Chapitre XXXX

Je n'osais pas trop vanter à Rosalind les charmes d'Holly Farm, de peur de paraître insistant. L'heure n'était pas venue pour elle de rompre avec sa vie d'avant. Elle me posait néanmoins des questions prouvant son intérêt. Je repris espoir, d'autant que cet été-là, lady Harriet n'accueillit pas d'invités dans sa maison du Dorset. Selon sa nièce, cela lui occasionnerait trop de fatigue. À la satisfaction de voir Rosalind presque tous les jours, se mêlait le regret de ce que j'allais manquer à Holly Farm : la moisson, le parc en pleine floraison, les journées à arpenter la campagne, les soirées à guetter le vol des chauves-souris en sirotant une citronnade. Certes, j'avais des nouvelles par Dolly, mais les mots sur le papier ne rendaient pas les odeurs, les saveurs, les images. Heureusement, ma nostalgie disparaissait quand Rosalind entrait et se débarrassait de son chapeau et de ses gants avant de tomber dans mes bras. Ces heures me semblaient courtes.

— Si au moins nous pouvions nous promener au parc, souper dans un endroit agréable et ensuite assister à un concert, comme n'importe quel couple ! avais-je coutume de déplorer.

— Imagine qu'un membre de la famille ou l'une de nos connaissances soit dans les parages ! James te croit dans le Leicestershire et je ne l'ai pas détrompé.

Cette menace planait sur nos têtes, telle l'épée de Damoclès. Je pris l'habitude de sortir le matin en évitant avec soin le parc et ses alentours où je risquais de rencontrer James ou un autre Davis. Plus la saison s'avançait, plus les possibilités de faire une rencontre fâcheuse diminuaient. Nos relations communes avaient émigré vers la campagne ou la mer. Pour cette raison, je fus étonné d'apercevoir une silhouette familière lors d'une de ces balades matinales : celle de Ronald Sedgewick. Il marchait à grandes enjambées sur le trottoir opposé. Avec le melon gris qui coiffait sa chevelure blonde, j'avais failli ne pas le reconnaître. Je me disposais à traverser pour le rejoindre, mais mon instinct me dicta de n'en rien faire. Je le suivis à distance, échafaudant des hypothèses sur la présence de mon ami à pareille heure et à cet endroit. Ronald tournait le dos à son cabinet situé dans la City. De plus, il était à pied. Sa façon de s'arrêter de temps en temps pour jeter un œil à sa montre me conforta dans l'idée qu'il avait un rendez-vous important. Avec sa maîtresse mariée ? L'occasion était trop belle de découvrir la merveille qu'il me cachait depuis trois ans. J'essayai de ne pas le perdre de vue, aiguillé par le dos droit revêtu de flanelle grise. Sa destination était-elle le Savoy ou poursuivrait-il son chemin ? La première option était la bonne. 

Je m'attendais à le voir entrer, mais il s'immobilisa devant le porche et alluma une cigarette. Le temps de l'entamer, un homme s'approcha de lui : de taille moyenne, bien habillé à en juger par son pardessus aussi chic que celui de Ronald. Je lui donnai la quarantaine. Son haut de forme empêchait de distinguer la couleur de ses cheveux. Après un court échange de paroles, Ronald mit la main sur l'épaule de l'homme. Aurait-il eu ce geste amical à l'égard du mari trompé ? Ou alors, ce dernier était vraiment complaisant. Je me perdais en conjectures. J'avançai avec des ruses de sioux pour ne pas être repéré et me dissimulai dans un renfoncement. Ainsi, je distinguais mieux le visage de Ronald et son expression me sidéra. Ses traits reflétaient le même émerveillement qu'à huit ans lorsqu'il se plongeait dans Moby Dyck. Je sentis mes mains devenir moites et ma gorge s'assécher. La main de Ronald était toujours à la même place quand les deux hommes pénétrèrent dans l'hôtel. La sagesse me dictait de partir, mais la curiosité me tenaillait. Du calme, me dis-je, tu vas probablement découvrir ces deux-là en train de boire un verre dans un salon feutré.

Je n'eus même pas à chercher un prétexte pour expliquer ma présence. Le salon en question était vide en cette heure creuse de la matinée. Idem pour la salle à manger où s'était déroulé le repas de noces de Véra. Dînes-tu ici quelquefois ? Ça m'arrive. Une réponse brève et réticente. Mon cerveau se vidait peu à peu et les sensations, les émotions, remplaçaient les pensées cohérentes. Je marchai mécaniquement vers la réception et dit au préposé d'une voix atone :

— Un de mes amis est entré dans votre établissement : Ronald Sedgewick.

— C'est possible. Nous assurons une discrétion absolue à nos clients.

Sous le ton déférent, perçait de la gêne. Ses yeux fuirent les miens pour se reporter sur l'escalier de marbre tapissé de velours rouge. Ceci était plus éloquent que les mots. Je fixai à mon tour les marches gravies par Ronald et l'inconnu. Leur volée se terminait par un palier derrière lesquels il y avait un corridor et des chambres. Une nausée me tordit l'estomac.

— Ça ira, Mister ? demanda l'homme, me voyant m'appuyer au comptoir ciré.

Je balbutiai : « Oui, je n'ai sans doute pas assez mangé ce matin, ou une autre stupidité du même acabit » et tournai les talons. L'air du dehors me fit du bien sans toutefois chasser le goût de la bile qui remontait dans ma gorge. Je m'engouffrai dans le premier café venu et commandai un brandy. À dix heures du matin ! L'alcool bu d'un trait me brûla le gosier, comme aujourd'hui dans la tranchée. Je demandai un second verre et m'installai de manière à ne pas rater la sortie de Ronald. Car il sortirait tôt ou tard après s'être vautré dans ses amours illicites.

Au Ronald s'instituant mon défenseur, me prêtant des livres, m'invitant à Park Lane et à la mer, l'ami de tous les instants, se substituait un Ronald fourbe et menteur. Après l'avoir porté aux nues, je le chargeais de tous les péchés du monde. Le fils idéal, l'étudiant doué en sport, le tombeur de femmes, l'avocat promis à un brillant avenir ; tu parles ! sifflai-je entre mes dents. Je souffrais de sa déchéance comme s'il s'agissait de la mienne. J'achevais de liquider mon troisième brandy lorsque l'ami de Ronald – l'emploi du terme amant me semblait bizarre – réapparut sous le porche. Je le considérai avec dégoût et haine. Je lui aurais volontiers arraché les yeux pour avoir démoli l'image de Ronald que je m'étais construite. Il s'éloigna dans le Strand à pas rapides. Peut-être sa voiture avec chauffeur l'attendait-elle à Charing Cross. Un ministre ou un secrétaire d'État, avait dit Véra sans pouvoir mentionner son nom.

Ronald parut à son tour sur le seuil. Il avait ôté son chapeau et ses cheveux brillaient au soleil, lui donnant la fausse apparence d'un ange. Je me levai, payai mes consommations, et me dirigeai vers la porte d'une démarche mal assurée. Ronald ne s'était pas attardé et reprenait le chemin parcouru en sens inverse. Toujours de cette allure dégagée, rapide, comme s'il lui avait poussé des ailes dans le dos. Sa nuque, ses épaules, ses hanches, toute sa personne proclamaient l'homme heureux et comblé. J'aurais pu y voir une similitude entre mon état d'esprit actuel et le sien si la colère et la déception n'avaient altéré mon jugement. Tout en m'essoufflant à le suivre, je me répétais, tel un leitmotiv : Il n'avait pas le droit, pas le droit de me faire ça. Enfin, je réussis à le rattraper. Je le dépassai et me plantai face à lui, comme pour lui barrer la route.

— Walt ! s'écria-t-il, sincèrement surpris.

Comment pouvait-il afficher un air si calme, si innocent alors qu'un quart d'heure auparavant... ?

— Arrête tes bobards ! lui assénai-je. Je suis au courant pour cet homme et toi.

Jamais je n'avais adopté un ton si dur avec lui. Les fraîches couleurs de son visage virèrent lentement à une pâleur cendreuse. Dans son regard bleu, une lueur affolée remplaçait l'habituelle assurance. Sa main se leva pour m'étreindre l'épaule, comme il l'avait fait pour l'autre, mais je me rejetai en arrière avec horreur.

— Ne me touche pas avec tes mains répugnantes !

Devant mon recul, il blêmit encore.

— On ne peut pas se parler dans un coin plus discret ?

— Comme le Savoy où se réunissent tes amis les sodomites ?

— Oscar Wilde y allait en son temps, dit-il d'une voix neutre. Il existe peu d'endroits où les gens comme nous peuvent aller.

Des gens comme nous. Ainsi, il s'assimilait à cette bande de dépravés. J'avais l'impression de vivre un cauchemar. Je me réveillerais et le Ronald séducteur, chéri des femmes, resurgirait. Mais ce Ronald-là n'existait plus. Avait-il existé, d'ailleurs ? Ses amours féminines avaient été un leurre, ou cet homme avait tout balayé.

Je suggérai le petit parc du Holborn pour sa tranquillité. D'élégants vieux messieurs en melon noir devisaient sous les frais ombrages et de respectables vieilles dames se glissaient de banc en banc ou promenaient leur chien. Des nurses en faisaient autant de leurs babies. Le gravier crissait sous les roues des hautes voitures d'enfant. Ronald et moi nous assîmes à l'écart. Là, il me divulgua l'identité de son compagnon : Francis Mulligan, secrétaire d'État à la guerre, rencontré lors d'une séance de commémoration à la gloire des héros de Kensington. Je n'avais pas assisté à cet événement, étant consigné à Harrow suite à une peccadille.

— Mes parents les avaient invités à dîner, lui et sa femme, expliqua Ronald. Mon père voulait que Francis pousse Tim en politique. Au lieu de ça...

— Je t'en prie...pourquoi n'en avoir jamais parlé à moi, ton ami ?

Cette mise à l'écart constituait mon principal grief. Ronald eut un sourire triste.

— Tu n'aurais pas compris. Pas plus que maintenant.

Il avait raison. Je jugeais ces pratiques écœurantes, avilissantes, indignes d'un homme normalement constitué. A cet égard, je partageais l'opinion conservatrice des gens de mon époque dont je souhaitais me démarquer.

— Cette femme dont tu étais censé être amoureux n'existait pas, en fait, dis-je laconiquement.

— Si. L'épouse de Francis avait accepté de mettre sa réputation en jeu au cas où un journaliste ou n'importe qui d'autre suspecterait notre liaison.

— Une sainte ou une idiote. Quelle femme accepterait de voir son mari coucher avec un homme ?

— Susan veut garder son mari à tout prix, exactement comme James Davis veut garder Rosalind.

Sa phrase sibylline Les femmes s'accrochent à leur mari comme un singe à sa branche prenait enfin du sens. De même Être amoureux peut être une calamité.

— Ne mêle pas Rosalind à tes saletés.

— Ce ne sont pas des saletés. Mon amour pour Francis n'a rien de sale ni de dégradant. Si tu pouvais oublier une minute ta fichue morale victorienne !

Il avait redressé la tête et les épaules et perdu son air contrit. Cette manière arrogante d'afficher sa différence m'exaspéra. Je me levai du banc et jetai à Ronald en pleine face :

— L'homosexualité est un délit aux yeux de la loi anglaise. Tu citais Wilde tout à l'heure. Tu ferais bien de méditer sur son sort tragique.

— Il a été imprudent. Francis et moi prenons toutes nos précautions.

Je haussai les épaules.

— C'est un homme public. Tôt ou tard vous serez démasqués. Ta carrière sera ruinée et le scandale rejaillira sur ta famille. Pense à tes parents, à Liz.

— J'y pense, crois-moi, mais je ne veux pas renoncer à Francis. Renoncerais-tu à Rosalind, toi ?

— Ta comparaison est offensante, Ronald.

Plus nous parlions, plus j'avais l'impression de m'entretenir avec un étranger. J'étais insensible à la torture qu'il devait endurer. Tout ce que nous avions vécu me semblait loin. Pourtant, en un dernier sursaut, j'ajoutai :

— Au nom de notre amitié, je te supplie de rompre avec cet homme.

— Tu t'adresses à moi comme à un malade et je ne le suis pas. Quant à notre amitié, je doute qu'elle survive à cette révélation.

Ce constat était pour moi source de souffrance, mais Ronald avait raison. Si j'étais incapable d'accepter ses déviances, ne valait-il pas mieux en rester là ?

— Trèsbien, déclarai-je. Nous continuerons à faire semblant pour la galerie.

Il inclina la tête, accablé. J'espérais follement un signe de sa part : en vain. Il demeura dans cette posture, les yeux baissés sur ses chaussures toujours impeccablement cirées. La corruption de son âme ne s'étendait pas à son apparence. Pourtant, le mal était venu de cette beauté, de cette image de virilité conquérante. Les larmes brouillaient ma vue lorsque je le quittai pour prendre la direction des grilles. L'excès de ma haine à l'égard de ce Francis Mulligan m'effrayait. Par quel sortilège avait-il détourné Ronald des femmes ? Je n'étais pas loin de voir en lui l'incarnation du diable.    

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