Mr Gardiner mourut trois jours plus tard. Si cette disparition ne m'affectait pas personnellement, j'imaginais la détresse de Rosalind. Et je n'avais pas le droit de la consoler. C'était James qui la soutenait, lui qui recevait les condoléances à l'issue de la cérémonie funèbre. Je demeurai à l'écart, Mrs Gardiner ayant décrété ma présence indésirable. Malgré les années écoulées, elle continuait à m'en vouloir.
Je sortis le premier de l'église et aperçus l'automobile de Larston garée près du corbillard qui devait emporter le père de Rosalind au cimetière d'Highgate. Véra s'était bien débrouillée. Son cher et tendre faisait désormais partie de la famille. Murray Davis l'accueillerait à bras ouverts. Pour lui, le handicap de Larston ne constituait pas un obstacle. Il était riche et cela seul comptait. Je me souvenais de ses propos méprisants à propos de l'amour. Je rentrai chez moi plein de tristesse et de frustration. La vue du chintz fané des rideaux, du papier peint défraîchi des murs, du tapis râpé par endroits, me sapait le moral. La perspective d'habiter bientôt Holly Farm ne me réconfortait pas. Qu'est une demeure sans maîtresse de maison ? Une coquille vide. Je pouvais, certes, suivre les avis de Murray Davis et épouser une débutante fade, à l'image de Marjorie Baines. Pareil projet ne m'emballait guère. De plus, aucune de ces filles n'accepterait d'abandonner les plaisirs de la capitale pour s'enterrer à la campagne.
Le pas de Mrs Baxter fit craquer les marches d'escalier. Sans doute m'apportait-elle une tasse de thé, bienvenue par cette journée humide de septembre. Le breuvage s'accompagnait d'une lettre. « Déposée par un coursier », précisa ma logeuse.
Peut-être lord Faraday s'était-il ravisé et me suppliait de retravailler pour lui. L'enveloppe, déchirée fébrilement, révéla un feuillet imprégné d'une senteur subtile. Un parfum respiré autrefois sur une sublime créature qui se penchait sur mon lit d'enfant. Cher Walter, écrivait Rosalind, l'épreuve traversée en ce moment ne m'empêche pas de penser à vous. Comme vous m'avez manqué à Weymouth ! Je passais mon temps à me remémorer nos conversations : dans le salon, au bord de la falaise, et même cet échange peu amène au cours du bal d'été. Si vous êtes libre, je vous propose de nous retrouver après-demain à l'endroit et à l'heure habituels. Votre Rosalind.
Portant la lettre à mes lèvres, j'en humai la délicate fragrance, puis je baisai la dédicace. En fait, pas encore ma Rosalind, mais les termes de cette missive l'induisaient. Le décor miteux où j'évoluais perdit de son importance. De même, mon renvoi du journal se réduisait-il à un incident mineur. Je lui ai manqué, me répétais-je. Je relus la lettre une bonne dizaine de fois avant de la glisser sous mon oreiller.
Lors des funérailles, Rosalind était ensevelie sous les crêpes et les voiles, tout comme sa mère et lady Harriet. Une figure lointaine, anonyme. Aujourd'hui, ses parures de deuil se limitaient à une simple voilette qu'elle releva sitôt entrée. Son visage, marqué par les nuits d'insomnie et le chagrin, était d'une pâleur surnaturelle.
— C'est moi qui suis en retard, cette fois, s'excusa-t-elle. Les tracasseries liées au décès de mon père.
J'avais craint un instant qu'elle ne me fît faux bond. Un recul dû aux termes trop hardis de sa lettre. Mais elle était là.
— C'est tout naturel. J'ai beaucoup pensé à vous en ces heures difficiles.
— Merci. J'étais attachée à mon père en dépit...d'un certain événement du passé – elle baissa la tête, puis la redressa et je reçus en pleine face son regard bleu et franc –, il a mis son veto à mon mariage avec Franck. Le saviez-vous ?
— Plus ou moins. Alice m'en avait vaguement parlé.
Une employée surgit, la taille ceinte d'un tablier blanc, et prit notre commande. Le salon embaumait la brioche fraîche et le chocolat. Rosalind avait ôté son chapeau et un rai de soleil, faufilé entre les voilages des rideaux, transformait en or sa chevelure. Elle fit bouffer celle-ci et reprit :
— Oui, je voulais épouser Franck en dépit de son comportement, et mon père m'en a empêchée. Je n'ai pas eu la force de lui résister.
Je me représentais bien la jeune fille qu'elle était alors : élevée pour être une bonne épouse, une bonne mère, douée de talents mondains et domestiques. Comme elle avait dû tomber de haut, projetée de ses rêves d'amour à une réalité cruelle et sordide ! Et personne n'était venu à son secours, sauf...je ne formulai pas le prénom tout haut. Rosalind le prononça à ma place.
— James a été très gentil, compréhensif. Il a commencé à venir à Park Road. Le plus souvent, je restais cloîtrée dans ma chambre, au point de désespérer mes parents. Au bout de quelque temps, j'ai accepté de descendre et de converser avec lui. Il m'a persuadée de l'accompagner au Crystal Palace et dans d'autres lieux du même genre. Mes parents n'y trouvaient rien à redire. Après tout, il avait failli être mon beau-frère et offrait des garanties de sérieux et de moralité. Petit à petit, ses visites se sont faites plus fréquentes. Je me suis habituée à lui, aussi n'ai-je pas été prise au dépourvu quand il a demandé ma main.
Difficile de me représenter James en amoureux transi. D'autres intérêts le guidaient certainement : désir de prendre sa revanche sur le fils préféré de son père ; volonté d'agrandir son patrimoine par un second mariage avantageux – Rosalind était fille unique et recevrait un bel héritage au décès de ses parents –, fierté d'exhiber une épouse ravissante. La jeune fille avait hésité longtemps avant de lui donner une réponse, puis elle avait cédé sous la double pression de ses parents et de James.
— Et aussi, m'avoua-t-elle, parce que cette union me permettait de continuer à voir Franck : une mauvaise idée. Plus je vivais auprès de lui, plus mes regrets augmentaient. Ses débordements, que James prenait plaisir à souligner, aggravaient encore les choses.
Je devinais le calvaire enduré par Rosalind. La naissance d'Heather avait été le seul point positif de cette période. La jeune femme avait retrouvé le goût de vivre et acquis un nouvel éclat. Cet épanouissement n'avait pas échappé à Franck. Lui qui semblait se désintéresser de son ancienne fiancée, avait entrepris de la reconquérir. Sans mon intervention malencontreuse, il y serait sans doute parvenu, même si Rosalind s'en défendait. Je n'osai pas lui demander si elle agirait de même aujourd'hui, si elle était placée dans une situation similaire. Le moment était mal choisi.
Quand Rosalind et Heather étaient rentrées de Weymouth, Franck avait repris ses habitudes de dissipation. Ce qui n'avait pas empêché Franck de persécuter sa femme de sa jalousie. La mort de mon père n'avait atténué en rien ce harcèlement. Je me gardai d'évoquer la scène surprise bien malgré moi le soir de l'enterrement. Si Rosalind m'en parlait un jour, ce serait de son propre chef. Elle conclut son récit par un geste vague de la main :
—Tout cela est loin, et je n'en veux plus à mon père. Toute femme peut faire de son mariage une réussite. Je n'étais sans doute pas douée.
— Non ! la faute en revient à James. C'est un être odieux, retors. Il ne vous mérite pas.
— Comme vous le détestez !
— Au moins autant qu'il me déteste. Dès mon arrivée à Kensington Road, j'ai senti son inimitié. Il m'a toujours vu comme un rival, prêt à le supplanter auprès de son père et à évincer Bruce.
Maintenant, je l'étais effectivement, du moins en amour ; mais je ne le dis pas. Les confidences de Rosalind prouvaient qu'un grand pas avait été franchi et je refusais de brûler les étapes.
— Je sais, soupira-t-elle. Les liens familiaux n'engendrent pas forcément l'affection.
Le soleil avait disparu derrière les nuages ; la lumière baissait par degrés. Pour Rosalind, ce serait bientôt le moment de rejoindre son triste foyer.
Un mois après que Bennett m'eut convoqué à son étude, je reçus les clés d'Holly Farm de la main du notaire de Leicester. Outre la maison et le parc, le domaine comportait des terres à blé, cultivées par des métayers, des prés à moutons et un morceau de forêt. Tout cela d'un rapport médiocre, selon l'homme de loi. Pour mon grand-père, je dilapidais mon capital – trente mille livres, quatre-vingts shillings et trois pence – au lieu de le faire fructifier. Il ne s'était pas privé de le souligner en public, lors du repas de fiançailles de Véra et Charles Larston. Mes tentatives de la dissuader s'étaient heurtées à un mur. « Personne n'a la moindre influence sur Véra, avait soupiré Rosalind, pressentie pour être mon alliée dans ce combat. Quand j'ai épousé son père, elle avait cinq ans et déjà une volonté de fer. » Mon seul espoir résidait en ce qu'elle se rendît compte par elle-même de l'absurdité de son projet. Mais le temps avait passé et le mariage, fixé au mois de mai, aurait bien lieu.
Contrairement aux dires de Murray Davis, je n'avais pas mis tous mes œufs dans le même panier. Conseillé par Bennett, j'avais fait quelques placements judicieux. Le reste de l'héritage servirait à réparer Holly Farm. J'avais estimé les dégâts de l'extérieur lors de ma première visite, mais l'état de l'intérieur s'avérait catastrophique. Dolly n'avait pas exagéré. Si le mobilier du salon, protégé par des housses, n'avait pas souffert de l'humidité, les tapis étaient mangés aux mites ; de même les tentures de velours. Les tapisseries gondolées étaient piquetées de moisi et de suie. La cuisine se trouvait dans un état pitoyable. Dolly qui m'avait accompagné s'exclama devant les murs noircis où s'accrochaient des casseroles ternies par la poussière :
— Si la pauvre Magda voyait ça !
Ceci pour le rez-de-chaussée. L'escalier conduisant à l'étage menaçait ruine et dans les chambres, tout craquait : le lit, le plancher, les portes des armoires. La plomberie datait de Mathusalem et le cabinet d'aisance était pourri. Je calculai combien coûterait un équipement moderne comme celui des Sedgewick ou de lady Harriet. Ce n'était pas une priorité, me fit remarquer Dolly. Dans l'immédiat, il s'agissait de rendre les pièces habitables. En attendant, je logerais à l'unique hôtel du village.
Aérer les pièces, dépoussiérer les dessus de cheminées et les cadres des tableaux, lessiver et encaustiquer les planchers...Dolly allait et venait, infatigable, secondée par des jeunes filles de Swithland qu'elle avait elle-même recrutées. Peu à peu, l'odeur de la cire d'abeille et des pots-pourris semés un peu partout chassèrent les relents de moisissure. Les tapisseries furent enlevées et remplacées par un papier peint acheté au magasin du village. Je commandai à Leicester des tapis et des tentures neufs. Verts pour le salon – la couleur de l'espérance – ; bleus pour ma chambre, la seule du premier étage à avoir été refaite. Celle de Dolly viendrait immédiatement après.
La première nuit où je dormis sous mon nouveau toit, je m'attendais à voir surgir les fantômes de mes parents. Cette chambre avait été celle de Franck. J'avais été conçu dans ce lit ; Lucinda y était morte. Dans l'armoire, j'avais eu la surprise de découvrir des vêtements rustiques, portés par mon père à la campagne, ainsi que des robes élégantes, à la mode dans les années quatre-vingts. « Master Franck avait offert ces toilettes à Lucinda, m'avait expliqué Dolly. Elle était magnifique là-dedans. » Par quel miracle l'ancien propriétaire, un industriel de Liverpool, n'avait-il pas jeté ces tenues ? Il ne devait pas venir souvent ici. Quand j'avais dépendu l'une des robes, en flamboyant satin rouge, un peu de poussière s'en était détaché. Le tissu exhalait une forte odeur de moisi, comme le reste.
À la lueur de la lampe à pétrole – l'installation de l'électricité étant remise à plus tard –, les battants disjoints de l'armoire laissaient voir les housses blanches dont Dolly avaient recouvert les robes lavées et repassées. Les seuls revenants que je verrai cette nuit, me dis-je en souriant. Je m'enfouis sous les couvertures. Les draps, bien que bassinés, étaient glacés. Il faudrait des jours pour réchauffer la maison. De plus, l'absence de ramonage régulier rendait les cheminées inutilisables. En dépit de ces inconvénients, j'éprouvais un sentiment de sérénité. J'étais enfin rentré chez moi après treize ans d'errance. Le premier de mes rêves se concrétisait et je ne doutais pas de réaliser le second.
Le temps clément de ce début de printemps facilita les travaux d'extérieur : arrachage du lierre de la façade et nettoyage du parc de ses ronces et de ses fourrés encombrants. Les jeunes gars du village embauchés pour l'occasion n'en revinrent pas de me voir grimper sur un échafaudage. Vêtu d'un vieux pantalon de Franck, poché aux genoux, et armé d'un pinceau, je m'appliquai à restituer aux volets leur teinte initiale. En dépit de ma casquette, mon visage déjà mat, prit un hâle foncé identique à celui de mon cou et de mes bras. Rosalind m'avait affirmé aimer cela, aussi n'étais-je pas trop affecté. Nos rendez-vous me manquaient. Je lui écrivais régulièrement pour lui décrire l'avancée des travaux. Elle me répondait de même, me donnant des nouvelles de Kensington Road. Véra et Charles aménageaient la maison que Larston avait achetée à Bayswater. Heather était rentrée de son école. Elle a changé, signalait Rosalind, sans s'étendre davantage sur la nature de ce changement. Ses lettres pouvant être ouvertes par inadvertance, les termes en restaient mesurés. On était loin du billet envoyé à la mort de son père. Nos liens s'étaient pourtant resserrés au cours de l'hiver, au point que j'avais du mal à imaginer la vie sans elle.
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