Chapitre XXIV
Un silence s'installa, troublé par le tintement de la carafe contre le verre en cristal qu'Isolda venait de me remplir. Elle se pencha en avant pour me donner ce dernier. L'effleurement inévitable de nos mains provoqua en moi une émotion similaire à celle de la veille. C'était plus violent que ce que j'avais éprouvé en tenant Rosalind contre moi, plus primitif.
— Quel âge avez-vous, Walter ? demanda Isolda.
— J'aurai vingt ans en mars.
Je déplorai d'être si jeune. Quelle femme me prendrait au sérieux ? Mon expérience dans le domaine sexuel, bien que réelle, se limitait à des étreintes tarifées. Isolda avait l'habitude de frayer avec des hommes plus mûrs, plus entreprenants.
— Vous paraissez davantage, constata-t-elle, et pourtant, vos yeux sont ceux d'un enfant.
Un enfant arraché à son vert paradis et transplanté dans un lieu où la greffe n'avait pas pris. Isolda avait-elle lu cela dans mon regard ? Je liquidai mon brandy d'un trait, pour me donner du courage et reposai mon verre d'une main tremblante, dans l'attente de ce qui allait suivre. Isolda se releva de son siège et s'approcha de moi. Sa tête s'inclina de manière à placer nos visages l'un en face de l'autre. Je ne songeai pas à résister aux lèvres qui se soudaient aux miennes. Ni Violet ni aucune des filles rencontrées ne m'avait embrassé ainsi, avec une telle ardeur. Ma bouche s'entrouvrit pour que sa langue pût s'immiscer. Sans interrompre le baiser, Isolda s'assit sur mes genoux sans façon, le buste collé à mon torse et les fesses pesant sur mes cuisses. Ses bras enlacèrent mon cou. La multiplication de ces points de contact, ajoutée à la chaleur dégagée par le corps brûlant me déclencha une érection. Rien de tel n'était arrivé avec Rosalind, mais ici, j'étais seul avec Isolda et personne ne risquait de nous stigmatiser.
La main droite de la jeune femme quitta ma nuque pour dénouer ma cravate ; puis elle déboutonna habilement le haut de ma chemise. Ses doigts habiles coururent sur ma peau tandis que sa langue poursuivait son exploration. J'allais m'attaquer aux boutons de sa veste de tailleur, mais la figure railleuse de mon cousin s'imposa et réduisit à néant mes velléités. Isolda perçut mon infime recul bien que je continuasse à l'embrasser et à la laisser parcourir ma poitrine de caresses fiévreuses. Elle chuchota entre deux baisers:
— Quelque chose vous a déplu, Walter ?
— Non. Vous me plaisez beaucoup, mais...il y a Bruce.
— Vous craignez de passer après lui ? N'ayez aucun souci, ceci n'a aucun rapport.
— Je sais.
Elle referma mon col avec adresse et enfouit ses mains dans mes cheveux d'un geste que Rosalind aurait pu avoir. La frustration m'envahit à cause de cette caresse non donnée. Rosalind m'accorderait-elle un jour autre chose qu'une tendre amitié, ou resterait-elle l'épouse fidèle et respectable de James Davis ?
— Il y a autre chose, n'est-ce pas ? demanda Isolda, ses yeux plantés dans les miens.
— Oui. J'aime quelqu'un.
Autant être franc, comme elle l'avait été. Elle se releva et retourna s'asseoir. Rien ne transparaissait des manifestations précédentes, à part une mèche vagabonde sur son front et un pli à sa jupe. Elle ramena la première derrière l'oreille et tapota le second.
— Aimer et désirer ne sont pas forcément inséparables, dit-elle en se servant un doigt de brandy. Et je ne réclame pas l'exclusivité.
Je lui sus gré de ne pas me questionner. Nous parlâmes encore de choses et d'autres avant de nous séparer en excellents termes. Je m'engageai à revenir, avec la ferme intention de tenir cette promesse.
Je ne devins pas l'amant d'Isolda ce soir-là, ni les soirs suivants. Bruce avait beau être parti pour l'Italie, sa présence restait tangible dans le petit appartement. Sans avoir visité la chambre, je savais déjà que le sommier grinçait et ce détail me dérangeait. Au début, je me contentai de discuter avec Isolda au salon et à écouter les enregistrements de sa voix sur un phonographe. Les accents nasillards ne rendaient pas justice à son talent, mais impossible d'aller tous les soirs à l'Opéra. J'attendais Isolda par où nous étions sortis la première fois et nous revenions à Leicester Square, la hanche de la jeune femme appuyée à la mienne, mon bras enlaçant sa taille de manière plus naturelle au fur à mesure que notre intimité progressait.
Comme je l'avais prévu, je passai Noël à Park Lane. Liz, fine mouche, releva immédiatement mon air distrait et mes yeux brillants. Walt est amoureux, ne se priva-t-elle pas de chantonner, à tel point que j'eus envie de lui coller ma main sur la figure. À mes dénégations énergiques, elle opposait des grimaces censées être mystérieuses et cette gymnastique l'enlaidissait encore.
— Ça ne fait rien, décréta-t-elle à la fin, puisque tu seras amoureux de moi un de ces jours.
Je pris Ronald à témoin :
— Tu entends ta sœur ? Elle a un fier toupet.
Il sourit, mais son regard mélancolique contredisait le mouvement de ses lèvres. Lors du dîner de Noël, il s'était montré moins loquace que d'habitude, moins enclin à partager la joie générale.
— Ne le souhaite pas trop fort ! conseilla-t-il à sa sœur. Être amoureux peut être une calamité.
Cette recommandation me laissa songeur. Je lui fis des confidences pour tenter de susciter les siennes : sans succès. Il se montra très excité par mon aventure amorcée avec Isolda.
— Miss Allen est la femme qu'il te faut. Assez jeune pour t'émoustiller et assez âgée pour t'enseigner ce qu'un mâle digne de ce nom doit connaître.
L'ironie amère contenue dans ces derniers mots ne m'échappa pas. Fallait-il en déduire un certain désabusement, une lassitude par rapport à son propre cas ?
— Nous n'avons pas couché ensemble, protestai-je. Peut-être ne le ferons-nous jamais.
Il haussa les épaules.
— Les choses me semblent en bonne voie. En plus, ta Rosalind semble se rapprocher de toi. Tu risques de te retrouver avec deux maîtresses sur les bras.
Je n'appréciais pas son cynisme et je le lui dis. Il s'excusa en me tapant sur l'épaule.
— Pardon, Vieux ! J'adore te chambrer. Isolda Allen est magnifique, je l'ai déjà entendue dans divers rôles. Tu as de la chance.
Comment pouvait-il affirmer cela, lui que la nature et la naissance avaient autant favorisé ?
— Toi aussi, lui rappelai-je, même si tu ne peux pas t'afficher avec ton amoureuse.
— Oui, bien sûr.
Le ton évasif m'alerta. Les yeux bleus, d'ordinaire si prompts à vous regarder en face, fuyaient les miens. J'insistai :
— Si tu avais un problème ; tu me le dirais, n'est-ce pas ?
— En ce moment, j'ai une tonne de bouquins de droit à mémoriser : une vraie folie.
Sa gouaille était revenue, mais je notai qu'il avait répondu à côté. Je cessai de le tourmenter et admis une bonne fois pour toutes qu'une part de lui me resterait étrangère.
L'année 1908 commença parla réception d'un chèque de vingt livres : une avance sur mes articles. Jemanipulai le papier, lus et relus le montant en jubilant. Pour la plupart, iln'aurait rien représenté. Pour moi, ce papier était la preuve que je pouvaism'assumer sans rien devoir à ma riche famille. Je choisis un soir où le CoventGarden faisait relâche pour emmener Isolda dans l'un des nombreux restaurants du quartier. L'entrée de la jeune femme dans la salle ne passa pas inaperçue. Les hommes se retournaient sur Isolda et me jetaient des coups d'œil mi perplexes, mi furieux. Qu'a ce gamin de plus que nous ? semblaient-ils dire. Pour la première fois de ma vie, je savourai la satisfaction narcissique d'être envié.
Cette nuit-là, les gémissements du sommier sous le poids de nos corps enlacés ne fut pas un frein à un autre genre de plaisir. Comme Ronald l'avait pressenti, Isolda me débarrassa de mes derniers complexes. Je ne l'aimais pas au sens strict du terme, mais une complicité amicale non dénuée de tendresse nous unissait.
Je repoussai ma prochaine visite à Kensington Road tant j'appréhendais de revoir Rosalind. En février, je ne pus plus me dérober. Je trouvai mon grand-père amaigri par sa grippe récente. Les sillons le long de ses joues et ses paupières tombantes accentuaient sa mauvaise mine. Ses favoris avaient blanchi, tout comme ses cheveux. Bruce se montrait attentionné avec Marjorie, laquelle avait attrapé des taches de rousseur au soleil de l'Italie et s'en désolait. Qui aurait dit à la voir préoccupée de futilités, que c'était la même femme pleurant et criant sur son lit d'accouchée ? Sa chevelure avait retrouvé son lustre, ses yeux verts leur éclat, son ventre sa platitude. Le bébé mort paraissait bien oublié.
Bruce m'avait pris à part à mon arrivée pour me gratifier d'un : « Sacré cousin ! Tu as su y faire. » Je me demandai d'où il tenait l'information. D'Isolda en personne ou d'un de ses collègues de l'Opéra ? Mieux valait laisser cette question en suspens. J'avais profité de cet aparté pour lui rendre discrètement la parure. Il l'avait empochée en sifflotant. À qui l'offrirait-il ? À une autre maîtresse quand les choses se seraient tassées ? Je préférais ne pas le savoir.
Durant le dîner, je surpris plus d'une fois le regard de Rosalind sur moi, interrogateur. Cet intérêt auquel j'aspirais depuis des années me mettait à présent mal à l'aise. Avait-elle deviné le changement opéré en moi ? Elle me paraissait plus lointaine, plus immatérielle que jamais à côté d'Isolda, si vivante, si vibrante. L'aimais-je encore ou avais-je été victime d'un mirage toutes ces années ?
— Vous semblez exténué, Walter, me fit-elle remarquer comme nous sortions de table. Et ces cernes sous vos yeux...
— C'est à force de fixer le clavier de ma machine à écrire.
Il m'était pénible de lui mentir, mais si je lui révélais la vérité, c'en serait fini du rapprochement espéré. Malgré son côté hypothétique, je conservais un faible espoir.
— Vous travaillez trop, déclara-t-elle en me dédiant un sourire sans ombre.
La massive présence de James derrière nous mit fin à la conversation. Son odeur de tabac anglais, associée à la fragrance de son eau de toilette, m'écœurait. Par quelle alchimie s'y était-il pris pour conquérir la délicate Rosalind Gardiner ? Le dépit n'expliquait pas tout. À la brusque flambée de jalousie qui me dévora, je réalisai que tout n'était pas fini entre Rosalind et moi. Isolda était un simple passe-temps. Ma passion physique diminuerait au fil des jours tandis que mon amour pour Rosalind était fait pour résister au temps.
Le printemps revint. Lesarbres devant mes fenêtres se couvrirent de feuilles vertes et l'air s'attiédit.Je délaissai l'intérieur pour découvrir Soho que le mauvais temps m'avait empêché d'arpenter. J'y puisai de l'inspiration pour écrire. Ma collaboration avec le Monday Chronicle s'avérait fructueuse. Grâce aux livres empochées, je renouvelai un peu ma garde-robe et fis quelques présents à Isolda : des fleurs, des chocolats, un petit peigne en nacre, les bijoux restant inaccessibles à ma bourse plate. Le dimanche, pendant qu'elle répétait, je me promenais le long de la Tamise tout en rêvant au jour où je m'installerais à Holly Farm. Je m'étais déjà renseigné. Le domaine était inhabité, quasi à l'abandon. La probabilité qu'il fût bientôt à vendre ne me rassurait pas. Et si un acheteur au compte bien garni me devançait ? J'en avais des sueurs froides.
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