Chapitre XXI

Noël approchait. J'étais invité à Park Lane, comme presque chaque année, avec dinde et plum pudding en perspective. Ronald rentrerait d'Oxford pour l'occasion et je ferais connaissance de la fiancée de Tim, miss Alexandra Bakeland, une jeune fille d'origine russe. Mrs Baxter avait emporté les restes de mon dîner ; aussi fus-je surpris de sa réapparition.

— Un homme demande après vous, Master. Il m'a tout l'air d'un cocher.

Jim Temple ? Je songeai aussitôt à Murray Davis. Le brandy siroté chaque soir et l'abus de cigares avaient-ils eu raison de sa robustesse ? À l'idée qu'il eût pu mourir ou tout au moins, tomber gravement malade, mon estomac se contracta.

— Faites-le monter ! dis-je à ma logeuse.

La neige avait moucheté de blanc la houppelande sombre de Jim et le froid bleuissait le bout de son nez. Des brins de givre s'accrochaient à ses moustaches grises. Celles-ci étaient noir jais le matin où je l'avais vu pour la première fois, dans la cuisine d'Holly Farm. Les domestiques de Kensington vieillissaient. « Un jour, il n'y en aura plus du tout, prophétisait Véra. Nous devrons nous servir nous-mêmes. »

— Fichu temps, master Walter ! Miss Alice m'envoie vous chercher. Mrs Bruce va accoucher.

Je le dévisageai, incrédule.

— La naissance n'était pas prévue pour janvier ?

— Eh bien ! Ce bébé m'a tout l'air de pointer son nez plus tôt, plaisanta Jim. Mais les plis soucieux de son front contredisaient cette bonhomie.

— Je ne vois pas en quoi ma présence est nécessaire.

— Mr James est à Manchester pour deux jours et impossible de mettre la main sur Mr Bruce. J'ai essayé à son club ; il n'y est pas.

Je revis Bruce à l'Alhambra, tripotant les danseuses. Il pouvait aussi bien être là-bas que dans un autre endroit où l'on s'amusait : un théâtre, par exemple, ou un restaurant à la mode. Soho en regorgeait.

— Le médecin est au chevet de Mrs Bruce, précisa Jim, mais elle réclame son mari à cor et à cri. Elle dit que s'il ne vient pas, elle se jettera par la fenêtre et son enfant avec.

Cette tête de linotte était bien capable de mettre sa menace à exécution. J'imaginais le désarroi des femmes de la maison.

— Bien, je vous accompagne, dis-je, attrapant mon manteau et mon haut de forme accrochés à la patère en bois de cerf.

La voiture stationnait devant la porte, attelée des deux hongres à présent d'un âge respectable. Leurs naseaux fumaient dans l'air glacé. Je donnai à Dark Star une caresse sur le museau.

— Mr Davis parle de s'en débarrasser, expliqua Jim d'un ton chagrin. Il veut acheter une automobile assez grande pour transporter toute la famille et engager un chauffeur. Selon lui, je suis trop vieux pour apprendre à conduire.

Le cheval de mon père à l'abattoir et Jim au chômage ? Mon sang ne fit qu'un tour.

— Il ne peut pas faire ça, déclarai-je d'une voix vibrante. Je l'en empêcherai.

— Je savais bien. Vous êtes différent des autres, master Walter.

Le plus beau compliment qu'on m'eût jamais fait. Il m'ouvrit la portière et je m'installai sur la banquette, les genoux enveloppés d'une couverture. Pendant que Jim tentait de rallier Kensington par Piccadilly, je me demandai comment j'allais honorer la confiance qu'il avait placée en moi. J'aurais voulu être plus vieux d'un an et trois mois pour acquérir Holly Farm. Tout cela coûterait cher, et j'ignorais combien Franck m'avait laissé. Plusieurs milliers de livres, certainement : une somme insuffisante pour entretenir le domaine de manière durable. Je devrais trouver autre chose. Un brusque écart de la voiture sur le sol gelé me ramena au présent. Une automobile s'était mise en travers de la chaussée et nous barrait le passage. La remettre dans le droit chemin nous ralentit considérablement. Enfin, nous ralliâmes Kensington Road. Peut-être Bruce était-il déjà rentré. En ce cas, je passerais la nuit sur place. Mais la silhouette d'Alice, statufiée au milieu du vestibule, n'était pas de bon augure. Ma tante avança d'un pas pour me caresser la joue.

— Merci d'être venu, Walter.

— Où est Grand-Père ?

— Dans sa chambre, cloué au lit par l'influenza. Nous ne savions pas vers qui nous tourner.

— Que s'est-il passé ?

— Nous prenions le thé en bas, Véra, Rosalind et moi quand nous avons entendu des cris. Véra est arrivée la première et a découvert Marjorie se tordant sur son lit, en pleine crise d'hystérie. Nous avons eu toutes les peines du monde à la maîtriser.

De sa main maigre, elle écarta une mèche tombée sur son front et poursuivit :

— La perte des eaux est survenue et j'ai appelé le docteur Crane. Le travail a commencé, mais elle ne s'aide pas. Elle répète sans arrêt qu'elle veut Bruce et personne d'autre.

— Les Baines sont-ils prévenus ?

— Non, Marjorie refuse catégoriquement de les avertir.

— Quelle tête de mule ! Peut-être m'écoutera-t-elle.

Un hurlement à vous glacer le sang me cloua en haut des marches. J'appréhendai ce que j'allais découvrir derrière la porte. Suite à mes coups discrets, cette dernière s'entrebâilla avant de s'ouvrir plus largement. Véra s'encadra dans le rectangle de lumière. Jetant un œil par-dessus son épaule, j'eus la brève vision d'une chevelure rousse sur un oreiller blanc et d'un ventre énorme sous une chemise de nuit. Véra sortit et le battant se referma aussitôt derrière elle. Ma cousine affichait une expression grave, inhabituelle. Sa main se refermait sur quelque chose que je n'identifiais pas. À cet instant, Erna jaillit de l'escalier, les bras chargés d'une bassine d'eau fumante et de linges.

— Allons chez moi, chuchota Véra.

Pourquoi tant de mystères ? Je demandai où était Rosalind et Véra me répondit qu'elle se reposait.

— La bagarre avec Marjorie l'a épuisée. Moi aussi, je suis à bout de nerfs.

La chambre de Véra était à son image : sobre, dépourvue des fanfreluches qui surchargeaient celle d'Heather. Sur sa coiffeuse, une paire de brosses à manche d'argent et un coffret à bijoux en laque noire témoignaient du goût de son occupante pour les objets raffinés. Avec un soulagement visible, ma cousine se laissa tomber sur un petit fauteuil de velours rubis. Ses doigts se desserrèrent lentement, laissant apparaître un morceau de papier froissé.

— Prends-le et lis ! dit-elle en me tendant la feuille. Ça vaut mieux que de longs discours.

Votre époux préfère les bras accueillants d'une chanteuse de Covent Garden aux vôtres. Si vous désirez le constater par vous-même, cette personne habite 32 Leicester Square, au premier. Miss Isolda Allen.

Et c'est signé : un ami ! m'indignai-je. Un ennemi, plutôt.

— Chut ! Si Grand-Père ou les Baines avaient vent de cette lettre anonyme, je ne donne pas cher de mon frère.

Isolda Allen. Le nom était attirant, exotique, comme sa propriétaire, probablement.

— Marjorie l'as lue ?

— Je l'ai ramassée sur le plancher avant l'arrivée du docteur. Son contenu est sûrement à l'origine de sa crise. Un coursier l'avait apportée dans l'après-midi.

— Qui d'autre l'a eue en sa possession ?

— Henley l'a remise, mais il ne s'est pas permis de l'ouvrir. À part toi et moi, personne n'est au courant.

— Et personne ne le sera. J'irai à Leicester Square et je ramènerai Bruce, par la peau du cou s'il le faut.

Véra sourit. Elle se leva, souleva le couvercle de son coffret et ramena un étui rouge et or. La voir prendre une cigarette et l'allumer à l'aide d'un briquet en argent extrait de son réticule ne me choqua pas. Les circonstances s'y prêtaient. J'admirai la grâce avec laquelle elle portait le mince cylindre à ses lèvres et expirait la fumée.

— Tu n'as pas envie de m'imiter ? questionna-t-elle entre deux bouffées voluptueuses. Et devant mes dénégations : tu as tort, ça calme. Juste ce dont j'ai besoin ce soir.

J'enfonçai la missive dans la poche de mon veston et la quittai sur un : « N'oublie pas de jeter les cendres de cigarette» qui ne la démonta pas le moins du monde. Un autre hurlement s'éleva comme je longeai le couloir. Alice n'était plus dans le hall, mais Henley attendait, raide et impassible. Après avoir récupéré chapeau et manteau, je ressortis dans la nuit glaciale. Il avait cessé de neiger. Un brouillard teinté de reflets cuivrés encapuchonnait les toits des demeures alentour. Tout en guettant un cab –les omnibus à chevaux étaient à l'arrêt –, je m'interrogeai sur le sens de ma démarche. Bruce m'avait toujours traité en intrus, je n'avais donc aucune raison de l'aider. Quant à Marjorie, elle ne m'inspirait rien d'autre que de la pitié. Solidarité familiale oblige, aurait dit mon grand-père. Même si je souhaitais prendre mes distances, je ne pouvais renier tout à fait ma filiation avec les Davis. 


Je sautai dans le premier fiacre à passer dans la rue. Leicester Square se situait juste à côté du Royal Opera House où cette miss Allen se produisait. Elle devait juger commode de loger près de son lieu de travail. La maison correspondant au numéro avait un aspect cossu et l'intérieur valait l'extérieur : un vestibule carré où débouchait un escalier à la rampe d'acajou poli. Prenant mon courage à deux mains, je sonnai au premier étage. Je m'attendais à une femme dans le genre de Violet et d'Honor, en plus âgée, mais l'aspect d'Isolda Allen me dérouta. Grande et brune, son visage non maquillé respirait l'intelligence. À ma vue, elle referma les pans de son peignoir, endossé vraisemblablement à la hâte. Le vêtement blanc et ouatiné contrastait avec ses cheveux noirs et son teint mat. Ses yeux, noirs eux aussi, plongèrent dans les miens avec un mélange de surprise et d'intérêt.

— Master... ? fit-elle d'une voix agréable, dépourvue de vulgarité.

— Davis. Walter Davis, le cousin de Bruce.

Ses sourcils effilés en aile se froncèrent légèrement. Au moment où elle s'effaçait pour me permettre d'entrer, quelqu'un dans la pièce contiguë cria :

— Qui est-ce, Isolda ?

À travers la mince cloison, j'entendis le grincement d'un sommier auxquels succédèrent des pas traînants sur un parquet. La porte s'ouvrit et livra passage à Bruce. En caleçon, les pans de sa chemise battant ses cuisses blêmes et parsemées de poils fauves, le col de travers, il offrait une image bien différente de celle du dandy à la mode. Il me considérait de l'air hagard d'un homme arraché au sommeil ou à une autre activité plus attrayante. J'aurais ri si les circonstances n'avaient été aussi graves.

— Walter ? Que Diable...? commença-t-il d'un ton rogue, puis il se tut. J'avais extrait le papier de ma poche et le lui présentai sans un mot. Il le saisit et le parcourut fébrilement. Sa figure se décomposa au fur à mesure de sa lecture, au point que j'eus peur qu'il ne tombât. Isolda Allen, jusqu'ici restée à l'écart, se rapprocha de nous. Je ne pus m'empêcher de poser les yeux sur l'espace de chair découvert par son négligé. Une peau satinée, ambrée, et le reste de son corps était sûrement à l'avenant. Bruce éructa :

— Les salauds ! Voilà ce que je fais de ce torchon !

Joignant le geste à la parole, il déchira le papier et balança les morceaux sur le tapis.

— Où l'as-tu-eu ? demanda-t-il.

— Véra l'a soustrait à Marjorie, mais elle n'a pas pu empêcher ta femme de le lire. Le choc a déclenché un accouchement prématuré.

— Bon Dieu !

Bruce porta les deux mains à sa tête et finit par s'écrouler sur le premier siège à sa portée. La tentative d'Isolda de lui toucher l'épaule se heurta à un :

— Laisse-moi, sale putain ! Ce n'est pas le moment.

J'osai à peine regarder la jeune femme. J'étais navré pour elle.

— Excusez-le, marmonnai-je. Mon cousin n'est pas dans son état normal.

— Ce n'est rien. L'important est qu'il rentre chez lui.

J'admirai son calme, sa dignité. Bruce ne méritait pas cette adorable créature, pas plus que James ne méritait Rosalind. Des perles aux pourceaux. Isolda se dirigea vers ce qui paraissait être la chambre et rapporta le pantalon et le gilet de mon cousin. Nous l'aidâmes tant bien que mal. Nos mains eurent maintes fois l'occasion de se toucher et, à chaque fois, une petite décharge électrique me traversa. Pendant cette opération, Isolda garda les cils baissés : une frange épaisse et sombre, en demi-cercle sur sa joue. Éprouvait-elle des sensations identiques ? Non, sans doute. Elle avait l'expérience des hommes, cela se devinait à son regard et à son ton directs. On était loin des manœuvres de coquette de Véra et de la pudeur de Rosalind. Un instant, les cheveux blonds et les yeux si bleus de cette dernière s'interposèrent entre moi et la maîtresse de Bruce. Enfin, peut-être plus pour longtemps ; les événements de ce soir sonneraient sans doute le glas de leur liaison. 

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