Chapitre XIV


Dans la pièce où nous venions de pénétrer, se tenait un personnage très différent de Paxton. Brun, maigre, un peu chauve, son habit noir pincé à la taille ne le flattait pas. James me le présenta comme Edmond Gaskell, le directeur de la fabrique. Gaskell eut beau me saluer avec déférence, il réserva son attention à mon oncle.

— Je viens de voir Andrew Paxton, dit ce dernier. Il est plus arrogant que jamais depuis qu'on l'a nommé délégué.

— Oui. Les autres le suivent comme leur ombre.

— Ils le savent capable de défendre leurs intérêts, soulignai-je.

Je n'avais pas pu m'en empêcher. Mon oncle me jeta un regard courroucé. Quant à Gaskell, il me dévisagea comme si j'étais tombé de la lune.

— Votre neveu fait-il partie de la gent... travailliste ? dit-il, tourné vers James.

Le terme paraissait lui écorcher la bouche. Mon oncle domina sa fureur pour répondre avec cynisme : Non, il est jeune et idéaliste : deux particularités éphémères.

L'autre partit d'un rire servile. Je me sentais humilié, mais n'avais-je pas donné à James des verges pour me battre ? Renonçant à monter au créneau, je changeai de tactique et demandai à visiter les ateliers.

— Excellente idée, approuva James. Gaskell et moi avons à nous entretenir de choses sérieuses. Un ouvrier opposé à la grève te guidera.

—John Holland est tout indiqué, signala Gaskell. Je vais le faire chercher.

— Et pourquoi pas Andrew Paxton ?

Ma suggestion m'attira une grimace de la part de James.

— Lui ? Il va te bourrer le crâne avec ses idées stupides sur la lutte des classes. Ou alors, il refusera purement et simplement.

J'avais déjà la main sur la poignée de la porte. En quelques foulées, je rejoignis Paxton et formulai ma requête. Une expression de profonde perplexité s'inscrivit sur ses traits.

— Je ne suis pas le mieux qualifié pour remplir cette tâche, déclara-t-il.

— Si, je suis sûr que vous l'êtes.

Il fronça ses sourcils touffus – indice d'un tempérament autoritaire –. Est-ce une tentative de votre oncle pour me circonvenir ?

— Non, ce serait plutôt le contraire.

De manière inattendue, Paxton éclata de rire. Ses belles dents, blanches et saines s'accordaient à son menton bien rasé et à son teint frais, surprenant chez un homme travaillant dans un endroit confiné.

— Vous êtes différent du reste de la famille, dit-il, quoique votre grand-père soit un original à sa façon.

Murray Davis, un original ? À mon tour d'être déconcerté. Mon grand-père m'avait toujours paru le représentant parfait d'une caste égoïste et avide d'argent.

— Ça a l'air de vous surprendre, fit Paxton. Eh bien ! Même si nous sommes loin d'être d'accord sur les méthodes, lui au moins est un homme juste.

Ce compliment à l'endroit de Murray Davis me laissa rêveur. Se pouvait-il qu'il fût plus correct envers ses ouvriers qu'envers ses proches ? Pourtant, ses propos allaient à l'encontre de l'image véhiculée par Paxton.

— Et si nous arrêtions de rester plantés au milieu de cette cour ? ajouta-t-il. Nous finirons par prendre racine.

Il me montra d'abord l'entrepôt où s'entassait le coton brut en attente d'être traité, puis nous passâmes aux ateliers. Les machines à l'arrêt ressemblaient à de grandes carcasses inutiles. Paxton me les décrivit en activité, ce qui me permit d'imaginer sans peine le mouvement et les bruits : battement des métiers à tisser, allers et venues des navettes, cliquetis des bobines et des broches. Les ouvriers n'étaient-ils pas gênés de travailler dans ce vacarme ?

— Ce n'est rien à côté des fibres de coton qui volent en tous sens et pénètrent dans leurs poumons, exposa sombrement Paxton. La plupart ne font pas de vieux os.

En effet, le sol était jonché de particules blanchâtres. Je me figurai une tempête de neige balayant la pièce en permanence. Je me baissai pour ramasser une poignée de ces flocons et m'étonnai ne pas les sentir fondre entre mes doigts. En les approchant de mes narines, une quinte de toux se déclencha aussitôt.

— Vous voyez ! dit Paxton. Il y a aussi les produits pour les teintures et les solvants pour blanchir, qu'ils respirent à longueur de journée.

Je réalisai ma chance d'avoir échappé à ce sort peu enviable. Si mon père ne m'avait pas reconnu, j'aurais pu très bien me retrouver à la place de l'un d'entre eux.

— Le gouvernement Campbell-Bannerman n'a-t-il pas amélioré le système de santé des ouvriers ? demandai-je.

— Oui, mais il y a encore de quoi faire.

— Je voudrais aider ces gens, déclarai-je dans un élan sincère.

— Très louable de votre part. Peut-être en aurez-vous l'occasion. Pas dans l'immédiat, bien sûr.

— Et pourquoi pas ? Mon grand-père m'a chargé de négocier l'augmentation de salaire.

Après avoir marqué un certain étonnement, Paxton observa :

— Votre oncle a dû fulminer. Je vous avertis : les gars n'iront pas au-dessous de cinq pour cent. Vous avez vu tous ces sacs dans le hangar ? Chaque jour qui s'écoule représente une perte considérable. La balle est donc dans notre camp.

Deux pour cent, pas un shilling de plus, avait spécifié Murray Davis. La situation paraissait bloquée. Je décidai de me tenter le coup.

— Vous aurez trois pour cent, si vous promettez de reprendre le travail dès demain.

Paxton se gratta le menton, indice de réflexion, avant de déclarer :

— Trois pour cent, c'est mieux que rien. Les gars seront d'accord, je pense. Mais votre oncle ?

— J'en fais mon affaire

La perspective de me colleter avec James m'excitait. En même temps, j'avais envie d'épater Paxton, de lui prouver ma valeur.


Mon premier affrontement avec mon oncle date de ce jour-là. Le souvenir de la nuit où il avait tourmenté Rosalind m'insufflait-il la force de le combattre ? Lorsque je parlais d'accorder la somme, son visage d'un pâle ivoire se colora de façon inquiétante.

— Ce n'est pas sérieux ! s'exclama-t-il, martelant de sa canne le bois du bureau. Tu veux notre ruine ?

— Elle sera effective si le coton continue à pourrir sur place, répliquai-je.

Gaskell m'apporta un renfort inattendu.

— Votre neveu n'a pas tort, mister Davis. Sans compter que la grève peut se propager à vos autres fabriques.

Attitude courageuse ou calcul ? La colère de James se reporta sur son employé.

— Je vous dispense de ce genre de conseil, Edmond. Votre travail se borne à exécuter les ordres.

— Bien...je ne voulais pas...je ne pensais pas...

Il était devenu tout pâle et bredouillait. Paxton, lui, se tenait en retrait, muet et la tête baissée : une attitude correspondant peu à son caractère. Après sa démonstration de fermeté, James desserra son col, comme s'il étouffait. Le désarroi inscrit dans son regard me laissa estomaqué. Un lourd silence s'ensuivit. Je jetai un coup d'œil dans la cour où le groupe de tout à l'heure discutait sans cesser de fixer la porte vitrée, puis revins à James. Ce dernier articula d'une voix embarrassée, comme si chaque mot lui coûtait :

— Trois pour cent et pas question d'y revenir dans un mois ou un an.

Je n'en revenais pas que James eût cédé si facilement. Pour les ouvriers, c'était une victoire en demi-teinte, mais il y avait quand même de quoi se réjouir.

Le retour à Londres se déroula dans un silence chargé d'orage. Pendant que les paysages défilaient dans le soleil couchant, James ruminait sa rancœur contre moi. Jusqu'ici, il me considérait avec une condescendance teintée de mépris. À présent, j'étais passé du stade de gamin de peu d'importance à celui d'ennemi à abattre. Il ne m'invita pas à le suivre au wagon restaurant et lorsqu'il revint, il alluma un gros cigare dont il prit un plaisir visible à me souffler des bouffées au visage. Cet exercice dut calmer un peu ses nerfs mis à rude épreuve; il daigna enfin ouvrir la bouche pour me jeter:

— Jamais je n'ai éprouvé une telle humiliation devant des subalternes, jeta-t-il. Comment as-tu osé ?

— Mon intention était de vous aider. Les choses s'annonçaient mal avec Paxton.

Si j'espérais l'amadouer, je fus déçu. Ses yeux gris sous les paupières de lézard typiques des Davis mâles, conservèrent leur dureté.

— M'aider ? répéta-t-il. Je ne vais pas avaler ça. En réalité, tu voulais me ridiculiser. Quant à Paxton, je ne t'ai pas attendu pour manier ce genre d'énergumène.

— Alors, il fallait y aller vous-même. En tout cas, le but est atteint. Demain, la cheminée de la fabrique recommencera à fumer.

Il chercha sa canne sous la banquette et en tripota nerveusement le pommeau. Je crus qu'il allait la lever et l'abattre sur moi. Les allers et venues dans le couloir l'en dissuadèrent-elles ? Il se contenta de reprendre, l'air mauvais :

— À quel prix ? Une autre générosité de ce type et nous pourrons fermer boutique.

— Vous pouvez encore vous dédire.

— Et passer pour un homme sans parole ? Crois-moi, tu n'es pas près de remettre les pieds dans l'une de nos filatures, grinça-t-il.

Il se méprenait sur mes véritables intentions. Pas un instant, je n'avais pensé le supplanter. Je n'avais pas l'âme d'un manufacturier. Je ne me voyais pas me rendre tous les mois à Manchester pour surveiller le rendement de quinze mille pauvres diables. Mais tu vis grâce à leur sueur, Walter aurait dit Ronald. Et il aurait eu raison. Je détestais l'idée d'être engraissé par le dur labeur d'Andrew Paxton et de ses semblables. Coûte que coûte, m'affirmer par moi-même s'avérait crucial.


Nous rentrâmes dans une maison vidée de ses éléments féminins. Alice, Rosalind, Véra, Heather et Marjorie passaient l'été dans le Dorset. Je descendis à la cuisine pour prendre une collation tandis que James s'engouffrait dans le bureau paternel. Le lendemain, je me préparai à une verte semonce, mais Murray Davis m'accueillit avec une sorte de résignation.

— Trois pour cent, soupira-t-il. Tu veux nous mettre sur la paille. Enfin, c'était à James de t'en empêcher et il n'a rien fait. Ce voyou de Paxton a dû bien rire dans sa barbe.


— Pas du tout ; et il vous respecte, il me l'a dit.

Murray Davis me dévisagea avec une stupeur incrédule.

— Cet homme-là est mon ennemi de classe, Walter. Tout ce qu'il pourra m'arracher, il me l'arrachera. Et toi, tu gobes ses mensonges.

— Non, je ne crois pas qu'il soit si retors.

Autre soupir :

— Je n'ai pas de chance avec ma descendance. James est un crétin, Bruce un pilier des champs de courses, et toi, ta naïveté frise l'imbécillité.

Sans relever l'insulte à mon endroit, je lui jetai à la face l'engagement de mon père, sa mort héroïque. Au moins Murray Davis pouvait-il être fier de son fils cadet. Il hocha la tête et ôta ses bésicles, révélant des yeux larmoyants.

— Ce pauvre Franck, murmura-t-il, comme pour lui-même. Je lui avais déconseillé de partir, mais évidemment, il n'en a fait qu'à sa tête. Il est temps pour toi d'apprendre la vérité. Ton père n'a pas été tué au combat ; il est décédé de la fièvre typhoïde.

Mes jambes vacillèrent ; je me retins au meuble d'acajou pour ne pas tomber.

— Mais...balbutiai-je. L'enterrement en grandes pompes, la présence des officiels, les discours...

— De la comédie. Grâce à mes relations au War Office, la maladie s'est transformée en mort glorieuse. Si tu ne me crois pas, je tiens à ta disposition le télégramme m'annonçant la triste nouvelle.

Je secouai la tête en signe de dénégation. Bien que n'ayant pas aimé Franck, mon cœur se serrait en me représentant son agonie dans un hôpital de campagne, loin de l'Angleterre et de sa sœur à l'attachement sans faille.

— Alice sait ? demandai-je d'une voix blanche.

— Non ; personne n'est au courant, à part toi, moi et mes relations au ministère.

— Pourquoi l'avoir caché ?

— Cela servait nos intérêts. Un héros au sein d'une famille à la fortune établie de fraîche date est un formidable atout. D'ailleurs, toi-même a bénéficié de cette aura.

La fin de mon purgatoire, la bienveillance de mes professeurs de Harrow, je les devais à une imposture. Les manigances de mon grand-père me donnaient la nausée. Il n'avait pas hésité à user de malhonnêteté pour parvenir à ses fins. Comment un homme comme Andrew Paxton pouvait-il l'admirer ? À sa décharge, il ne le connaissait pas sous toutes ses facettes.

— Révéler la supercherie te nuirait autant qu'à moi, ajouta Murray Davis.

— N'ayez crainte, je ne dirai rien, mais je quitterai cette maison.

Il s'essuya le coin des yeux avec un carré de batiste extrait de sa poche. Un observateur non averti aurait pensé qu'il pleurait : à tort. Ces larmes résultaient certainement d'un problème oculaire. Le vieux rapace subissait la loi commune et tout son argent ne lui rendrait pas sa jeunesse enfuie. Pourtant, il n'était pas encore abattu, sa réaction me le prouva :

— Pour aller où ? m'asséna-t-il d'un ton coupant. Tu es mineur et tu n'as aucun moyen de subsistance. Même un loyer dans l'East end serait trop cher pour toi.

— Je me débrouillerai.

Vendre les objets hérités de Franck, racler le fond de mes poches, taper Ronald, en attendant de trouver un job. Ce genre de possibilité me vint d'abord à l'esprit avant de me rendre à l'évidence. Ma fortune actuelle s'élevait à quinze livres et je n'obtiendrais pas grand-chose des bottes, de l'encrier en argent et des autres babioles. Quant à devenir le débiteur de mon ami, c'était le plus sûr moyen de nous fâcher. Murray Davis devina-t-il mon dilemme ? Réajustant son lorgnon sur son nez imposant, il dit d'une voix doucereuse :

— Mon garçon, rien ne presse. Lady Harriet Smithfield t'invite à rejoindre tes tantes et tes cousines à Weymouth. J'espère te retrouver plus raisonnable à ton retour.

Espérait-il me garder sous sa coupe en agitant devant moi des hochets ? Il en faudrait davantage pour me détourner de mon but.

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