Chapitre XXXIII
Dans la rubrique mondaine du Times, un encart annonçait le mariage de miss Véra Davis, fille de Mr James Davis et petite-fille de Mr Murray Davis avec lord Charles Larston, d'Edimbourg. Le repas de noces se déroulerait au Savoy et la réception chez Mr Davis, à Kensington Road.
— J'aimerais être une petite souris pour admirer ce beau monde, avait dit Mrs Baxter en me montrant le journal.
— Ils ne sont pas si admirables. Ils ont leurs travers.
Je pensais à cette canaille de James, à mon tyran de grand-père et à d'autres échantillons du même tonneau.
— Mouais... fit-elle, dubitative. Vous me raconterez, au moins ? La robe de la mariée, les fleurs, les bijoux...
— Je tâcherai de vous en faire une description précise, promis.
Les sourcils froncés, indice de réflexion, elle observa :
— Je ne comprends pas pourquoi vous gardez cet appartement. Vous êtes riche, à présent.
— Pas riche, Mrs Baxter : à l'aise. Pourquoi déménagerais-je ? Je suis bien ici, avec vous.
Un large sourire s'épanouit sur son visage. En réalité, je restais à Malta Street pour être au plus près de Rosalind : en attendant mieux.
Des fleurs de saison, roses et arums, décoraient le Kensington Temple. De mon emplacement latéral, je pouvais observer tout à loisir les assistants répartis des deux côtés de la nef. Les quelques parents écossais de Larston et les invités, parmi lesquels les Sedgewick, occupaient la travée de droite. À gauche, à l'extrême bout du banc, se tenait Heather, amincie et méconnaissable. À peine si je retrouvais mon ancienne compagne de jeux dans cette jeune femme à l'air compassé. Bruce fixait un vitrail d'un air d'ennui. Manifestement, il aurait préféré être à Ascot ou Newmarket. Marjorie le buvait des yeux au lieu de fixer l'autel. De loin, elle paraissait toujours aussi jolie, mais un examen plus rapproché aurait pointé sa pâleur et les crispations nerveuses de son visage. À sa gauche, mon grand-père arborait un air satisfait. À croire que cette nouvelle alliance avec l'aristocratie était son œuvre. Derrière eux, il y avait Alice en velours marron, James qui venait de regagner sa place et Rosalind. Le chapeau de cette dernière, fleuri de petits asters blancs, projetait une ombre légère sur son visage, m'en dérobant l'expression. J'avais du mal à détacher mon regard du cou élancé émergeant du col de dentelle de sa robe. La tête voilée de Véra ne trahissait pas grand-chose. Quant à Charles Larston, sa position assise donnait l'illusion qu'il était un homme comme les autres.
Après la bénédiction de l'évêque, Véra fut la seule à se relever du prie-Dieu de velours. Nigel se précipita et manœuvra le fauteuil roulant pour lui faire descendre la nef. L'orgue entama la marche nuptiale au moment où Véra se retournait pour s'acheminer vers la sortie, une main sur le dossier du fauteuil et l'autre tenant un bouquet de fleurs d'oranger. Inapproprié, me dis-je, sans être certain que la jeune mariée avait jeté son bonnet par-dessus les moulins. Sous le voile rabattu en arrière, la nouvelle lady Larston ne semblait ni émue ni troublée. Aucun muscle de son visage ne bougeait. Qui pouvait dire à quoi elle pensait en ce moment précis ? Ou à qui ? J'aurais donné cher pour le savoir. Lorsqu'amis et parents lui présentèrent leurs vœux de bonheur sur le parvis de l'église, elle arbora sur ses lèvres un sourire figé. Larston, lui, rayonnait littéralement. Tandis qu'il recevait les félicitations, son regard ne quittait pas Véra, comme s'il avait peur de la voir s'évaporer. Quand vint mon tour de le congratuler, il me serra la main, longuement, et me redit combien il était chanceux d'être devenu le mari de ma cousine. Que pouvais-je faire, sinon abonder dans son sens ?
Après que les mariés eurent pris la pose devant un photographe professionnel, l'assistance commença à se disperser. James et Rosalind furent les premiers à monter en voiture. Bruce, Marjorie, Alice et mon grand-père suivirent, dans l'automobile familiale récemment acquise par Murray Davis. Un chauffeur en livrée bleu foncé et casquette à liseré d'or remplaçait Jim Temple, recasé par mes soins chez un ami des Sedgewick, irréductible opposant aux voitures sans chevaux. Les deux hongres partiraient pour Holly Farm dès que l'écurie serait en état de les accueillir. « Emmène tes vieilles rosses ! m'avait jeté Murray Davis avec mépris. Elles vont te coûter une fortune en avoine et ne pourront même pas servir pour le débardage ! »
Au moment où je prenais place dans le véhicule de lord Sedgewick, je vis Heather monter dans le brougham de sa grand-tante. Le père de Ronald se rangea derrière, galamment, et le cortège s'ébranla en direction du Savoy, à grands renforts de coups de trompe. On distinguait au-dessus de la capote de cuir la capeline ivoire de lady Harriet et la paille gris pâle qui coiffait Heather.
— Bien jolie, ta petite cousine, commenta Ronald.
Liz s'écria :
— Elle ressemble à une poupée articulée et son regard est dur, Ronnie.
Il n'avait pas toujours été ainsi. À Weymouth, il reflétait la candeur et la foi en l'avenir.
— Heather Davis est bien élevée et d'une tenue parfaite, répliqua lady Margaret. Si ma fille unique pouvait en prendre de la graine...
— Peuh ! J'aime mieux être comme je suis.
Liz se trémoussait sur la banquette arrière. Ses cheveux, relevés sans doute pour la première fois, découvrait ses oreilles pointues, pareilles à celles d'un faune. Ses bras grêles émergeaient des manches courtes de sa robe de mousseline blanche. Rien de bien séduisant.
— Ou alors, comme sa mère, ajouta-t-elle. Rosalind Davis est la plus belle personne que j'aie jamais vue. Plus belle que toi, Mum.
Ronald et moi échangeâmes un regard significatif alors que lady Margaret s'indignait :
— Voyez la petite rosse ! Quel âge a votre tante, Walter ?
— Trente-neuf ans.
— Huit ans de moins. Avec mes quatre démons, les années ont compté double.
J'essayai de me représenter Rosalind dans huit ans, sans y parvenir. Je ne pouvais l'imaginer autrement que jeune. Cette incapacité à me projeter dans l'avenir m'angoissa. Le bleu du ciel, la tiédeur de l'air, les échos joyeux des klaxons sur le trajet allant de Kensington au Strand, tout cela ne suffisait pas à me rassurer. Vis, profite pendant qu'il en est encore temps ! me souffla une voix intérieure. Pour moi, il n'y avait pas d'urgence, mais pour elle...ce soir, j'avais l'intention de frapper un grand coup et peu importait les conséquences.
Le repas qui réunissait une quarantaine de convives fut raffiné, à l'image de la réputation du palace. Les hasards du plan de table me placèrent entre Ronald et sa belle-sœur, Alexandra. Je devais tendre le cou pour apercevoir Rosalind. Heather était assise plus loin encore. Depuis son retour, je n'avais pas pu lui parler en particulier : un baiser sans chaleur, deux ou trois phrases banales et c'était tout.
— Alors, les choses avancent ? interrogea Ronald à voix basse.
— Pas comme j'aimerais. Et mon installation dans le Leicestershire n'arrange pas les choses.
— Tout dépend de ce que tu veux exactement. Si c'est pour faire d'elle ta maîtresse...
— Non, voyons, protestai-je avec un peu trop d'énergie, à en juger par la mine surprise de ma voisine.
Ronald soupira. Pour la première fois, je remarquai les cernes sous ses yeux et le pli amer de sa bouche. Il murmura, penché vers moi :
— Alors, tu te prépares à de mauvais jours. Ton oncle ne la lâchera jamais ; on croirait un chien attaché à son os.
Une comparaison hasardeuse, somme toute exacte. James constituait l'obstacle principal à mon bonheur. Or, il pouvait vivre des années, il n'avait que quarante-neuf ans. À voir mon grand-père si solide à soixante-dix-sept, je ne pouvais miser là-dessus. Nous nous tûmes ; les serveurs gantés de blanc apportaient le dessert : la célèbre pêche Melba, orgueil de l'établissement. Ronald avait l'air de les connaître, à sa façon d'appeler chacun par son prénom.
— Tu dînes souvent ici ?
Ma question anodine fit monter une vive rougeur à ses joues. Je demeurai perplexe devant cette réaction disproportionnée.
— Ça m'arrive, répondit-il enfin, d'un ton laconique.
Pourquoi Ronald ne m'avouait-il pas carrément que le Savoy abritait ses amours clandestines ? En galante compagnie ? fus-je sur le point de suggérer. L'expression de son regard m'arrêta net. Ne me demande plus rien, je t'en supplie, semblait-il dire.
Au calme de l'après-midi,avait succédé l'effervescence d'une maisonnée en mouvement. Depuis ma chambreque je persistais à nommer celle de Franck, je percevais des bruits divers :pas dans le couloir et les escaliers, tintement de sonnette, timbre sonore ducartel de l'entrée, claquement de portières. Les invités, rentrés chez eux pourse reposer, débarquaient en force. Le ciel vu de mon lit avait viré du bleu aulilas et les ombres du crépuscule assombrissaient la pièce. Il était temps de me lever et de m'habiller. J'avais l'estomac barbouillé, la tête lourde, et l'intuition que cette soirée allait me réserver des surprises.
Vu les incessantes allées et venues entre la rue et le vestibule, Henley avait renoncé à refermer la porte d'entrée. Cette dernière montrait un morceau de la rue, encombrée de véhicules sans chevaux, parmi lesquels le brougham de lady Harriet jetait une note incongrue. Je me plaçai près de la porte du salon, de manière à ne pas gêner les entrants. La pièce, débarrassée de ses meubles, avait l'air d'autant plus immense qu'elle se prolongeait par la salle à manger, elle aussi vide. Une estrade de bois où des musiciens accordaient leurs instruments se dressait à la place du canapé rouge. Ce soir, Rosalind ne serait pas réquisitionnée. Peut-être m'accorderait-elle une danse – ou plusieurs – qui me permettrait de la tenir dans mes bras sans créer de scandale. Je l'aperçus en train de converser avec la comtesse de Carnforth. Le contraste entre les deux femmes m'amusa. La comtesse, issue d'une grande lignée aristocratique, était commune et mal attifée alors que Rosalind, de naissance plus modeste, se signalait par sa classe. Je détachai mon regard de l'objet de mes désirs pour le reporter sur les autres personnes dans mon champ de vision. James et Bruce, debout près du buffet ; Marjorie et son père, qui me tournaient le dos, Harry dont les coutures de l'habit semblaient toujours sur le point d'éclater. J'avais une vue partielle sur le fauteuil de Larston, masqué par la haute silhouette de mon grand-père. Pas trace de mes cousines. Soit elles n'étaient pas encore prêtes, soit les palmiers en pot ou les épaules d'un grand gaillard les cachaient. Je m'apprêtais à me jeter dans la fosse aux lions lorsque je me sentis tiré par la manche. Je tournai la tête et vis Alice.
— Qu'y a-t-il ? demandai-je, alarmé par son teint blême et ses yeux affolés.
Le ressort qui l'avait animée ces derniers jours et encore ce matin paraissait cassé. Elle murmura dans un souffle :
— Véra refuse de descendre. Emmie voulait la recoiffer, elle a dû rebrousser chemin. Je n'ai pas eu davantage de succès.
Machinalement, mes yeux revinrent au salon. Mon grand-père s'était déplacé vers la droite et Larston m'apparaissait en entier. Trop loin pour discerner l'expression de son visage, mais ses mains avaient l'air crispées sur les bras du fauteuil.
— Un caprice de jeune mariée, dis-je pour rassurer Alice. Il faudrait envoyer Marjorie.
— Plutôt toi ; vous êtes très proches, elle t'écoutera.
Je haussai les épaules.
— Non, elle n'écoute personne.
— Si elle s'entête, les gens se poseront des questions. Et Charles a déjà demandé plusieurs fois après elle.
À nouveau, je jetai un coup d'œil à Larston. Comme pour corroborer les dires d'Alice, Nigel avait manœuvré le fauteuil de manière à le rapprocher de la sortie. À cette distance, l'inquiétude du nouveau marié était perceptible. Ses yeux aux iris gris argenté fixaient avec une avidité désespérée la porte par où Véra entrerait. Son calvaire commence, me dis-je sombrement. Ma pitié à l'égard de ce pauvre garçon l'emporta sur ma volonté de ne plus me mêler de leurs affaires.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top