Chapitre XXVII
Après une courte nuit de sommeil, le petit-déjeuner de Mrs Baxter me remit les idées en place. À son âge, Paxton n'était pas novice en matière de femmes et Véra était raisonnable malgré ses foucades. Je consacrai la matinée à rédiger mon article. Je m'étais efforcé de rester objectif, comme le souligna Todd quand je lui soumis le texte dans le courant de l'après-midi.
— En principe, je devrais le faire viser par lord Faraday, dit-il, mais personne n'est attaqué là-dedans ; ni le gouvernement Asquith, ni ces messieurs les parlementaires. N'empêche, il y a de quoi secouer quelques consciences.
Le texte partit derechef à la composition. Je baignais dans une douce euphorie. Le soi-même, j'emmenai Isolda souper au Romano. La salle, tout en longueur avec ses tentures rouges et ses banquettes en peluche, était bondée. Un serveur nous dénicha une table d'angle qui avait l'avantage d'offrir une vue panoramique sur la salle et le désavantage de dérober Isolda aux regards : le pire inconvénient pour une femme accoutumée à être admirée. Mais elle me rassura :
— Ça ne me gêne pas : au contraire. Je peux détailler les toilettes des autres en toute discrétion.
— Et les critiquer ? plaisantai-je.
— Non, les femmes fréquentant cet endroit se signalent par leur élégance. Tiens, par exemple, celle-ci.
Elle désignait la table en face, occupée par un couple que je voyais de profil. L'homme se penchait sur son assiette, absorbé dans le décorticage d'un homard et la femme... l'espace d'une seconde, mon cœur cessa de battre. Rosalind, dînant à deux pas de moi en compagnie de James. Le fait n'avait rien d'étonnant et rien dans leur attitude ne suggérait une étroite intimité. Cela ne m'empêchait pas d'être jaloux et frustré. Cette femme qui avait frémi dans mes bras, que j'étais à deux doigts d'avoir embrassée, soupait paisiblement avec son mari. L'image de l'harmonie conjugale, même si cette dernière était une façade.
Ni l'un ni l'autre ne m'ayant aperçu, je les observai à la dérobée. Les doigts épais de James se battaient pour venir à bout des pinces récalcitrantes. Dans deux heures au plus, ils se poseraient sur Rosalind, sur les courbes et les creux de son corps avec une assurance tranquille de propriétaire. Mes mains étreignirent ma flûte à champagne à la briser.
— N'êtes-vous pas d'accord avec moi ? demanda Isolda dont la voix semblait venir de très loin.
— Si, bien sûr.
Je lui souris, tâchant d'apaiser le tumulte de mes émotions. Isolda reprit d'un ton enthousiaste :
— Elle est aussi d'une beauté exquise. Et les perles de son collier doivent valoir une fortune. Qui est son compagnon, à votre avis ? Son époux ou son amant ? Vu ses bijoux, je pencherais plutôt pour la seconde option.
Incapable de prononcer un mot, je reposai le verre sur la nappe. Dans la brusquerie de mon geste, le cristal heurta la porcelaine de mon assiette. Le bruit alerta Rosalind qui tourna la tête dans notre direction. Elle demeura un instant pétrifiée, les yeux rivés sur moi. La distance m'empêchait de déceler leur expression, mais si j'avais pu m'avancer, j'y aurais sans doute lu, outre l'étonnement, la déception et le regret.
— Elle vous connaît, j'ai l'impression, observa Isolda. Qui est-ce ?
Détournant le regard de Rosalind, je répondis d'une voix étouffée :
— Ma tante par alliance...et lui est mon oncle James.
— Le père de Bruce, donc. Pourquoi n'allez-vous pas les saluer ? C'est à cause de moi ?
— Non, pas du tout. Je ne suis...pas en très bons termes avec mon oncle.
James en avait fini avec ses crustacés et s'essuya les lèvres à l'aide de sa serviette. Nos regards se croisèrent en une muette passe d'armes, puis celui de James effleura Isolda avec dédain. Il s'inclina vers Rosalind et murmura quelque chose qui figea les traits ravissants en une douloureuse grimace. Ce salaud est en train de médire de moi, pensai-je, révolté et furieux. Mes efforts étaient réduits à néant.
— L'expression me paraît faible, nota Isolda. Votre oncle vous hait.
À ce moment, James se leva, imité par Rosalind. Sur un signe de mon oncle, un serveur apporta canne, chapeau et pardessus ainsi qu'une étole bleu-pâle. La caresse des mains possessives au moment de draper de satin les épaules nues, m'occasionna une souffrance supplémentaire. Le couple s'éloigna sans se retourner. Je repris lentement conscience de la présence d'Isolda. La jeune femme me dévisageait, ses noirs sourcils froncés. Sans doute n'avait-elle pas perdu une miette de mon manège.
— Buvez ! ordonna-t-elle, montrant mon verre plein. Le champagne est souverain contre les peines de cœur.
— De quoi parlez-vous ?
Nullement décontenancée par le ton rogue, Isolda précisa :
— Votre tante... c'est elle, n'est-ce pas, la femme que vous disiez aimer ?
— Je n'ai rien prétendu de tel.
La conversation prenait un tour déplaisant. La curiosité inquisitrice d'Isolda m'incitait à rentrer dans ma coquille plutôt qu'à me montrer expansif.
— La façon dont vous la regardiez était éloquente, insista-t-elle.
— J'aime Rosalind comme un neveu aime sa tante.
— Rosalind ! Quel joli prénom !
— Très joli, en effet, concédai-je du bout des lèvres.
— Et vous le prononcez avec une intonation particulière. Comme vous mentez mal, Walter !
Sa main tapota la mienne. Je retirai mes doigts.
— Sommes-nous en train de nous quereller ? suggéra-t-elle. Ce serait dommage, la soirée avait bien commencé.
— Oui, nous étions censés fêter mon article.
Je n'avais pas envie de me fâcher avec Isolda, pas plus que de lui faire des confidences, inconvenantes dans la situation présente. L'arrivée de la carte nous sauva. J'éliminai d'emblée tout ce qui portait pince et me rabattis sur le bon vieux roasbeef anglais traditionnel. Au fur et à mesure de l'avancée du repas, l'ambiance se détendit ; la conversation reprit un cours normal, superficiel, à l'image du Romano. Surtout, ne pas penser à Rosalind et James montant l'escalier, à la porte de la chambre se refermant sur eux. J'y réussis assez bien puisque j'acceptai de finir la soirée à Leicester Square.
— Je déteste avoir un tiers dans mon lit, déclara Isolda.
La voix n'était ni ensommeillée comme on aurait pu s'y attendre, vu l'heure et le lieu – deux heures du matin et des draps dévastés par nos ébats amoureux –, ni aimable. Plutôt tranchante, même.
— Qu'entends-tu par-là ? balbutiai-je, à demi éveillé.
— Tu avais constamment cette femme à l'esprit pendant l'acte. J'ai beau avoir l'esprit large, servir de substitut ne m'enchante guère.
Mes doigts crispés sur sa hanche gauche s'ouvrirent, ma cuisse cessa de peser sur la sienne. Isolda avait raison sur toute la ligne. Mon désir s'était adressé à une autre. La robe dont les agrafes avaient cédé sous l'effet de mon impatience était bleue et non rose ; les cheveux déroulés en ondes soyeuses n'étaient pas aile de corbeau, mais dorés. La peau, au lieu d'être ambrée, présentait le doux éclat des perles. Les bougies soufflées par Isolda avait parfait l'illusion. Cette nuit, j'avais caressé et pénétré Rosalind Davis par procuration et je n'en étais pas fier.
— Pardonne-moi, dis-je à Isolda ; pareille chose ne se reproduira plus.
Je la saisis par la nuque et plaquai mes lèvres contre les siennes, mais sa bouche resta obstinément close. Ma tentative de titiller la pointe de son sein gauche n'eut pas plus de succès.
— Il est possible que cela ne se reproduise plus, déclara-t-elle d'un ton fataliste.
Je n'en croyais pas mes oreilles. Elle me signifiait mon congé sans même m'accorder une chance de me rattraper.
— C'est ridicule, ripostai-je. T'ai-je jamais menti ou manqué de respect ? Si tu me compares à Bruce...
— Laisse Bruce où il est. Établir un parallèle entre vous serait indécent.
Elle se leva, alla allumer la lampe à gaz et revint s'assoir près de moi en ayant soin de ne pas me toucher. Au passage, elle avait cueilli le peignoir porté à notre première rencontre et en avait resserré les plis moelleux autour de son corps. Me dérobait-elle sa gorge, son ventre, le taillis brun entre ses cuisses pour me punir ?
— Pour être honnête, reprit-elle, tu m'as toujours traitée d'égal à égal. Cette attitude me changeait des autres hommes. Mais eux, me voulaient vraiment ; je n'étais pas pour eux un ersatz.
— Isolda...
Mon geste instinctif de la prendre dans mes bras se solda par un échec. Ce rejet était-il irrémédiable ? Elle m'assura du contraire. Pour l'instant, elle se sentait blessée, humiliée. Si je revenais dans quelques jours peut-être...je m'accrochai à cette promesse. Je tenais à Isolda ; pas autant qu'à Rosalind, certes, et d'une manière différente. Je rentrai chez moi, triste et déboussolé. L'unique perspective réjouissante était la prochaine parution de mon article.
La confrontation redoutée se produisit à l'occasion du repas dominical auquel j'étais convié quand les Gardiner n'étaient pas libres. Dès mon entrée dans la salle à manger, j'encaissai le regard de James, empreint d'une bizarre lueur de triomphe qui me rendit perplexe. Rosalind arriva la dernière à table : une apparition ravissante dans sa fraîche robe de linon blanc. Ainsi, elle ressemblait à une toute jeune fille. Elle se comporta normalement envers moi, comme si nous ne nous étions pas croisés au Romano. Murray Davis promenait sur sa famille réunie un regard satisfait. Il attendit que nous ayons fait un sort au pudding pour se tourner vers moi et lâcher sa bombe :
— Alors, mon garçon ? À en croire James, tu suis le même chemin que ton père.
— Et quand cela serait, il n'aurait pas à s'en mêler.
Mon oncle grommela entre ses dents tandis qu'Alice me gratifiait d'un coup d'œil navré. À l'autre bout de la table, Véra m'adressa un signe de connivence. Rosalind et Marjorie ne pipèrent mot. Bruce, lui, paraissait mal à l'aise. Au silence lourd qui avait suivi ma réplique, succéda le fameux rire croassant de mon grand-père.
— Bien envoyé, déclara-t-il en se frottant les mains. Te voilà prévenu, James. Walter devrait prendre exemple sur son cousin. Une femme légitime vaudra toujours mieux qu'une gourgandine. N'es-tu pas de mon avis, Bruce ?
Au tour de Bruce de passer sur le gril. Que savait exactement Murray Davis au sujet du dramatique accouchement de Marjorie ? De son lit de malade, il avait pu en recueillir les échos. Mon cousin émit d'abord un rire gêné, puis enlaçant la taille de son épouse, il approuva :
— Exact, Grand-Père. Une gentille et jolie petite femme comme ma Marjorie.
Cette déclaration parfaitement hypocrite détendit l'atmosphère. Sally commença à desservir. Les rideaux tirés laissaient filtrer la lumière du soleil : un appel à profiter de l'après-midi quasi estival. Véra proposa une promenade au parc, initiative approuvée par Marjorie et Rosalind. Alice opta pour une sieste dans sa chambre. Selon elle, il faisait beaucoup trop chaud pour se risquer dehors.
— J'en suis, si vous m'acceptez, dis-je.
— Bien entendu, approuva Véra, bien que tes mœurs soient un peu relâchées pour un chaperon.
— Véra ! s'exclama Marjorie, scandalisée. On ne parle pas de ces choses. Tout à l'heure, j'avais envie de rentrer sous terre.
Le rire de Véra s'égrena, haut et clair. Rosalind se taisait. J'étais écartelé entre l'envie de me justifier auprès d'elle et celle de partager la gaieté de ma cousine.
—Je vais chercher une ombrelle, nous prévint cette dernière. Le soleil tape fort.
— Mon Dieu ! Tu as raison, gémit Marjorie. J'ai eu assez de mal à me débarrasser de ces vilaines taches. Montez-vous aussi, Rosalind ?
— Non, je vais directement au jardin.
Véra et Marjorie s'élancèrent dans l'escalier aussi vite que le permettait leur jupe entravée. Je me disposais à emboîter le pas à Rosalind, mais Bruce m'intercepta.
— Merci de ne m'avoir pas trahi, dit-il à voix basse. J'ai eu chaud.
— Grand-Père est peut-être au courant pour toi.
— Non, il aime nous asticoter, c'est tout. Mon paternel t'a dans le pif, j'ai l'impression.
— Il s'imagine que je veux l'évincer à la tête des fabriques.
— Et ce n'est pas le cas ?
Le ton goguenard m'exaspéra. Bruce ne serait jamais un allié ; tout au plus me ménageait-il en me gardant à l'œil.
— Absolument pas, répondis-je. Les filatures n'ont pour moi aucun intérêt.
— Très bien. Pour moi non plus, à vrai dire. Seuls comptent les revenus qu'on peut en tirer. Il en est de même pour toi, je suppose.
À quoi bon me répandre en protestations vertueuses ? N'attendais-je pas avec impatience ma majorité pour récupérer l'héritage de Franck. L'existence était conditionnée par l'argent. On en avait ou on n'en avait pas et mon appartenance à la première catégorie procédait du hasard. Devais-je pour autant cracher sur un tel instrument de liberté ?
— Il y a une course à Newmarket cet après-midi, reprit Bruce. J'ai parié sur Philadelphia : une petite pouliche prometteuse. Ça te dirait de m'accompagner ?
— Merci ; je me suis engagé pour un tour au parc.
Ses lèvres formèrent une moue pouvant signifier « Tant pis ! Tu ne sais pas ce que tu perds » et il me planta là. Je disposais de peu de temps pour parler à Rosalind seul à seul ; aussi me hâtai-je à la poursuite de la gracieuse silhouette en blanc.
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