Chapitre XVI
J'esquissai un pas en avant, de façon à apparaître en pleine lumière. Entre-temps, Rosalind s'était recomposé une figure neutre.
— Je lui ressemble, je suppose, dis-je, tâchant de dissimuler mon malaise.
— À contre-jour seulement. L'allure générale est la même, mais vos cheveux et votre teint sont plus foncés.
— Je tiens de ma mère.
Rosalind se leva de son tabouret. J'espérais qu'elle viendrait vers moi, mais elle se dirigea vers la fenêtre. Les yeux fixés sur la mer, elle dit d'une voix un peu tremblante :
— Votre mère...je l'ai haïe, savez-vous ? La pauvre créature ! Vous aussi, je vous ai haï.
— Je sais.
Ma gorge nouée laissait à peine passer un souffle. Je priai pour que personne n'entrât pour ne pas gâcher ces instants précieux.
— Mais le passé est mort, conclut-elle, cette fois tournée dans ma direction : tout comme Franck. Il y a longtemps que j'ai cessé de vous en vouloir.
Les chaînes qui m'étouffaient se délièrent.
— Tant mieux. D'ailleurs, je ne compte pas vous imposer ma présence éternellement. Dès que j'aurai trouvé un travail, je chercherai un logement.
— Alors, vous étiez sérieux en parlant d'indépendance ?
— Très. J'ai vécu trop longtemps hors de la maison pour m'y sentir vraiment chez moi.
Sa bouche couleur corail se crispa en une grimace amère.
— Je regrette d'avoir été à l'origine de cet exil, croyez-le. Les enfants ne doivent pas payer pour les fautes des adultes.
— Vous n'avez rien à regretter. Les années de pension m'ont été bénéfiques.
C'était vrai. D'un mal, était sorti un bien. Sans cet éloignement, j'aurais peut-être ressemblé à James ou à Bruce. Que Rosalind reconnût son erreur mettait un baume à mes blessures d'enfance. À partir de maintenant, je pouvais regarder derrière moi avec sérénité.
— Je suis heureux que nous ayons eu cette conversation, enchaînai-je après un silence.
— Moi aussi.
Elle s'approcha et me tendis la main. À serrer ses doigts, mon envie de la toucher se ranima. Ses beaux bras blancs, le troublant sillon entre ses seins, la colonne neigeuse de son cou, m'attiraient irrésistiblement. À ce désir brut, se mêlait un instinct de protection, né la fameuse nuit où James avait tenté de forcer sa porte. Comment veillerais-je sur elle si je m'installais loin de Kensington ? D'autre part, elle ne m'avait pas demandé de rester. Pourquoi l'aurait-elle fait ? Pour elle, j'étais un jeune homme sans importance. Je réalisai soudain que j'avais gardé sa main dans la mienne. Elle ne faisait pas mine de se dégager. Une légère rougeur colorait ses pommettes. À ma place, Ronald pousserait plus loin son avantage, me dis-je, le cœur et les sens en émoi. Mais je n'étais pas Ronald et mes doigts se délièrent insensiblement de ceux de la jeune femme. À cet instant précis, le son cristallin d'une cloche s'égrena, nous avertissant que le dîner était servi.
.
Les yeux bleus croisèrent souvent les miens au cours du repas. Était-ce ce jour-là que je conçus le projet de l'arracher à James ? Non, je ne voyais pas plus loin que des ébats entre les draps. Encore, cette possibilité me semblait-elle infime. Mon jeune âge, le fait que je fusse le fils de Franck et les convenances représentaient autant d'obstacles.
Entre deux bouchées d'agneau à la menthe, la conversation tourna autour du bébé de Marjorie. Choix du prénom, de la layette et même, du collège où l'héritier des Davis serait inscrit. Bien entendu, il ne pouvait s'agir que d'un garçon. Marjorie, rassurée au sujet de son galopin de mari, se rengorgeait de manière exaspérante. Heather couvait sa belle-sœur d'un œil admiratif comme si elle avait été la huitième merveille du monde. Rosalind et Véra étaient les deux seules à ne pas s'extasier. Alors que la première arborait un air de patiente indulgence, la seconde leva les yeux au ciel à plusieurs reprises. Quand les domestiques eurent commencé à desservir, elle se leva avec vivacité et me rejoignit.
— Que dirais-tu d'un tour de jardin ? proposa-t-elle. On étouffe ici.
Un clin d'œil appuyé renforçait ses propos. J'hésitai une seconde, avant de me tourner vers Rosalind qui présentait un profil perdu. C'était avec elle que j'aurais aimé me promener, mais je n'oserais jamais le lui proposer. Je me résignai donc à accompagner Véra.
— J'en ai assez de ce fichu marmot ! s'exclama-t-elle une fois hors de portée de voix.
— Je te comprends.
— Tu es bien le seul. Mon affection pour Marjorie ne m'empêche pas de trouver ces papotages exaspérants. Tout ça pour un enfant encore dans les limbes !
Elle marchait d'un pas vif. L'estomac alourdi par la nourriture raffinée et abondante à la fois, je peinai à rester à sa hauteur. Soudain, elle s'immobilisa au milieu de l'allée et, se tournant vers moi, déclara :
— Les femmes devraient avoir d'autres intérêts dans la vie que la maternité. La chose publique, par exemple.
— Tu parles comme ces femmes...les militantes du droit de vote. Si ton grand-père t'entendait !
— Il est à des miles d'ici. Peux-tu garder un secret ? demanda-t-elle, un doigt posé sur sa bouche.
— Oui, bien entendu.
— Ce printemps, je suis allée en cachette à une réunion de la Women's Social and Political Union. Le discours d'Emmeline Pankhurst m'a conquise.
— Cette terrible femme qui prône l'action violente ?
Véra haussa les épaules.
— Cette terrible femme, comme tu dis, a du cran. Elle ne craint pas de crier fort pour défendre nos droits.
Cet amalgame entre la tête de file des suffragettes et la petite bourgeoise protégée qu'était Véra me fit sourire. Il n'y a pas si longtemps, ma cousine avait été la débutante de l'année. Ce soudain engouement pour la cause des femmes était la dernière toquade d'une fille riche qui s'ennuyait, j'en étais persuadé. Aussi répliquai-je :
— Quand elle le fait au parlement, je suis d'accord. De là à s'enchaîner à des grilles ou de mettre le feu un peu partout...
— Tu n'es qu'un petit conservateur frileux, comme mon père, m'asséna-t-elle.
Sur cette comparaison on ne peut plus malheureuse, Véra ramassa ses jupes et se mit à courir en direction de la grille. La tache claire de sa robe virevolta un instant avant de se fondre dans l'ombre. Je renonçai à me lancer à sa suite. S'aventurer au bord des falaises en pleine nuit était une folie. Un faux-pas et on avait vite fait de se retrouver en bas, les os rompus. Mais Véra ne craignait ni Dieu ni Diable.
Les Sedgewick avaient débarqué la veille du bal d'été donné par lady Harriet. En entendant les joyeux coups de klaxon, je m'étais précipité à la fenêtre et j'avais vu la Daimler se ranger devant la maison d'en face. À l'avant, lord Sedgewick et Ronald et, à l'arrière, lady Margaret et Liz, empaquetées dans des cache-poussière. Tim suivait dans son propre véhicule. Je m'étais promis d'acheter un de ces engins dès que possible. Mes préventions enfantines contre les voitures automobiles étaient bien oubliées.
Après avoir longuement bataillé avec ma cravate, je descendis dans la salle à manger transformée en salle de bal. Le parquet ciré reflétait les multiples bougies plantées dans des chandeliers de cristal. Tables et chaises avaient été poussées contre les murs et le piano blanc transporté dans un coin, à l'abri de palmes vertes. Rosalind assurerait la partie musicale, ce qui réduisait à néant mon espoir de danser avec elle. Une déception d'autant plus vive que je n'avais pas eu d'autre occasion de lui parler en tête à tête. Elle était le plus souvent avec Alice et Marjorie : dans la véranda ou à se promener quand la chaleur se faisait moins forte.
Je m'avançai, un peu intimidé, au milieu des robes de soirée et des habits sombres. Le mien, arboré pour la première fois, convenait mal à mon teint mat. Véra plaisanta en me rejoignant :
— Tu ressembles à un pruneau dans ce costume noir.
— Et toi, tu es splendide, dis-je, sans rancune.
Le compliment lui arracha un sourire moqueur.
— Tâte-moi ça ! murmura-t-elle. Tu verras que je ne mentais pas, l'autre jour.
Joignant le geste à la parole, elle saisit ma main et la plaqua contre sa taille. À travers la soie jaune paille, je sentis la chaleur et la souplesse de sa peau.
— Où est passé ton corset ? Demandai-je, stupéfait.
— Cet instrument de torture ? À la poubelle. Toutes les femmes devraient m'imiter.
— Est-ce l'influence de tes suffragettes ?
— Plutôt celle d'un couturier français nommé Paul Poiret.
Véra s'éloigna vers le buffet d'une démarche souple. Sa nouvelle liberté de mouvements, loin de lui nuire, lui conférait un pouvoir d'attraction supplémentaire. Une nuée d'admirateurs voletait autour d'elle. Parmi eux, Harry Baines, le frère de Marjorie, mon bourreau à l'école. Il était arrivé dans l'après-midi au volant d'un véhicule pétaradant, accompagné d'un garçon plus jeune d'un ou deux ans. Pour l'instant, les deux se tenaient devant le buffet, le premier engloutissant force sandwichs au cresson ; le second lancé dans une conversation animée avec Heather. Les yeux de ma petite cousine brillaient de plaisir, elle était suspendue aux lèvres du jeune homme dont je voyais seulement le dos.
— Qui est-ce ? demandai-je à Véra.
— Lui ? Oh ! personne. Un vague cousin hébergé par charité. Il n'a pas le sou.
Cette désinvolture me choqua, mais pouvais-je m'attendre à autre chose ? Véra était un pur produit de sa classe malgré ses idées avancées et ses théories sur le mariage.
— Il a l'air de plaire à Heather, dis-je.
La bouche sensuelle s'incurva en une moue dégoûtée.
— Peuh ! C'est une gamine. Ce Tom Freeman lui débite des fadaises parce qu'il connaît ses espérances.
Et s'il était sincère ? J'attendis qu'il fît volte-face pour vérifier. L'honnêteté de sa figure plutôt ingrate me rassura et m'inquiéta en même temps. Jamais les Davis ne laisseraient Heather se mésallier. L'apparition de Rosalind détourna mon attention du trio. En toilette vert pâle, sans aucun bijou, hormis un étroit ruban émeraude autour du cou, elle évoquait une nymphe des eaux. La traîne formée par le drapé de sa jupe glissa lentement sur le parquet lorsqu'elle s'acheminait vers le piano. Les premières mesures d'une valse de Strauss résonnèrent, incitant les couples à se former. Je me plaçai contre le mur et observai les danseurs. Les premiers à s'élancer avaient été Véra et Harry, tout gonflé de son importance. Il marchait sur les pieds de ma cousine, à en juger par les mines de martyre de Véra lorsqu'une figure l'envoya près de moi. Heather tourbillonnait dans les bras de Tom Freeman. Leur accord manifeste sautait aux yeux. Les autres ne manqueront pas de s'en apercevoir et cette amourette sera étouffée dans l'œuf, pensai-je, attristé.
Rosalind plaqua les derniers accords. Les danseurs s'étant dispersés, je pus profiter de la vision parfaite de son dos d'une blancheur de lait. À nouveau, les longs doigts s'élevèrent, puis retombèrent sur le clavier. Pour une mazurka endiablée, cette fois. Le tourbillon reprit : un carrousel de visages souriants ou graves et de robes dans des tons dragée. Je fermai les yeux, étourdi par la musique, les bribes de conversation saisies au vol et les fragrances subtiles émanant des chignons bouclés.
— Comment, Walter, vous ne dansez pas ? s'enquit une voix féminine.
Une haute silhouette blanche se profilait sous mes paupières closes. Je soulevai ces dernières et me trouvai face à lady Harriet.
— J'aime voir la jeunesse s'amuser, poursuivit-elle. N'y a-t-il pas dans l'assistance une demoiselle à votre goût ?
Une seule est à mon goût : votre nièce. Faute de pouvoir exprimer, le fond de ma pensée je répondis :
— Aucune. Je préfère les femmes d'une certaine maturité.
Lady Harriet le prit pour elle, car elle émit un gloussement :
— Vil flatteur ! Eh bien ! Si vous ne craignez pas d'en inviter une d'âge canonique...
Comment faire autrement que lui saisir le coude et l'amener au centre de la salle ? En dépit des leçons de Véra, mes gestes restaient gauches, saccadés. Par bonheur, lady Harriet était une danseuse expérimentée, de nature à donner à n'importe quel cavalier l'impression d'être doué. Je finis par prendre du plaisir à l'exercice. Lorsque nous nous arrêtâmes, hors d'haleine, je saluai lady Harriet et allai m'incliner devant Heather.
— Toutes mes danses sont réservées, dit celle-ci, montrant le petit carnet relié à son poignet par un ruban ; sauf la prochaine. Tu as de la chance.
— Moins que Tom. L'heureux homme !
Ses joues rosirent de confusion.
— Les gens vont jaser s'ils te voient danser avec le même, ajoutai-je, histoire de la tester.
J'enlaçai sa taille dodue, sanglée dans le corset relégué aux oubliettes par sa cousine. Heather était à un âge intermédiaire, mais on pouvait déjà pronostiquer qu'elle n'égalerait pas sa mère pour la beauté. Le jeune Tom n'aurait pas été de cet avis. Il ne perdait pas de vue nos évolutions, couvant ma cousine d'un regard affamé.
— Je sais, reconnut Heather, mais Tom est le seul à me traiter en grande personne.
Cette remarque me rassura. Au fond, elle se faisait les dents sur ce garçon. Lui, par contre, semblait prendre la chose au sérieux. Ça lui passera, me dis-je sans trop y croire.
— Mum a du talent, observa Heather en effectuant un tour impeccable. Tu ne trouves pas ?
— Si. Pourquoi ne joue-t-elle pas à Kensington Road ?
— Le piano de Grand-mère est désaccordé et Grand Pa refuse qu'on y touche. Il lui vouait un véritable culte d'après Aunt Alice.
Je restai confondu devant tant de naïveté. Impossible d'imaginer Murray Davis en mari épris, puis en veuf éploré. Pour lui, les mariages servaient à accroître la fortune de la famille et à perpétuer la lignée. Celui de Bruce et Marjorie n'avait pas eu d'autre but.
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