Chapitre XXXV

Elle s'éclipsa sur une de ses grimaces légendaires. Cette fois, je ne me laisserais pas brûler la politesse. Je bondis en avant pour atterrir non pas aux pieds de Rosalind, mais juste devant elle. Le souffle produit par les battements réguliers de l'éventail faisait frémir le duvet velouté de ses joues. Nous nous regardâmes durant de longues minutes, chacun absorbé dans la contemplation de l'autre. Je craignis un instant que James ne s'interposât, mais il était trop occupé à se rafraîchir. Du menton, Rosalind eut un geste d'acquiescement avant de replier son éventail et de me suivre sur la piste. La musique reprenait. Je reconnus l'air de Frederick Delius, que Rosalind jouait au piano à Weymouth.

— Vous rappelez-vous ? demandai-je.

— Je me souviens de tout. Je vous l'ai d'ailleurs écrit.

— Oui, je conserve la lettre précieusement.

La mélodie berçante nous transportait loin du salon, loin de James. Le rythme de la musique s'accordait à la lenteur de nos mouvements. Mes doigts posés sur la taille flexible de Rosalind percevaient la chaleur de la peau à travers le satin parme. Le parfum des gardénias piqués dans son chignon m'étourdissait.

— Vous dansiez avec une charmante jeune fille tout à l'heure, observa-t-elle.

— Oui, la sœur de mon ami Ronald.

— Je ne l'aurais pas reconnue. Les filles grandissent plus vite que les garçons. Heather par exemple.

Je jetai un coup d'œil aux petites chaises dorées, alignées le long des murs. Heather était assise sur l'une d'elles, entre deux femmes d'âge respectable : lady Harriet et la grand-mère de Marjorie. Ma cousine n'aurait-elle pas dû s'envoler au bras d'un cavalier plein d'allant au lieu de trôner parmi les douairières ?

— Ma fille me préoccupe, reprit Rosalind, en écho à mes propres interrogations. Depuis son retour, elle me fuit et passe le plus clair de son temps avec ma tante. Croyez-vous qu'elle songe encore à ce garçon ?

— Peut-être. Certains sentiments laissent des traces profondes.

Rosalind baissa ses cils dorés, sans doute pour ne pas affronter mon regard trop éloquent.

— James et mon beau-père ont eu tort de les séparer et d'éloigner Heather. Elle leur en veut et je fais les frais de cette rancune.

— Tout changera quand elle rencontrera un homme qui lui convient. Elle reviendra vers vous, j'en suis sûr.

Dans un élan instinctif, je resserrai mon étreinte, au mépris de la distance à respecter entre le danseur et sa cavalière. Au lieu de se reculer, comme la bienséance le commandait, Rosalind se pressa davantage contre moi. Les émotions éprouvées au bas de l'escalier, le matin de la mort du bébé, me revinrent, intactes. Le souffle de Rosalind, mêlé au mien, me communiquait une étrange fièvre. Submergé de sensations aussi enivrantes les unes que les autres, je ne prêtai plus attention aux danseurs, ni aux personnes près du buffet. Les valseurs nous enfermaient dans une bulle protectrice. Celle-ci éclata lorsque les couples qui nous masquaient se dispersèrent aux quatre coins de la piste. Nous nous retrouvâmes seuls à valser à proximité immédiate de James et d'Heather qui s'était déplacée pour prendre un rafraîchissement. Une figure de la valse me plaça face à ma cousine. Dans ses yeux bruns, jadis si chaleureux, je lus une franche hostilité. Ce n'était rien à côté de ceux de son père, pleins d'une rage froide. Si James m'avait détesté jusque-là, à présent, il me haïssait avec une force exaspérée par la jalousie. Pétrifié, la rougeur de son visage remplacée par une pâleur livide, il ne cessait de nous fixer. Allait-il s'avancer et arracher sa femme de mes bras ? Non, il craignait trop le qu'en dira-t-on pour provoquer un esclandre. Ni Véra ni mon grand-père – retiré tôt au prétexte de son grand âge – ne lui auraient pardonné de gâcher la fête. D'une main ferme, j'entraînai Rosalind hors d'atteinte de sa fille et de son époux. Ses doigts frémissaient dans les miens. Nous continuâmes à évoluer, machinalement. La magie de Frederick Delius n'opérait plus. Ses doigts tremblaient dans les miens. Je murmurai :

— James a compris à propos de nous. Tant mieux, au fond ; il fallait bien que ça arrive un jour.

— Qu'attendez-vous de moi, Walter ?

— Que vous le quittiez.

Je n'en revenais pas d'affirmer ainsi ma volonté. J'avais toujours été soumis, guettant la moindre miette d'attention que m'accordait Rosalind.

— Taisez-vous ! m'intima-t-elle. Ce n'est pas si facile. J'ai un rang dans le monde, une réputation. Divorcer me mettrait au ban de la société et je perdrais Heather.

— Vous l'avez déjà perdue.

— Vous disiez....

— Heather se mariera tôt ou tard et vous resterez seule avec James, à déplorer votre vie gâchée. Est-ce cela que vous voulez ?

— Non.

La honte de l'avoir poussée dans ses derniers retranchements me gagna. Son regard éperdu allait du buffet où James se tenait toujours, à moi qui venait de me montrer impitoyable. Elle murmura :

— Vous ne le connaissez pas. Il ne voudra jamais divorcer. Il me considère comme l'une de ses possessions, au même titre que ses parts des fabriques.

— Je pensais plutôt à une séparation. Vous viendriez vivre à Holly Farm.

Elle hocha la tête :

— Avec vous ?...pardonnez-moi, tout ceci est si soudain. Je voudrais y réfléchir

— Naturellement. Je ne veux pas vous brusquer.

Nous devisions à voix basse. Les valseurs nous frôlaient parfois au passage avant de se projeter plus loin. J'aperçus Véra au bras de lord Sedgewick, ravi de danser avec l'héroïne du jour. Rosalind observa soudain d'un ton désabusé :

— Vous feriez mieux d'épouser la petite Sedgewick ou une autre de ces jeunes filles. Je parle dans votre intérêt.

— Mon intérêt est de vous aimer.

Mes paroles se perdirent dans les rires et la musique. Je ne sus ce qu'aurait dit Rosalind. Le comte de Carnforth vint s'incliner devant elle pour réclamer la prochaine danse. Elle s'éloigna, non sans m'avoir lancé un regard d'excuse.

Je me mis en quête de Ronald et le découvris sur le trottoir, un verre de punch à la main. Il m'expliqua que c'était le troisième.

— Je te le recommande, dit-il.

— Tu ne devrais pas boire autant. Pourquoi n'invites-tu pas Heather à danser ?

— Je l'ai fait, mais Mademoiselle a décliné d'un air renfrogné. Liz a raison, elle n'a pas le centième du charme de sa mère. À propos, je vous ai aperçus tout à l'heure, collés l'un à l'autre. La belle Rosalind commence à se dégeler.

Il se mit à rire : un rire d'ivrogne. Une mèche dorée barrait son front et les doigts tenant le verre tremblaient.

— Fais attention ! ajouta-t-il. James n'est pas aveugle.

— Je sais. Ce que tu as vu, il l'a vu aussi. Les choses sont plus claires, désormais. Rosalind n'est plus contre l'idée de divorcer.

— Elle ne le fera jamais. Les femmes sont agrippées à leur mari comme un singe à sa branche.

Que d'amertume dans cette comparaison ! L'allusion à son propre cas était transparente. Fidèle à ma ligne de conduite, je ne la commentai pas. Derrière nous, les roues d'un fauteuil grincèrent sur le velours rouge du tapis étendu pour la circonstance. Les Larston partaient pour Bayswater. De là, ils gagneraient Édimbourg. Ronald et moi nous écartâmes pour laisser passer Nigel et son maître. Charles, un plaid à carreaux sur les genoux, arborait une mine fatiguée. Un bref instant, je pensai à la nuit de noces que Véra et Paxton aurait eue. De l'intérieur de la maison, me parvenait la voix de ma cousine, mêlée à celles d'Alice et de Marjorie ; puis Véra en personne se montra dans un costume tailleur rouge rubis. Cette fois, elle n'avait pas mis beaucoup de temps à se préparer. Elle précédait Henley qui portait les bagages remarqués dans la chambre. Comme elle se penchait pour m'embrasser, je lui chuchotai à l'oreille :

— Félicitations ! Tu as bien tenu ton rôle.

Le sourire qu'elle m'adressa marquait notre connivence. Après avoir agité la main en direction de Ronald, elle monta dans l'automobile où son mari se trouvait déjà.


Rejoignez-moi au 36 Park Road cet après-midi. La maison de mes parents étant vendue, je dois trier les meubles et les objets restants. Votre Rosalind.

Trois jours avaient passé depuis le mariage de Véra. Je m'apprêtais à retourner dans le Leicestershire, quand j'avais reçu ce billet au contenu neutre. Ces lignes signifiaient-elles que Rosalind avait pris sa décision ou traduisaient-elles une crainte de se retrouver seule dans la maison de son enfance à présent déserte ? Mrs Gardiner avait survécu six mois à son époux. Je n'avais pas assisté à l'enterrement, trop pris par les démarches concernant l'achat d'Holly Farm.

La maison ressemblait à celle des Davis : une monstruosité gothique dont les dimensions modestes tempéraient la laideur. Rosalind m'ouvrit elle-même la porte.

— Les domestiques sont déjà replacés ailleurs, m'informa-t-elle. Allons dans le salon, nous serons mieux pour causer.

Les volets étaient ouverts et le soleil de mai pénétrait à flots dans la pièce. Des rectangles jaunâtres marquaient l'emplacement des tableaux enlevés. Plus aucun bibelot ne décorait le dessus des cheminées, à l'exception d'un vase chinois assez laid. Rosalind souleva le coin d'une housse recouvrant un meuble et dévoila une petite travailleuse en marqueterie. Elle murmura, les yeux brillants de larmes :

— Combien de fois ai-je vu ma mère à cette petite table, occupée à sa broderie ! Et maintenant, la voilà morte. Le temps passe si vite...

Je ne pus m'empêcher de saisir la balle au bond.

— Justement, Rosalind. Vous avez de belles années devant vous. Pourquoi les gâcher auprès d'un homme que vous n'aimez pas ?

— Ce n'est pas si simple.

Cette réponse aurait dû m'alerter, mais je passai outre, résolu à bousculer l'inertie de Rosalind :

— Avez-vous réfléchi à ma proposition ?

— Oui. Je regrette d'y répondre par la négative

Le laconisme du ton me sidéra davantage que les paroles elles-mêmes. Comme si j'avais rêvé la référence aux moments passés à Weymouth, sa façon de s'abandonner dans mes bras pendant notre valse...

— Je suis navrée de vous avoir donné de faux espoirs, ajouta-t-elle sur un mode similaire. Il y a trop d'obstacles entre nous.

— Nous pouvons les renverser. Si vous m'aimiez...

Ces derniers mots semblèrent entamer les défenses de Rosalind.

— Je vous aime, dit-elle, mais rien n'est possible.

De cette phrase dont la fin se perdit dans un murmure, je n'aurais voulu retenir que le début : l'aveu de son amour. Celui-ci me payait de mes tourments, de mes attentes vaines. En quelques minutes, j'étais passé par toute une gamme de sentiments contrastés ; du désespoir le plus complet à l'euphorie la plus totale. Je parvins à articuler :

— Tout est possible, au contraire.

—À condition d'avoir la force d'affronter James et l'opprobre général. Et je ne l'ai pas.

Cette constatation me navrait, sans toutefois m'étonner.

— Je serai à vos côtés, assurai-je, conscient que cela ne suffirait pas à la faire changer d'avis.

Rosalind secoua la tête d'un air résigné. Aurais-je insisté si je n'avais décelé un appel muet dans son regard levé vers moi ? Le matin de la mort du bébé, elle était venue d'elle-même se blottir dans mes bras. Pourquoi ne pas prendre à mon tour l'initiative ? J'avançai d'un pas et me jetai à l'eau. Elle ne me repoussa pas comme je le craignais. Enhardi par cette attitude, je commençai par lui baiser le cou, juste sous son oreille, puis ce fut au tour des joues et des commissures des lèvres. Sa peau, goûtée pour la première fois, avait la texture du velours et une saveur suave. Les légers frémissements qui agitaient Rosalind m'incitèrent à poursuivre. De l'index, je traçai les contours de sa bouche avant de m'emparer de celle-ci avec une ardeur trop longtemps contenue. Les lèvres de Rosalind s'entrouvrirent pour m'accueillir. Nos corps se pressèrent l'un contre l'autre, et cette fois, je ne me souciai plus de respecter la bienséance. Mes mains glissèrent de la nuque de Rosalind, si délicieusement étroite, à son dos et de là à ses hanches où plaquait le tissu de sa robe. La chaleur de ses lèvres, la fermeté de sa chair dont une mince épaisseur de soie et de dentelle me séparait, les battements désordonnés de son cœur sous le corset à baleines, tous ces éléments concouraient à me faire chavirer. Je m'imaginais déjà à Holly Farm, franchissant le seuil de la chambre bleue avec mon léger fardeau.

Un faibleson métallique provoqua à peine un sursaut de ma part : le bruit d'un loquet que l'on tourne. 

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