Chapitre VIII

Les mois, les années passèrent, apportant de rares nouvelles des Davis. Je finis presque par les oublier, même si Alice se montrait parfois. Les images d'Holly Farm reculaient dans ma mémoire. Mon foyer, c'était l'école. Je grandissais. Les costumes dont j'avais été si fier, devenus trop étroits et trop courts, firent place à d'autres.

L'été 1899, je me trouvais une fois de plus dans le Dorset. Entre la baignade et les parties de tennis et de croquet, il était question de troubles dans une région d'Afrique du Sud nommée Transvaal. Au début, je prêtai une oreille distraite à ces discussions animées, préférant de loin lire au bord de la falaise ou filer à bicyclette avec Ronald. À force d'en entendre parler, je finis par m'y intéresser.

— Les colons anglais sont-ils vraiment en danger comme le prétend ton frère Boyd ? demandai-je à Ronald. Ces Boers m'ont l'air redoutables.

Il haussa les épaules.

— Non. Selon mon père, c'est la faute aux mines. Les Anglais veulent les accaparer.

— Mais ils n'ont pas le droit.

D'un coup, les Boers se transformaient en victimes. Je prenais parti pour le plus faible tant il était facile de m'identifier à lui.

— Tu es un doux rêveur, Walt, plaisanta Ronald en me tapant sur l'épaule. Quand il y a de l'or en jeu, les gens deviennent fous.

Les événements lui donnèrent raison. À l'automne, la guerre éclata. Elle s'invita dans l'univers protégé de l'école, à travers l'engagement des frères aînés de camarades dans l'armée britannique. Celui de Ronald ne fit pas exception, malgré l'opposition de ses parents. Boyd tomba à Stormberg dans les derniers jours de l'année. Ronald rentra chez lui, très affecté. Ce fut un triste Noël. Heureusement, la bibliothèque de l'école était bien fournie et je m'évadai une fois de plus par l'intermédiaire de Defoe, Thackeray et Dickens.

1900 débuta par une série de défaites. Partout nous étions battus. Les Boers se montraient coriaces. Puis les Anglais remportèrent quelques victoires. Je suivais le conflit de loin, ne me sentant pas directement concerné. La mort de Boyd Sedgewick ne m'atteignait que par rapport à Ronald.

Tout changea un matin de février 1901, quand le directeur me fit appeler dans son bureau.

— Asseyez-vous, mon petit, dit-il d'une voix très douce, en contraste avec sa froideur habituelle.

Cette subite amabilité m'intrigua avant de m'inquiéter. L'homme avait ôté son lorgnon et présentait des yeux embués, indice d'une forte émotion.

— Vous devez être courageux, dit-il avec gravité. Un grand malheur vous a frappé.

Dolly est morte, pensai-je, puis je réalisai l'absurdité de cette hypothèse. Le directeur n'aurait pas pris la peine de m'annoncer en personne la disparition d'une domestique. Alors, mon grand-père ? Cela me paraissait l'option la plus logique. Murray Davis était d'un âge canonique, du moins pour un enfant de treize ans. En même temps, cette mort me décevait, me frustrait des règlements de compte à venir. La réponse de l'autre mit fin à cette ambiguïté.

— Il s'agit de votre père.

J'eus la sensation de recevoir un uppercut dans l'estomac. À la vision d'un Franck bien portant au discours cynique, se substitua celle d'un cadavre couché dans son cercueil.

— Il est mort...de maladie ? fis-je, maîtrisant l'émotion qui, malgré moi, me gagnait.

— Non : au combat. Il s'était enrôlé dans la City Imperial Volunteers. Vous n'étiez pas au courant ?

Je tombais des nues. Ce régiment, financé par la ville de Londres et composé de volontaires, avait rejoint le Transvaal au début de l'année précédente. « J'en serais si j'avais l'âge, m'avait dit Ronald. Je vengerais Boyd et tous nos valeureux soldats. » Ce réflexe allait à l'encontre de sa modération précédente, mais la mort de son frère modifiait la donne. Et moi ? me demandai-je. Ai-je envie d'aller me battre pour un père que j'ai si peu connu ? Non, bien sûr.

— Votre oncle viendra vous chercher dans une heure, précisa le directeur. Tenez- vous prêt à partir.

Je montai dans le dortoir d'une démarche de somnambule. La pâle clarté du jour d'hiver se faufilant par les petites fenêtres ne suffisait pas à éclairer l'immense pièce. Il y régnait un froid glacial. Je rangeai mes livres de classe dans mon casier, troquai mon uniforme contre un costume gris foncé envoyé par Alice deux mois plus tôt et plaçai quelques effets dans une mallette de cuir. Ces gestes machinaux me semblaient dérisoires. Ma casquette noire vissée sur la tête, un pardessus de lainage sur les épaules, je redescendis. Des élèves de ma classe m'entourèrent, non pour me chambrer, mais pour m'adresser des flatteries au sujet de la conduite de mon père. Baines lui-même y alla de son couplet. Tout ceci était irréel. Je peinais à imaginer Franck en héros, comme j'avais du mal à croire à mon retour à Kensington Road.

James m'attendait chez le directeur, engoncé dans une pelisse à longs poils qui lui tombait jusqu'aux pieds. Il n'avait guère changé. À peine me gratifia-t-il d'un coup d'œil. Nous sortîmes dans la rue où voletaient des papillons glacés. Comme je m'étonnai de ne voir ni Jim ni l'attelage, il me désigna de mauvaise grâce un véhicule sans chevaux rangé le long du trottoir. Une automobile, comme on les appelait. En bois et métal, dotées de quatre roues, elles commençaient à se répandre. Lord Sedgewick en avait acheté une peu après la mort de son fils. Apprendre à conduire le distrait de son chagrin, avait expliqué Ronald. Je n'étais pas certain que la disparition de Franck causât du chagrin à Murray Davis. Il devait être au contraire soulagé. Je n'étais plus l'enfant innocent qui s'interrogeait sur le comportement des adultes. La fréquentation de camarades plus dégourdis m'avait fait mûrir. Les hommes ont certains besoins, avait pris du sens pour moi. Mon existence était le fruit de bas instincts, non d'un sentiment plus noble baptisé amour. Mon père avait-il aimé Rosalind ou la désirait-il comme il avait désiré ma mère ? Je butais encore là-dessus. Elle, en tout cas, l'avait aimé, d'où sa haine à mon égard. Cette détestation serait-elle aussi vivace après quatre ans ? Je ne tarderais pas à le savoir.

Je grimpai sur le haut siège raide. James tourna une manivelle, ce qui déclencha un petit hoquet, puis deux. Enfin, le moteur démarra avec un vacarme épouvantable. Je me bouchai le nez pour ne pas sentir les émanations de pétrole. Le claquement des sabots sur le pavé et les odeurs de crottin me paraissaient mille fois préférables. Et au moins, une capote garantissait des intempéries. Ni la toque disgracieuse de mon oncle, ni ma casquette d'écolier n'offraient de protection contre la neige qui tombait dru. Les pieds sur des pédales, les mains crispées sur un cercle de bois, fixé à une longue tige de fer, James ne m'adressa pas la parole de tout le trajet.

Il avait d'ailleurs fort à faire pour évoluer entre les cabs, les omnibus à chevaux, les voitures particulières et les véhicules dans le genre du sien. Nombre de façades étaient tendues de noir, en mémoire de la reine Victoria décédée en janvier. Au bout d'une heure, Hyde Park apparut, féerique dans sa parure argentée, puis la maison. Tandis que James allait « garer » l'automobile, je franchis seul le seuil de la véranda. Des souvenirs m'assaillirent, en particulier celui de Rosalind me signifiant mon départ. Alice me guettait à l'intérieur, pareille à elle-même dans sa robe austère. Le noir rendait son teint blême et accentuait les lignes de son front et du tour de sa bouche.

— Mon pauvre enfant...murmura-t-elle, me prenant dans ses bras pour la deuxième fois.

Je me demandai à quoi rimait cette comédie. Franck était un étranger pour moi, elle le savait très bien. Quant à son étreinte, mon âge et l'éducation reçue me poussaient à moins rechercher les effusions. Je me dégageai donc en douceur et demandai:

— Où est-ce arrivé ?

— Près d'une ville du nom de Prétoria. On va rapatrier le... corps sous peu. Oh ! mon pauvre, pauvre Franck...

Elle prit un mouchoir brodé dans un pli de sa jupe et se tamponna les yeux.

— Tu auras besoin de vêtements noirs, Walter, ajouta-t-elle, revenant à des préoccupations plus terre-à-terre.

J'acquiesçai sans réel enthousiasme. En fait, j'aspirais surtout à me changer. Suite à la traversée de la ville à l'air libre, j'étais frigorifié. Mon manteau humide pesait lourd et l'eau avait pénétré dans mes chaussures.

— J'aimerais avoir mon ancienne chambre, dis-je.

— Bien entendu. Il faudra la modifier un peu ; elle convenait à un petit garçon, pas à un presque adolescent.

Entendait-elle par-là que ma pénitence avait pris fin ? Dans ce cas, c'était trop tard. Je me sentais un étranger dans cette maison et je le resterais. Et l'atmosphère de deuil ne contribuait pas à me retenir. Ni bruit, ni rumeur de conversation n'émanaient des pièces du rez-de-chaussée. Je m'enquis d'Heather et de Véra.

— Heather passe la journée chez les Gardiner et Véra se repose. Elle a assisté à un bal hier soir. Oui, poursuivit Alice, confuse, elle n'a pas voulu annuler. La vie est si triste en ce moment ; les jeunes doivent profiter de la moindre occasion de se distraire.

Je n'avais pas demandé après Rosalind. J'appréhendais de la revoir, redoutant une autre réaction de rejet. Quant à mon grand-père, notre dernière entrevue ne m'incitait pas à réclamer de ses nouvelles. Je m'engageai dans l'escalier, ma malle à la main Parvenu sur le palier du premier étage, une porte s'ouvrit : celle de la chambre de James et Rosalind. Cette dernière en sortit au moment où je passais devant. Elle s'arrêta, la main sur la poignée, et j'en fis autant. En silence, nous nous jaugeâmes. Les années semblaient n'avoir pas de prise sur elle. À l'inverse d'Alice, le noir seyait à la pâleur de son teint et à l'or de ses cheveux. Ses yeux étaient rouges, comme lorsqu'elle avait soulevé sa voilette, et ses traits tirés témoignaient de nuits blanches. Son regard planté dans le mien ne contenait plus de reproche, mais une lassitude infinie. J'ôtai ma casquette pour la saluer ; elle répondit par un petit signe de tête. Je poursuivis mon chemin sans oser me retourner.

Mon cœur battait très fort en rentrant dans ma chambre, située au bout du couloir. Ses dimensions me parurent plus réduites, mais les livres étaient bien là, prêts à être dévorés. Le poêle à charbon n'étant pas allumé, il y faisait presque aussi froid que dans le dortoir. J'eus la nostalgie de la maison de Park Lane, si bien chauffée, et de Ronald. Mon ami avait rejoint Harrow à la rentrée précédente, et bien qu'entretenant avec lui une correspondance régulière, sa présence physique me manquait.


Le dîner réunit tous les membres de la famille, à l'exception de Franck dont la chaise resta vide et le couvert mis. Il avait si souvent sauté ce repas qu'il était plus présent mort que vivant. Alice récita une prière à son intention et nous nous assîmes. Mon regard se porta immédiatement sur Heather, hélas placée loin de moi. Elle avait perdu ses rondeurs au profit d'une allure de grande fillette, mais ses yeux d'un marron vif gardaient la même expression joyeuse et confiante. Elle me dédia un sourire radieux qui traduisait sa joie de me revoir. Par contre, Véra, placée à sa gauche, arborait la mine compassée convenant à une demoiselle de dix-huit ans qui vient d'entrer dans le monde. Elle et son frère s'éloignaient à toute vitesse de l'enfance. Bruce avait une allure d'un dandy avec son pantalon collant et son veston ajusté. En bout de table, mon grand-père présidait, selon son habitude. À l'instar de sa belle-fille, le temps s'était montré clément avec lui. Il se contenta d'un : « Eh bien ! Te revoilà, mon garçon ! », à croire qu'il m'avait quitté la veille. Ce désintérêt me soulagea. James se comporta également comme si je n'existais pas. Il ne quittait pas sa femme des yeux. Rosalind, perdue dans ses pensées, mangeait à peine. Pourtant, le rosbif servi avec des pickles et des pommes de terre sautées était délicieux. J'y fis largement honneur, m'attirant un sourire triste de la part d'Alice. Le tintement des couverts troublait seul le silence. J'avais hâte que le repas se terminât pour rejoindre Heather. Cette fois, Rosalind ne nous empêcherait pas de nous parler. Cela n'entrait pas dans ses intentions car elle se retira la première, James pendu à ses basques. Les autres suivirent.

— Tu m'as manqué, déclara Heather en tirant sa chaise.

Elle me rejoignit. Elle avait gagné en taille, mais je la dépassais d'un demi-pied au moins.

— Toi aussi, tu m'as manqué, dis-je.

Ce n'était pas tout à fait vrai. Au début, oui, mais Ronald et la lecture avaient comblé ce vide.

— Comment va Tuck ?

— Bien. En ce moment, il préfère le coin du feu à la traque des limaces.

Une grimace de dégoût plissa soudain son joli nez. Pinçant un pli de sa jupe entre deux doigts, elle observa :

— Je déteste ce noir hideux. Pourquoi faut-il faire semblant d'avoir du chagrin ? Dad détestait l'oncle Franck, Grand Père aussi. Les seules à l'aimer étaient Auntie Alice et Mummy. Mummy, surtout. Quand le télégramme est arrivé, elle s'est évanouie. On lui a mis des sels sous le nez pour la ranimer.

Ce discours enfantin confirmait ce que je savais déjà. Rosalind avait aimé mon père. Comme elle doit souffrir ! pensai-je, le cœur serré. Mes préventions à son égard fondaient, telle la neige sur les trottoirs de Londres.

— Oui, approuvai-je gravement. Elle préférait mon père. Pourtant, elle s'est mariée avec le tien.

Heather secoua ses boucles brunes :

— Les grandes personnes sont bizarres. Véra en est une, maintenant, et elle devient poseuse. C'est pire depuis qu'elle doit faire sa révérence à la nouvelle reine, Alexandra. Moi, ça ne me dirait rien du tout. J'aurais peur de marcher sur ma traîne et de m'étaler.

— Tu ne seras peut-être pas de cet avis dans quelques années.

Je souhaitais passionnément le contraire, mais je savais cette évolution inéluctable. Moi-même, je me transformerais en adolescent, puis en jeune homme. J'espérais seulement ne pas ressembler aux membres masculins de ma famille.

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