vie depuis son retour. Aussi m'étais-je résolu à venir aux nouvelles.

À peine remarquai-je le véhicule stationnant le long du trottoir. Il en circulait tant à Londres qu'on n'y faisait plus attention. Henley me signala qu'un visiteur attendait au salon.

— Pour Miss Véra, précisa-t-il. Erna est montée l'avertir, mais elle n'a pas fini de s'habiller. Si vous pouviez vous occuper de ce gentleman...

— Mrs James n'est pas là ?

— Non. Mr Gardiner a été victime d'une attaque d'apoplexie. Mrs James est là-bas avec Miss Alice.

Le père de Rosalind n'était pour moi qu'un nom. En attendant, j'avais la clé du silence persistant de sa fille. Rassuré, je m'acheminai vers le salon, me demandant à quoi ressemblait le gentleman en question. Avec Véra, on pouvait s'attendre à tout. De lui, j'aperçus d'abord une nuque d'un blond pâle et une paire d'épaules émergeant du dossier d'un fauteuil.

— Bonjour, Sir, dis-je. Je suis Walter Davis, le cousin de Véra.

La politesse eût voulu qu'il se levât pour me saluer, mais il se borna à tourner la tête dans ma direction. Une fort belle tête aux traits aristocratiques, en contradiction avec son apparente ignorance des usages. Des cheveux d'une nuance platine, une fine moustache argentée, une peau presque translucide à force d'être blanche. Même ses yeux fixés sur moi avec une expression amicale présentaient un caractère incolore. Ce physique étrange rendait son âge difficile à déterminer. Je lui donnais entre trente et quarante ans.

— Enchanté de vous connaître, déclara-t-il. Je m'appelle Charles Larston : lord Larston.

Ce Larston n'avait rien de l'imbécile titré moqué par ma cousine. Il ne bougeait toujours pas d'un pouce. Je contournai donc le fauteuil pour me trouver face à lui. Son visage étroit, aux joues creuses et aux pommettes proéminentes s'éclaira d'un sourire réservé. Une main longue et fine, aussi transparente que le reste de sa personne se tendit vers moi. Une chevalière armoriée en ornait l'annulaire.

— Ainsi, vous êtes Walter, dit-il. Véra me parle souvent de vous.

— En bien, j'espère. Elle est impardonnable de vous faire languir. Il est un peu tôt pour le thé. Je peux vous proposer un whisky ou un brandy.

— Merci, je ne bois pas d'alcool.

Je m'assis sur le fauteuil inoccupé et tâchai d'entretenir la conversation.

— Vivez-vous à Londres, Sir ?

— Non, près d'Edimbourg, mais je songe à acquérir une maison dans la capitale.

— L'immobilier est cher, surtout les abords du parc qui sont très cotés.

— L'argent n'est pas un problème pour moi, lâcha-t-il négligemment.

J'aurais dû m'en douter, vu la chevalière, la montre et son costume bien coupé à fines rayures gris clair et gris foncé auquel s'harmonisait une pochette assortie. Véra n'aurait pas convié un sans le sou dans la maison de son grand-père. J'eus une brève pensée pour Andrew Paxton dont cet homme-là était la parfaite antithèse.

— Véra a offert de m'aider dans mes recherches, poursuivit Larston– il jeta un bref coup d'œil à la montre en argent étalée sur son gilet broché –. Nous avions rendez-vous à trois heures.

— À mon avis, elle se pomponne. Ah ! Les femmes ! Que ne feraient-elles pas pour nous éblouir ?

— Votre cousine n'a pas besoin d'artifices pour plaire.

Il avait énoncé cela avec le plus grand sérieux. Une autre victime de Véra. Une de plus.

— Je suis mal placé pour me prononcer, Sir.

— Appelez-moi Charles. J'ai rencontré votre cousine cet été à Weymouth et depuis, je suis sous le charme.

Sa réserve fondait. Je m'apprêtais à subir un éloge détaillé de Véra lorsque cette dernière daigna enfin se montrer. Par son extraordinaire vitalité, elle présentait un vivant contraste avec le pâle Larston. Il se souleva de son siège en l'apercevant, mais cet élan ne fut pas suivi d'effet. Était-ce une coutume écossaise de rester assis en présence des femmes ? Véra n'eut pas l'air de s'offenser de ce manquement aux usages. Elle traversa la pièce de sa démarche souveraine et vint jusqu'à nous.

— Hello, toi ! me lança-t-elle ; puis s'adressant à Larston : Charles, pardonnez-moi, je suis scandaleusement en retard. Mes gants grenats étaient introuvables ; Erna et moi avons perdu un temps fou à les dénicher.

L'usage du prénom et le ton familier suggéraient une relation étroite entre les deux. La frivolité de Véra, en opposition avec d'autres aspects de son caractère ne laissait pas de me surprendre. Larston retint un instant dans sa main les doigts dont le chevreau épousait le dessin avec une précision anatomique.

— Vous avez eu raison, approuva-t-il. Cette couleur chaude rehausse le gris de votre toilette.

Il la contemplait avec une adoration gênante. Le souvenir de la passe d'armes avec Paxton me revint. Véra avait paru y prendre goût, mais Paxton n'avait pas les moyens d'acheter une demeure en plein cœur du West End huppé. Je tentai de capter le regard de ma cousine : sans succès. Larston tourna soudain les yeux vers la fenêtre.

— Si vous pouviez faire signe à Nigel de venir me chercher ? demanda-t-il à Véra. Il est plus que temps de nous rendre chez l'agent immobilier.

Elle obéit promptement, puis revint vers nous. Je jetai un coup d'œil discret aux jambes revêtues de lainage à fines rayures. Larston, qui avait surpris mon regard, expliqua avec simplicité :

— Il y a sept ans, une balle boer m'a touché la moelle épinière. Depuis, je suis dépendant des autres pour tous les actes de la vie quotidienne.

J'eus l'impression d'un grand courant d'air froid traversant la pièce. Pourtant, les fenêtres étaient fermées.

— Je suis...désolé, balbutiai-je.

— Ne le soyez pas. Grâce à mon fidèle Nigel, je mène une existence à peu près normale. Et maintenant, Véra est auprès de moi.

La hanche appuyée au bras du fauteuil, Véra lui dédia un sourire radieux. À ma pitié pour Larston, se mêlait de la colère. Ma cousine n'avait pas le droit de jouer avec les sentiments d'un infirme. Ou alors, ses intentions étaient sérieuses et dans ce cas, les choses étaient pires que je ne croyais. Nigel arriva sur ses entrefaites et souleva son maître, tel un fétu de paille, pour le porter dans la voiture.

— Venez-vous, ma chère ? demanda Larston.

— Un mot à dire à mon cousin et j'arrive.

Véra et moi nous retrouvâmes seuls. Ses mains froissant les plis de sa jupe grise trahissaient sa nervosité. Après un court silence, elle ouvrit le feu :

— Alors ? Comment le trouves-tu ?

— Sympathique. Tout dépend ce que tu veux faire de ce malheureux garçon.

Les traits de Véra se durcirent.

— Charles n'est pas un malheureux garçon. Il est jeune, séduisant et possède un château en Ecosse ainsi que des terres et divers biens.

— Tu ne vas pas me dire...

— Si, Walt. Charles Larston m'a demandé de l'épouser et j'ai accepté. J'ai vingt-cinq ans et il est grand temps de me caser, comme toi-même le suggérais il n'y a pas si longtemps.

— Je pensais à un autre mariage, avec un homme...normal.

Ses traits se crispèrent sous l'effet de la colère et d'un autre sentiment difficile à cerner – était-ce de la douleur ? –.

— Charles Larston est paralysé, mais il est gentil et plein d'attentions. Il me laissera mener ma vie à ma guise. Je pourrai aller aux réunions du mouvement sans me cacher. Il compte d'ailleurs contribuer à la cause.

— Cette union ressemble plutôt à un marché. Si tu crois pouvoir trouver le bonheur dans...

Ma phrase resta en suspens car Alice entrait, encore vêtue de son manteau, et son chapeau sur la tête.

— Est-ce que vous vous querellez ? s'inquiéta-t-elle. Et à Véra : Ton ami s'impatiente.

— Il s'agit d'une vive discussion ; pas d'une querelle, dit Véra avec aplomb. Walter a toujours aimé m'asticoter.

Elle m'envoya un baiser du bout des doigts avant de s'éclipser. Une portière claqua peu après, suivie d'un bruit de manivelle, puis Henley referma la porte d'entrée et le silence retomba.

— Ce lord Larston, observa Alice rêveusement... quel homme charmant et bien élevé ! Il nous a promenées en voiture le long de la côte à maintes reprises, se préoccupant de savoir si nous avions trop chaud ou trop froid.

— Eh bien ! Vous risquez de le revoir souvent. Véra va se marier avec lui.

— Si vite ? Elle le connaît depuis deux mois seulement.

— Apparemment, cela lui suffit, et à Larston aussi. Ils en sont déjà à chercher un nid pour abriter leurs amours.

Mon ton persifleur fit tiquer Alice.

— Cette union ne te plaît pas, on dirait. Pourtant, nous serions tous soulagés, mon père le premier. Il craignait qu'elle ne reste célibataire, comme moi. Et Larston me paraît un bon parti.

— Il l'est selon les critères familiaux ; pas selon les miens.

— Te voilà bien critique, Walter. Est-ce la perte de ton travail ? Comme je fronçais les sourcils, elle ajouta : Oui, je le sais par Véra. C'est une histoire navrante, mais il existe d'autres gazettes. Ton grand-père peut certainement...

— Non, il ne le peut pas.

Son admiration inconditionnelle pour son père m'irritait. Alice était-elle capable d'émettre une opinion qui n'émanât pas de Murray Davis ? Changeant de sujet, je demandai comment allait Mr Gardiner. Le médecin se montrait pessimiste quant à ses chances de se rétablir. Rosalind dormirait là-bas cette nuit et probablement les suivantes. J'acceptai de prendre le thé, mais déclinai l'offre de rester pour le dîner. Sans Rosalind, le repas serait d'un ennui mortel.

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