Chapitre XX

— Ce sont eux qui t'envoient ? siffla ma cousine entre ses dents. Dad et Grand Père ?

Son visage était gonflé, ses yeux rouges. Ses cheveux récemment relevés en chignon s'éparpillaient sur sa chemise de nuit de batiste ornée de petits nœuds bleu pâle.

— Non, tu le sais bien.

— En ce moment, j'ai du mal à déterminer qui est de mon côté ou pas.

— Je suis de ton côté.

Ma proclamation provoqua une résurgence de ses pleurs. La minute d'après, elle se jetait contre ma poitrine. À présent, elle émettait de petits sanglots plaintifs, pareils aux couinements d'un chiot. Ses larmes mouillaient mon cou et ses cheveux me chatouillaient. Une odeur de jeune chair chaude s'exhalait de ce corps rond, pressé contre le mien. Que n'aurais-je pas donné pour tenir Rosalind de la même façon ? J'avais beau me répéter que James ne la toucherait sans doute pas ce soir-là, la jalousie me tenaillait.

À force de tapoter le dos d'Heather en murmurant des paroles apaisantes, les pleurs diminuèrent. Ma cousine renifla une ou deux fois et se détachant de moi, se mit à arpenter la pièce d'un pas résolu. J'avisai le lit décoré de petits angelots qui avait remplacé ma couche spartiate et allai m'asseoir sur la courtepointe en cretonne rose, la couleur favorite d'Heather. Ma cousine cessa de tournicoter et, plantée devant moi, me prit à témoin :

— Ils veulent m'envoyer à Paris pour deux ans, dans une pension de luxe, tu te rends compte ? Pour m'éloigner de Tom. Mais je n'irai pas.

— Deux ans, ce n'est pas long. Si ce garçon t'aime...

— Tu n'as pas compris, Walter. Ça ne change rien à la décision des deux autres.

— Alors, il faudra attendre ta majorité. Là, ni ton père ni ton grand-père n'auront leur mot à dire.

Elle haussa les épaules.

— C'est dans des siècles. Tom ne m'attendra pas. Si au moins Mum nous avait soutenus...non elle a plié devant Dad, comme elle l'a toujours fait.

Toute vérité n'étant pas bonne à dire, je défendis Rosalind bec et ongles. Heather sembla peu convaincue. Pour elle, sa mère l'avait trahie. Je me demande si elle a jamais aimé quelqu'un, jeta-t-elle, impitoyable. Elle est si froide, si insensible.

— Tu es injuste.

— Non. Je suis la fille de James Davis : une bonne raison de ne pas m'apprécier. Ne fais pas l'étonné, Walter ! Tu sais très bien que mes parents ne se sont jamais entendus.

— Ça ne les empêche pas de t'aimer.

Pour Rosalind, je n'en doutais pas. Quant à James était-il capable d'éprouver autre chose qu'un instinct de propriétaire ? J'attirai Heather à moi et la berçai. Pauvre petite fille perdue au milieu des différends de grandes personnes ! Un trottinement dans le couloir lui fit redresser la tête.

— Les talons de Véra, murmura-t-elle. J'aimerais être vieille comme elle pour rentrer et sortir comme je veux. Elle revient d'une de ces réunions de femmes, mais Grand Père ferme les yeux. Véra a toujours été sa préférée.

Sa voix était pleine de ressentiment. Voir ma famille se déchirer aurait pu me réjouir ; or, il n'en était rien. Pour détourner Heather de ses pensées sombres, j'évoquai mon futur travail et le logement de Soho.

— Je pourrais habiter avec toi, tenir ton ménage, suggéra-t-elle. Je manierai le balai et je passerai le plumeau sur les meubles.

Elle riait, oscillant entre joie et tristesse. Sa capacité à bâtir des projets n'était pas entamée, Dieu merci. Je plaisantai :

— Pourquoi pas ? On verra à ton retour, si tu rêves encore de tâches ménagères.


Les jours précédant le départ d'Heather, une tension insupportable régna dans la maison. Pas de portes claquées ni de disputes bruyantes, mais des regards hostiles, des silences lourds de sens, des sanglots étouffés au cœur de la nuit.

Jim conduisit ma cousine à la gare, Heather ayant refusé que son père l'emmenât en automobile. Elle avait également refusé de dire au-revoir à son grand-père et embrassé sa mère du bout des lèvres. Alice l'accompagnerait en France et reviendrait sitôt sa nièce installée dans son école. Les malles arrimées à l'arrière de la voiture contenaient une garde-robe neuve payée par Murray Davis. Un présent dérisoire pour compenser la perte de son amoureux. « Je ne porterai aucun de ces vêtements », m'avait-elle assuré avec véhémence. Connaissant la tendance féminine à la coquetterie, j'en doutais un peu.

Heather partie, la maison sombra dans une léthargie rompue par les repas sacro-saints qui, vu le nombre réduit de convives, se déroulaient dans la petite salle à manger. La plupart du temps, je dînais seul en face de mon grand-père, Bruce et James préférant l'ambiance de leurs clubs respectifs à celle, morose, de leur foyer. Véra était toujours par monts et par vaux et les trois autres femmes de la maisonnée préféraient se faire monter un plateau. Murray Davis ne se privait pas de dauber sur mes velléités d'indépendance. Le plus souvent, je négligeais de réagir et ses attaques tombaient à plat. Je m'attardai à Kensington Road à cause de Rosalind, même si nos échanges se réduisaient à des paroles brèves à l'heure du thé.

En dehors des obligations ponctuelles, je me repliais dans ma chambre. Je tapai mon premier article sur le petit bureau de mon père. Le texte plut au directeur, Mr Todd. « Bien sûr, c'est plutôt le style du Manchester Guardian, nota-t-il, mais il faut habituer nos lecteur à être déroutés. » Je choisis pour pseudonyme Patrick, mon second prénom, et Shaw, en hommage à ma mère. En apposant cette signature, j'eus l'impression de devenir un autre : plus libre, plus conforme à mes aspirations réelles. En réalité, c'était un leurre ; je restais Walter Davis, descendant d'un de ceux dont je dénonçais les méthodes. Je vivais du côté chic du Parc et je me vautrais dans la soie. Autre paradoxe : j'utilisais une Remington d'occasion. La première fois qu'elle me vit écrire dessus, Véra pouffa.

— Ce vieux clou ! À jeter au feu, comme mon corset.

— Elle est parfaite pour apprendre la dactylographie. Pour l'instant, j'utilise deux doigts.

— Tu es impayable, Walter. Grand-Père ne demanderait pas mieux que de t'en offrir une neuve.

— Surtout pas.

Elle partit d'un joyeux éclat de rire et me demanda quand paraîtrait mon article sur les filatures.

— Lundi prochain ; il vient de partir à la composition. 

— Je croise les doigts pour que tout le monde se l'arrache. J'achèterai un exemplaire et je le prêterai à Emily. Le sort des enfants britanniques nous concerne aussi.

L'usage du prénom seul et le « nous » démontraient à quel point ma cousine était impliquée dans le mouvement.

— Fais attention avec Grand-Père, crus-je bon de lui rappeler.

— Tu veux dire qu'il pourrait m'exiler comme Heather ? Allons donc ! Je suis majeure.

Les épaules rejetées en arrière, son buste orgueilleux moulé dans une blouse en soie crème, la taille soulignée par une ceinture qui n'entravait en rien sa souplesse, Véra était l'image même de l'indépendance.

— Il pourrait te couper les vivres si tu allais trop loin.

— Comme jeter des pierres dans les fenêtres du 10 Downing Street ? Rassure-toi. Et je n'épouserai pas non plus un homme en-dessous de ma condition. Heather est une petite gourde qui n'a pas deux sous de jugeote. As-tu de ses nouvelles ?

— Oui. Alice et moi sommes les seuls à qui elle écrit.

J'avais reçu une lettre courte, aussitôt montrée à Rosalind. Heather vantait le cadre de l'école d'un ton laconique. Je dispose de ma propre chambre et les horaires ne sont pas contraignants, ajoutait-elle. Aucune notation personnelle, aucune référence à son père ou à sa mère. Les yeux de cette dernière brillaient de larmes en me rendant la missive. Jamais elle ne m'avait paru si lasse, si abattue. Dans ces conditions, comment l'abandonner ? Paradoxalement, la conviction que je n'obtiendrais rien de plus que des conversations amicales était décourageante.

— Heather nous reviendra avec un accent français à couper au couteau et une malle de robes de chez Doucet. Et elle acceptera l'époux fortuné choisi par Grand-Père. Et Véra demanda, en écho à mes propres pensées : Qu'est-ce qui te retiens encore ici, Walter ?

Elle me tenait sous le feu de son regard scrutateur. Je m'efforçai de ne pas me trahir par une rougeur intempestive ou le tremblement de mes mains sur les touches. Véra était tellement perspicace !

— Grand-Père voulait voir la famille rassemblée, répondis-je négligemment.

— Ce vieux renard ! Il aime nous tenir tous sous sa coupe. Tu n'as pas à te soucier de ses desiderata. Si je disposais de mon propre argent, j'achèterais un logement le plus loin possible de Kensington.

Je suggérai avec une pointe de raillerie :

— À Soho ou Chelsea ?

— Grands dieux ! Non ! s'écria-t-elle avec une indignation sincère. Un homme peut s'en contenter à la rigueur ; pas une femme habituée à un certain confort.

— Tu devrais te marier. Tu as largement l'âge.

Ses lèvres se pincèrent en une moue difficile à interpréter.

— Peut-être est-ce la solution, en effet. Je te promets d'y réfléchir.


La conversation avec Véra avait-il emporté ma décision ? Ou le sentiment d'être dans une impasse sentimentale ? Le bureau en bois de rose et le tableau partirent pour Malta Street, dûment emballés. De même, l'encrier d'argent, le sous-main et les bottes de Franck. Un peu trop grandes, je les portais de temps en temps en bourrant l'extrémité avec du papier. Le jonc dont il tapotait le flanc de Dark Star me servait de canne.

— Très chic, commenta Mrs Baxter la première fois qu'elle me vit le balancer dans l'escalier.

— Mon père l'utilisait en guise de cravache quand il chevauchait dans Rotten Row.

— Votre père montait à cheval au parc et vous louez cet appartement miteux ?

Sa figure ronde et joviale rappelait celle de Dolly Hedman en plus jeune. Reverrais-je la bonne fée de mon enfance ? Je me jurai de me rendre dans le Leicestershire dès que possible. Dans un peu plus d'un an, j'atteindrais ma majorité et Murray Davis ne pourrait plus me dicter sa loi.

— Eh oui ! confirmai-je, m'extrayant de mes réflexions. Mon père est mort et mon Grand-Père est plutôt avare.

— Mon pauvre petit monsieur ! Et votre Mummy ?

— Morte elle aussi.

Les mains sur ses hanches, elle murmura :

— Si ce n'est pas malheureux ! Si jeune et déjà orphelin...mais on va s'occuper de vous, foi de Nora Baxter. D'abord, pas question de manger dans les gargotes d'ici. Je préparerai moi-même vos repas.

— Cela vous causera du dérangement.

Mon objection était motivée par une sorte de honte. La privation de mes parents ne m'occasionnait plus de souffrance. Je les avais si peu connus. Le souvenir de Franck, si vivace vers mes quatorze quinze ans, s'était estompé. J'arborais bottes, canne et gilets, ces derniers à peine démodés, de peur de le voir disparaître tout à fait. Mrs Baxter protesta, soulignant que c'était un plaisir et je la remerciai en termes chaleureux.


Ma nouvelle vie s'organisaentre Malta Street et des locaux du Monday Chronicle situés Shaftesbury Avenue.Je me rendais au Journal trois fois par semaine pour avoir accès au téléphoneet au télégramme et pour remettre les articles rédigés au domicile. Le premierd'entre eux avait été bien accueilli. Je m'étais longuement documenté avant deme lancer, regrettant de ne pouvoir constater de visu le phénomène. Les suivantstraitaient de sujets plus anodins tels que les parcs de Londres, les vendeurs àla sauvette et les embarras de circulation créés par le nombre croissant de véhiculesà moteur. L'hiver s'annonçait précoce et si Mrs Baxter n'avait régulièrement alimentéle poêle en bûches, j'aurais devant ma machine à écrire.

En dehors de Mrs Baxter et du personnel du Journal, je voyais peu de monde. Au cours de l'automne, mes visites à Kensington Road se raréfièrent. Sans Heather pour l'égayer, la maison ressemblait à un tombeau. Rosalind passait de plus en plus de temps chez lady Harriet à Bond-Street ou chez ses parents. Je l'apercevais parfois, en coup de vent. Elle se montrait aimable, mais distante. Sa beauté, après avoir subi une éclipse, rayonnait à nouveau d'un vif éclat.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top