Chapitre XXVIII
Le soleil ardent, en contraste avec la pénombre du hall, me fit cligner des yeux. Rosalind, elle, ne semblait pas incommodée par ses rayons. Appuyée au portillon, son chapeau de paille basculé en arrière, elle offrait à la lumière son visage aux yeux mi-clos.
— Vous ne craignez pas de gâter votre teint ? demandai-je après l'avoir rejointe en quelques foulées.
— Non. Ma peau reste blanche quoi que je fasse.
— Et la mienne brune, hélas !
Des propos anodins, sans rapport avec la soirée au Romano ni avec l'intervention intempestive de mon grand-père. Mais Rosalind protesta :
— Vous avez tort de vous plaindre. Cette coloration donne du caractère à votre visage.
— Et vous aimez cela ? osai-je demander.
— Oui.
Je retins mon souffle. Elle avait soulevé les paupières et ses yeux, réduits à deux fentes bleues, me regardaient bien en face.
— Pour avant-hier...commençai-je.
— Vous n'avez pas à vous justifier, Walter. Il n'y a pas de mal à entretenir des rapports avec...ce genre de femme.
Cette expression dans la bouche de Rosalind me chagrina. Isolda était digne de respect, digne d'amour – un amour que je ne lui donnais pas –.
— Isolda Allen n'a rien d'une prostituée, répliquai-je. Elle vit de son art et choisit d'aimer qui elle veut.
Rosalind ne se fâcha pas ; au contraire, elle sourit.
— Vous devez l'aimer pour la défendre avec une telle vigueur, commenta-t-elle avec un soupçon de malice.
— Non. Je n'aime qu'une seule femme : vous.
Cet aveu avait franchi mes lèvres sans préméditation. Les traits de Rosalind se contractèrent sous l'effet d'une émotion violente. L'écho de son trouble se répercuta en moi. L'air autour de nous paraissait vibrer bien qu'aucun vent n'agitât la cime des arbres.
— Je vous en prie, chuchota Rosalind. Si Véra et Marjorie vous entendaient...
Des rires émanant de l'intérieur de la maison signalaient l'irruption imminente des deux femmes, mais je n'en avais cure.
— Je vous aime, répétai-je. Vous aussi, vous m'aimez. Ne le niez pas !
— Vous êtes bien présomptueux.
Elle jetait des coups d'œil effrayés vers la façade et triturait sa ceinture d'une main nerveuse.
— Il y a un salon de thé à Bond Street, reprit-elle dans un souffle : tout près de chez ma tante. L'endroit est calme et discret. Pouvez-vous m'y retrouver mercredi à cinq heures ? Nous causerons.
Je n'en revenais pas. Elle me donnait un rendez-vous clandestin.
— Près de chez lady Harriet ? Vous n'avez pas peur de... ?
L'apparition de Marjorie et Véra, chacune une ombrelle à la main – verte pour la première, grenat pour la seconde –, la dispensa de répondre. Elle se composa instantanément un masque enjoué et artificiel, comme si notre conversation n'avait jamais existé. Mais tout était réel, je le savais, de la pique contre Isolda à la promesse d'un tête-à-tête. Dans un lieu public, certes, mais c'était mieux que rien. Je tenais une chance de la convaincre de ma sincérité. Dans quelle perspective ? Je l'ignorais encore, ne voyant pas au-delà de la semaine suivante.
Tout en marchant le long de la Serpentine, à deux pas derrière les trois femmes, j'éprouvais un sentiment de griserie. Si j'avais pu, j'aurais chanté, dansé, jeté mon canotier en l'air. James était provisoirement oublié. Même si Rosalind ne se retourna pas une seule fois, le mouvement de ses épaules, le roulis de ses hanches, la vivacité de son allure, donnaient des indications sur son état d'esprit. Les hommes croisés, jeunes ou vieux, se retournaient autant sur elle que sur Véra et Marjorie à la jeunesse éclatante. Je me sentais fier, comme si j'avais été son époux. Ce soir-là, je rentrai à Soho avec des étoiles plein la tête.
Dans les locaux du Monday Chronicle, régnait une effervescence inhabituelle auquel j'accordai une attention distraite. La perspective de mon rendez-vous de cinq heures me mettait en transe. L'agitation générale finit par m'alerter. On attend la visite du grand manitou, me fut-il expliqué. Pas par Todd, car ce dernier paraissait me fuir. L'article sur les suffragettes venant de paraître, je trouvai cette attitude bizarre. Je vais enfin rencontrer Faraday, me disais-je. Peut-être me félicitera-t-il. Depuis dimanche, je planais sur des nuées.
Les dos se courbèrent à l'entrée de lord Faraday : un homme dans la cinquantaine, de taille élevée – au moins six pieds –, coiffé d'un haut de forme gris perle, assorti à son costume. Je remarquai l'épingle de diamant piquée à son gilet quadrillé gris et noir, ses chaussures impeccablement cirées et la canne à pommeau sculpté qu'il balançait avec une régularité de métronome. Il pénétra plus avant dans la pièce, puis vint vers moi d'une démarche résolue. Je me levai, prêt à le saluer, mais il demanda d'un ton chargé de ressentiment :
— C'est vous, Patrick Shaw ?
Sans me laisser le temps de répondre, il tira de sa poche un ensemble de feuillets reliés et jeta le tout sur mon minuscule bureau.
— L'auteur de ce torchon ? compléta-t-il.
Son index vengeur pointait mon article étalé en première page du dernier Monday Chronicle.
— Oui, c'est moi. Je ne comprends pas...est-ce mauvais ? Mal écrit ?
— Non, il s'agit d'autre chose.
— S'il s'agit du contenu, hasardai-je, je n'ai pas fait de propagande, je me suis borné à raconter.
— Alors, vous auriez dû mentionner la présence de mon épouse à cette...mascarade.
— Votre épouse ?
Je dévisageai lord Faraday avec incompréhension. Le personnel du journal, flairant la tension entre le patron et moi, s'était prudemment reculé. Todd était toujours invisible.
— Oui, mon épouse, martela lord Faraday, avant qu'elle ne quitte le domicile conjugal et ne demande le divorce. Ces pécores lui ont fourré des tas de bêtises dans la tête, sur le droit du sexe faible à conquérir son indépendance.
Cette diatribe provoqua un déclic dans mon cerveau. En un éclair, je revis la jolie blonde de Manchester dont le comportement m'avait intrigué, la luxueuse voiture et le chauffeur derrière son volant de bois. Ce soir-là, lady Faraday n'était pas encore décidée à sauter le pas, mais le discours de Pankhurst l'avait convaincue.
— Je n'y suis pour rien, dis-je. Il y avait foule à cette réunion et personne ne m'a présenté votre femme. A-t-elle lu l'article ?
— Peu importe ; moi, je l'ai lu. Imaginez mon état d'esprit en découvrant un éloge de ces garces dans l'hebdomadaire que j'ai fondé.
La voix hachée et les contractions douloureuse des traits indiquaient l'homme abattu, désespéré d'avoir perdu sa jeune et jolie épouse. Trop jeune et trop jolie, à mon avis. Mais cette faiblesse fut de courte durée. Frappant la table du poing, lord Faraday déclara d'un ton venimeux :
— Je ne donnerai pas un shilling à Fanny. Quant à vous, Shaw, vous êtes viré. Je ne peux pas prendre le risque de voir paraître dans le Mornay Chronicle des textes encourageant les femmes à déserter leur foyer.
— Mr Todd n'y avait rien trouvé à redire.
— Todd était emballé par votre style au point de perdre de vue notre ligne éditoriale. Vous recevrez un chèque pour solde de tout compte.
Sur cette annonce sèche, il tourna les talons, me laissant comme assommé. Je ne pouvais croire que ma carrière de journaliste s'arrêtait là à cause d'une stupide coïncidence. Mon regard erra sur l'énorme téléphone noir dont je ne décrocherais plus le récepteur, sur la presse du jour, scrupuleusement dépouillée par mes soins, sur l'exemplaire froissé où ma prose occupait la une. Ce texte, j'aurais voulu ne l'avoir jamais écrit. J'aurais dû me limiter à des billets anodins au lieu de me lancer dans des articles de fond, et surtout, ne pas céder aux instances de Véra. À présent, je me trouvais dans une situation délicate. J'avais devant moi de quoi régler quatre mois de loyer environ et dix mois me séparaient de mes vingt et un an. L'idée d'abandonner Malta Street pour réintégrer Kensington Road me désespérait à l'avance. J'entendais d'ici Murray Davis : Je l'avais bien dit, mes descendants sont incapables de gagner de l'argent par eux-mêmes. Et James se réjouirait de mon échec.
Autour de moi, j'entendais des chuchotements. Chacun commentait mon éviction dans son coin avec plus ou moins de sympathie. Ma position privilégiée auprès de Todd avait suscité des jalousies. Je commençai à rassembler mes affaires personnelles quand le directeur réapparut avec un papier bleu : le dernier chèque que je recevrais du Monday Chronicle.
— Je suis désolé pour vous, dit-il. Si j'avais su que lady Faraday assistait à cette réunion, l'article ne serait pas passé. Qu'allez-vous faire maintenant ?
— Me débrouiller.
— Ah oui ! Votre riche famille !
Cette remarque perfide ne contribua pas à me remonter le moral. Un coup d'œil à ma montre à gousset me tira de mes pensées sombres. Cinq heures moins le quart et Rosalind m'attendait à Bond Street à cinq heures. Un instant je fus tenté de ne pas m'y rendre. Mon bonheur extatique du dimanche précédent se dissolvait dans l'amertume et le découragement. La pluie qui succédait au temps quasi estival n'arrangeait rien. Je renonçai à prendre l'omnibus, par mesure d'économie, et déployai le large parapluie noir typiquement britannique.
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