Chapitre XXIX

Rosalind avait vu juste. Le salon de thé représentait un havre de paix et pour la discrétion, des palmiers en pot garantissaient l'intimité de niches semi-circulaires où de petites tables étaient disposées. Peu de monde autour de celles-ci, sans doute en raison de la pluie. L'éventualité que Rosalind ne vînt pas m'avait effleuré. Je l'imaginais, effrayée de sa propre audace, se drapant dans sa vertu irréprochable de femme honnête. Au fond, cette dérobade m'éviterait de me montrer sous un mauvais jour. Mais le fait de l'apercevoir à travers les plantes vertes me remplit d'un tel soulagement que je me reprochai aussitôt ce raisonnement stupide. J'accrochai pardessus et chapeau à une patère et me frayai un passage jusqu'à elle.

— J'avais peur que vous ne veniez pas, dit-elle, et son visage s'éclaira d'un sourire.

— Oui, je suis en retard

— Vous êtes trempé. Un chocolat chaud vous réconfortera.

Elle héla le serveur qui apporta une tasse fumante semblable à la sienne. Mon angoisse se dissipa un peu en buvant le chocolat à petites gorgées et en contemplant Rosalind. Je considérai comme un miracle de l'avoir en face de moi, sans un membre de la famille en tiers, et de pouvoir lui parler librement. Enfin, en théorie ; je ne disais pas grand-chose. Ce mutisme, en contraste avec mes propos enflammés du dimanche avait l'air de déconcerter Rosalind.

— Avez-vous des soucis, Walter ? demanda-t-elle.

— Non...oui... je ne veux pas vous ennuyer.

— Vous ne m'ennuyez pas. Quelle femme serais-je si je ne me préoccupais pas des personnes me témoignant de l'affection ?

Ce terme inadapté m'arracha une grimace. Vous confondez affection et un autre sentiment, fus-je sur le point de rétorquer. Pourquoi s'obstinait-elle à nier l'évidence ? Je choisis de ne pas relever le propos.

— C'est en rapport avec mon travail, dis-je.

Sans divulguer la présence de Véra, je relatai à Rosalind la soirée à Manchester et la déconvenue qui s'en était ensuivie.

— Lady Faraday avait-elle lu l'article ? demanda-t-elle quand j'eus fini.

— J'en doute. Il venait à peine de sortir et n'a pu influencer sa décision.

— C'est aussi mon opinion. Lord Farady s'est servi de vous comme d'un bouc émissaire. Auriez-vous par hasard le texte ? J'aimerais beaucoup le lire.

Je courus chercher l'exemplaire enfoui dans la poche de mon manteau. Rosalind parcourut attentivement la première page et déclara :

— Vous avez le don de rendre les choses vivantes. Pour un peu, j'aurais cru assister moi-même à cette réunion. Une chose improbable car je ne partage pas leurs idées avancées. Pour moi, une femme ne doit pas se mêler de politique et se consacrer exclusivement à son foyer.

Je l'aurais parié. Rosalind n'était pas comme Véra une de ces femmes modernes en voie d'émancipation. Fallait-il l'attribuer à son appartenance à une autre génération, à son éducation ou à son caractère ? Les trois, sans doute. L'aurais-je autant aimée si elle avait été autre ? Paradoxalement, tout aurait été plus simple.

— Je respecte votre opinion, dis-je, mais que se passe-t-il si cette existence ne lui donne pas satisfaction ?

L'emploi de la troisième personne du singulier tempérait l'audace de ma question. Rosalind ne fut pas dupe. Une légère coloration anima ses pommettes et ses doigts étreignirent l'anse de sa tasse. Au bout d'un temps qui me parut interminable, elle répondit :

— Elle s'en accommode et trouve des échappatoires.

— Comme rencontrer un jeune homme à l'insu de tous, par exemple, avançai-je, étonné par ma propre témérité.

Rougeur et pâleur alternèrent sur les joues de Rosalind, mais elle se reprit vite.

— Pourquoi pas s'il y a un lien de parenté entre eux ? Je pensais plutôt à la musique, aux bonnes œuvres, aux expositions de peinture, aux visites chez des amies et dans la famille.

Cette façon de se protéger derrière des banalités m'exaspéra. Je me souvenais de sa réaction lorsque je l'avais serrée contre moi, de son regard ébloui et aussi de son attitude dans le jardin. Dans un élan, ma main emprisonna sa main libre, l'autre tenant toujours la tasse. Le chevreau souple du gant me privait du contact direct de sa peau, mais pas de la chaleur qui en émanait.

— Moi, je pensais à tout autre chose, murmurai-je, resserrant ma pression autour des doigts fins.

— Ne perdez pas votre temps avec une femme mariée plus vieille que vous, Walter !

Elle ne se dégagea pas de mon étreinte pour autant. Enhardi, je ripostai :

— Vous n'êtes pas n'importe quelle femme, Rosalind ; vous êtes celle dont je rêve depuis toujours. Du jour de mon arrivée à Kensington Road, je vous ai aimée. D'un amour proportionné à mon âge, qui n'a fait que croître avec les années.

Le mur infranchissable derrière lequel Rosalind se retranchait se fissura, à en juger par le tremblement subit de sa main, mais sa voix était ferme lorsqu'elle répliqua :

— Vous devriez oublier cette folie et épouser une jeune fille d'un âge en rapport avec le vôtre, comme vous y incite mon beau-père.

— Si je ne peux vous épouser, je n'épouserai personne.

Elle hocha la tête ; nos doigts se déprirent lentement.

— J'espère que vous changerez d'avis, fit-elle. Vous êtes jeune, vous avez toute une longue vie devant vous. Il n'en est pas de même pour moi.

Je retins ma protestation prête à jaillir. Rosalind avait raison, en un sens. Les dix-huit années qui nous séparaient constituaient un obstacle infranchissable pour le commun des mortels. Il fallait la passion dont je brûlais pour le combler.

Elle assujettit son chapeau sur sa tête et se leva. Je gravai chaque détail de sa toilette dans ma mémoire : la soie gris-tourterelle du couvre-chef, la blouse blanche à fronces, visible entre les revers de sa veste de tailleur, la petite bosse formée par son alliance sous la peau du gant.

— Je dois rentrer, dit-elle ; nous aurons d'autres rencontres, si vous le désirez, bien sûr.

— Comment pourrais-je ne pas le désirer ?

Après avoir marqué une légère hésitation, elle me demanda :

— Mr Davis pourvoie-t-il à vos besoins ?

— Non, il me punit de n'être pas allé à Oxford.

— Je connais son intransigeance. J'ai hérité de ma grand-mère un millier de livres. Si vous avez besoin d'un secours matériel...

— Merci. Cela lèserait Heather et je ne le veux pas.

— Heather ne manquera de rien. Mon beau-père lui paie une finishing school très chère. Acceptez, je vous en prie.

Sa main s'avança pour étreindre mon bras avec une douceur persuasive, ses yeux me suppliaient.

— Je vous rembourserai jusqu'au dernier shilling, Rosalind, promis-je. En mars prochain, je toucherai l'héritage de Franck et j'irai vivre dans le Leicestershire

— Si loin de Londres ? Et de vous, semblaient dire ses yeux bleus écarquillés.

— Oui, mon but est de racheter l'ancienne maison de campagne des Davis.

Pensive, elle murmura, le regard dirigé vers les vitres où de longues traînées de pluie s'écoulaient.

— Holly Farm, n'est-ce pas ? Durant des années, j'ai haï ce nom qui symbolisait mon malheur.

— Pour moi, il est synonyme de bonheur. Vous aimeriez cet endroit si vous le voyiez, j'en suis certain. Les lieux ne sont pas responsables de nos maux, ce sont les gens.

Accompagnez-moi là-bas cet été, vous le constaterez par vous-même : ces mots ne passèrent pas mes lèvres. À quoi bon ? Elle aurait refusé, ou James l'en aurait empêchée. Une heure par ci par là, à Londres, voilà tout ce que j'obtiendrais et je devrais m'en contenter.


La manifestation du 21 juin se déroula sous les parapluies et rassembla une foule énorme. J'observai de loin le cortège, cherchant à repérer Véra parmi les suffragettes : en vain. Je me demandai si elle avait retrouvé Paxton. Interrogée, elle se montra évasive. Oui, elle l'avait brièvement croisé. La nouvelle de mon renvoi lui rendit sa loquacité. Elle déclara carrément que la responsabilité lui en incombait.

— Lady Faraday était inconnue du mouvement, la rassurai-je. Comment aurais-tu pu te douter ?

— C'est juste. Et je ne peux même pas t'aider. Dad règle les factures de mes toilettes et mes déplacements. Si je prenais un emploi de secrétaire ou de vendeuse de magasin, Grand-Père pousserait de hauts cris. Non, la seule issue pour moi est le mariage.

— Tu penses à quelqu'un en particulier ?

— Non, aucun milliardaire américain en vue, ni imbécile titré. Harry Baines est revenu plusieurs fois à la charge. Tu m'imagines avec ce balourd incapable de parler d'autre chose que de son club et de ses chevaux ?

— Lui et moi avons le même âge, lui rappelai-je, amusé.

Elle haussa les épaules.

— C'est sans comparaison. Toi, tu as de la personnalité. Lui, il a de l'argent et une couronne comtale dans son berceau.

— Ce n'est déjà pas si mal.

— Et il m'aime, soi-disant. Comme un objet décoratif ou un trophée à exhiber.

— Tu as la dent dure.

L'alacrité de Véra m'interpellait. Je la devinais fébrile, nerveuse. Paradoxalement, elle avait acquis un nouvel éclat. À quoi – ou plutôt à qui ? – attribuer l'étincelle dans son regard gris bleu, son teint moins terne, ses lèvres plus pulpeuses ?

— Tu permets ? Et sans attendre mon approbation, elle sortit de son réticule son étui à cigarette et son briquet en argent.

— Attention ! Mrs Baxter est pointilleuse, et question flair, c'est un vrai limier.

Elle ouvrit la fenêtre et s'accouda à la balustrade de fer. Des relents d'humidité et de feuille mouillée pénétrèrent dans la pièce.

— Ni travail, ni fumée, ni femme, énuméra Véra en allumant sa cigarette. Ah si ! Tu as ta cantatrice.

— Même pas. J'ai de bonnes raisons de croire que je suis remplacé.

La réticence d'Isolda à me recevoir et la vue d'une automobile aux chromes étincelants, garée en bas de chez elle, m'avaient éclairé là-dessus. Sur le coup, j'avais ressenti un chagrin mêlé de colère. Son Reviens me voir dans quelques jours signifiait en réalité mon congé. Avec le recul, je comprenais mieux son attitude. Quelle femme aurait voulu d'un homme obsédé par une autre jusque dans sa chambre à coucher ?

Véra pivota face à moi et observa :

— Tu n'as pas l'air très affecté.

— Non. Notre relation n'avait pas un caractère sérieux, ni durable.

— Ni sérieux, ni durable, répéta-t-elle, l'air étrangement songeur.

Je la sentais à mille lieues de moi. Enfin, elle émergea de son rêve éveillé pour demander d'un ton négligent quels étaient mes projets pour cet été.

— Sans doute resterai-je à Londres, répondis-je.

— Lady Harriet ne t'a pas invité ?

— Non, elle a dû trouver sa maison suffisamment envahie. Et les Sedgewick voyageront en Espagne.

Du moins pour lord et lady Sedgewick et Liz. Tim serait dans le Norfolk, chez des parents de son épouse toute neuve et Ronald à Oxford pour potasser mes cours, prétendait-il. Je le soupçonnais de rejoindre sa maîtresse mariée chaque fois qu'il le pouvait. Lui, Véra et moi gardions jalousement nos secrets. J'avais revu Rosalind une autre fois au salon de thé. L'été nous séparerait, mais elle me jura que nos rendez-vous reprendraient fin août. Je m'en passerais difficilement à présent, Walter. J'avais interprété cet aveu comme une promesse de bonheur à venir.

— Dommage que tu ne viennes pas, regretta Véra. Le séjour à Weymouth m'aurait paru moins barbant. On y voit toujours les mêmes gens, et pas des plus intéressants. 

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