Chapitre X
Alice ne pouvait pas grand-chose, son argent étant investi dans les filatures. Elle vendit les bijoux de sa mère : en pure perte. Les Shaw, jugeant la somme insuffisante, mirent leur menace à exécution. Le scandale éclata. La rupture des fiançailles alimentèrent les chroniques des journaux et les conversations mondaines. Tout cela n'aurait pas pris de telles proportions si Murray Davis n'avait acquis sa fortune de fraîche date. Les Gardiner ne se privèrent pas de critiquer les origines plébéiennes de Franck. Ce dernier n'était qu'un rustaud sous son vernis de bonne éducation. Leur fille l'avait échappé belle.
— Ce fut une triste période, expliqua Alice. Tout le monde nous tournait le dos. Ton grand-père en a beaucoup souffert.
Souffert, lui ? Je n'arrivais pas à le croire. Il devait espérer que ma mère mourrait en couches et que je ne survivrais pas, mais nous nous tirâmes de cette épreuve. Mieux : les frères Shaw vinrent dénicher Franck à Londres et le kidnappèrent littéralement. Le fameux couteau évoqué par Murray Davis n'était pas seulement une figure de style. Furieux de ne pas obtenir plus, ils avaient traîné Franck à la mairie et l'avaient obligé à me donner son nom. Murray Davis avait bien essayé de contester l'acte, mais ce fut peine perdue. J'étais Davis irrévocablement. Il donna le choix à Lucinda entre déguerpir ou rejoindre l'étage des domestiques. Elle avait préféré rester avec son enfant.
À ce stade, le récit d'Alice se recoupait avec les confidences de Dolly. La santé de ma mère s'était dégradée en l'espace de quelques mois. Sa disparition prématurée avait dû être un soulagement pour mon grand-père. Restait l'encombrant marmot, relégué à Holly Farm.
— Je voulais aller te chercher, mais mon père a refusé, m'avoua Alice avec gêne.
Je me demandai si grandir dans cette maison aurait fait de moi un être différent, coulé dans le moule des Davis. Cette question ne recevrait jamais de réponse.
L'épisode de la reconnaissance forcée réduisait à néant mes rêves au sujet des Shaw. Si mes sacripants d'oncles reparaissaient un jour, ce serait pour me soutirer de l'argent. Bon gré mal gré, je m'accommoderais de cette famille où je me sentais si peu à ma place.
Alice ne s'appesantit pas sur l'union inattendue de Rosalind Gardiner et James, célébrée l'été suivant. Sans doute m'estimait-elle peu concerné par cette partie de l'histoire. Elle revint aux trésors de Franck, la plupart de peu de valeur. Sa montre en or et ses boutons de manchettes en diamant avaient servi à payer les Shaw. Je jetai mon dévolu sur l'encrier d'argent, un tableau représentant des chevaux – peint par John Stubbs, précisa Alice –, et le jonc souple qu'il utilisait comme cravache. Je demandai aussi à conserver ses bottes de cavalier.
— Pourquoi pas ? Tu auras l'occasion de monter un jour. Peut-être pourrais-tu t'installer dans cette chambre, ajouta Alice. La tienne convient plutôt à un enfant et tu seras bientôt un homme.
Mon regard embrassa la pièce. Avais-je envie de dormir dans ce lit où mon père avait passé de courtes nuits ? Où il avait...je rougis jusqu'aux oreilles à cette idée. Non, Rosalind n'était pas femme à trahir son serment de mariage sous le toit de son beau-père.
Trois semaines plus tard, je fus rappelé de mon internat pour enterrer Franck. Une cérémonie solennelle, en présence du lord maire de Londres et du ministre de la guerre.
Le Kensington Temple était plein à craquer pour rendre hommage au héros du quartier. Une assistance huppée, à en juger par les pelisses de fourrure et les plumes d'autruche frémissant sur les chapeaux gigantesques des élégantes. Celui de Rosalind me parut sobre en comparaison, tout comme sa redingote ajustée. Sa blondeur tranchait sur cette nuée de corbeaux. Plus que le mort, elle constituait l'attraction principale par sa beauté et le souvenir de ses fiançailles rompues avec le défunt. Quand elle vint bénir le corps, j'eus l'impression d'un grand cygne noir glissant sur les dalles. Elle me frôla en revenant s'asseoir et des effluves de son parfum me parvinrent. Les mêmes respirés lors de mon premier jour à Kensington Road.
J'étais également un sujet de curiosité. Ma subite apparition au sein de la famille faisait jaser. De même, mon teint, mes cheveux et mes yeux sombres. Je traquai en vain un atome de sympathie sur ces figures figées. Ces gens m'accepteraient-ils un jour ou me rejetteraient-il comme ma mère avait été rejetée ? Et moi ? Avais-je envie d'être accueilli dans leurs cercles ? Je réfléchissais à tout cela en redescendant la nef avec derrière moi, les Davis en ordre de marche. Puis le corbillard prit le chemin du cimetière de Brompton. L'occasion pour le lord maire d'y aller de son discours. Je me tins au bord de la fosse, les yeux secs, au moment où l'on y plaça le cercueil de Franck, enveloppé du drapeau de l'Union Jack. Comme je lançais une poignée de terre sur le dessus, une main se posa sur mon épaule. Je me retournai et reconnut Ronald que je n'avais pas vu depuis deux mois. Ma solitude me sembla tout à coup moins pesante. Ronald était venu, accompagné de ses parents. Lady Margaret me serra spontanément sur son cœur et m'appela « mon pauvre petit » en ajoutant :
— Venez à Park Lane quand vous voudrez, notre porte vous est ouverte.
— Oui, viens, insista son fils. Depuis que Tim vit sa vie, Liz n'a que moi à persécuter.
Elizabeth – Liz – était sa jeune sœur : sorte de petit démon en jupons. Les sonorités plus graves de la voix de Ronald me frappèrent. Elles indiquaient une mue proche. Ses cheveux jadis blonds viraient au beige sable et son front était un champ de bataille pour plusieurs boutons. Son sourire demeurait intact, éclatant et chaleureux.
— Je ne sais pas si je pourrai, dis-je. Du menton, je désignai les Davis regroupés près de la tombe.
— Sans blague ? Ils se sont pris d'amour fou pour toi ?
— Non, mais je suis le fils du héros.
Tout en m'adressant à Ronald, je ne cessai de fixer Rosalind. Le voile de crêpe de son petit chapeau flottait au vent. Le soleil émergeant des nuages illuminait sa chevelure dorée. Ronald qui avait suivi la direction de mon regard observa :
— Cette femme au milieu est bien belle. C'est ta tante ?
— Oui, répondis-je, la poitrine oppressée.
— Elle ressemble à une colombe parmi des corneilles.
Un commentaire on ne peut plus approprié. Les confidences d'Alice renforçaient encore ma pitié pour elle. « De la pitié ? Mon œil ! » aurait ricané Baines. À treize ans, je tombai profondément, irrévocablement amoureux de l'épouse de mon oncle.
Mais pour l'instant, je n'en avais pas conscience. J'étais dans une phase de latence, à mi-chemin entre l'enfant et l'adolescent. En rentrant du cimetière, mon grand-père m'ordonna de le suivre dans son bureau. Il avait des choses importantes à me dire.
Nous rejouions la même scène que quatre ans plus tôt, dans un décor identique : celui du bureau de Murray Davis. Les seules différences résidaient dans la saison et les circonstances. Les arbres du parc étaient nus au lieu de déployer leur feuillage. Et aujourd'hui, je n'avais rien à me reprocher.
Comme à notre entrevue précédente, mon grand-père alla s'asseoir derrière son bureau, mais cette fois, j'eus droit à un siège.
— Je n'irai pas par quatre chemins, dit-il. Tu hérites des parts de ton père dans l'affaire. Le conseil de famille m'ayant nommé tuteur, je gèrerai ton argent jusqu'à ta majorité. Après, tu feras ce que tu voudras.
Des visions de brique rouge, de toit d'ardoise et d'un parc envahi de lierre l'été, de houx, l'hiver, se dressèrent devant mes yeux. Une sorte d'exaltation m'envahit.
— J'irai vivre à Holly Farm, déclarai-je dans un élan spontané.
— Tu ne le pourras pas. J'ai vendu le domaine l'an dernier.
À son expression de triomphe, je mesurai l'étendue de sa haine à mon égard. La foudre tombant sur ma tête ne m'aurait pas abattu davantage. L'espoir de revenir à Holly Farm m'était chevillé au corps et voilà que mon grand-père le réduisait à néant.
— Vendu ? répétai-je d'une voix étranglée.
— Oui. Il coûtait cher à entretenir. Les temps sont durs.
Si les temps étaient si durs, pourquoi ce fastueux déjeuner au Connaught, offert aux relations et aux officiels après l'enterrement ? Le coût de ces agapes dans l'un des restaurants les plus réputés de la capitale aurait couvert une année de gages des domestiques d'Holly Farm.
— Et Dolly...et les autres ? demandai-je, inquiet.
Murray Davis cligna des paupières et répondit :
— Tu n'as pas à t'en soucier. Avec de bons certificats, ils n'auront aucune peine à se recaser, à Swithland ou dans d'autres villages.
Pas si sûr, car la plupart étaient vieux et aspiraient à une retraite paisible dans des lieux qu'ils avaient toujours connus.
— Plus tard, je rachèterai Holly Farm, dis-je d'un ton affermi.
Une lueur bizarre éclaira les yeux gris, puis s'éteignit. Murray Davis me flagella en quelques phrases :
— Tu t'y entends déjà à gaspiller ton argent. Le mien, en fait. Ni ton nigaud de père, ni James, ni Bruce ne sont capables d'en gagner par eux-mêmes. Tu ne feras pas exception.
Chez moi l'indignation l'emporta sur la peur d'être banni à nouveau. Je me levai et lançai à Murray Davis :
— Vous vous trompez et je vous le prouverai.
Je regrettais que ma voix fût encore fluette. Des inflexions graves auraient rendu mon discours plus crédible. Le rire discordant et sans joie de mon grand-père fit écho à ma déclaration véhémente.
— Des crocs ont poussé au jeune chiot, je vois. La fréquentation des gens de la Haute, sans doute. Tu es très malin, au fond, comme tous ceux de ta race.
— Qu'insinuez-vous par-là ? demandai-je, tremblant de colère. Que j'ai recherché l'amitié de Ronald Sedgewick par intérêt ?
L'œil calculateur de mon grand-père m'évaluait, tel un maquignon jauge un cheval. Il finit par dire :
— Il est toujours bon de frayer avec l'establishment. Le jeune Sedgewick est un garçon brillant et si ta compagnie l'agréée, tant mieux.
Ces propos ambigus atténuaient un peu ce qu'il avait dit précédemment, mais ma colère était intacte.
— Y a-t-il autre chose ? Je dois faire mes bagages. Jim me ramène ce soir à l'internat.
— Non. Ah ! si ! J'oubliais. Tu disposeras chaque mois d'une petite somme prélevée sur les dividendes de tes actions : pour tes dépenses personnelles. Minime, je ne veux pas te donner des habitudes de prodigalité.
Me soupçonnait-il d'avoir hérité de son fils une tendance à dépenser à tort et à travers ? Un « merci » contraint sortit de ma bouche. Mon grand-père me libéra d'un geste de la main, de la façon dont il aurait chassé une mouche intempestive. Je réintégrai ma chambre – ou plutôt celle de Franck – avec le sentiment d'avoir marqué des points. Certes, mon cœur saignait à l'idée d'être soupçonné de froids calculs, mais c'était provisoire. Je devrais me forger une carapace si je voulais survivre chez les Davis.
M'installer au petit secrétaire de Franck, manier ses plumes d'oie, caresser son buvard de cuir et son papier à lettres me redonnèrent un peu de sérénité. Je me réinventai un père à l'image de celui de Ronald : aimant et plein d'humour. Franck aurait pu être ainsi si son père ne l'avait maintenu sous sa férule. Mes objectifs étaient clairs : terminer le collège, trouver un emploi et à mes vingt-et-un ans, racheter Holly Farm. Je me voyais assez bien en gentleman-farmer, arpentant mes terres à cheval. J'aurais aussi une épouse et des enfants. Là, je me heurtais aux limites de mon imagination.
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