Chapitre VI

Mon existence de paria prit fin au bout de deux jours. Alice vint me chercher pour dire au revoir à Heather.

— Heather part ? m'écriai-je, navré. Pour combien de temps ?

— Pour le reste de l'été. Sa mère l'emmène dans le Dorset chez sa tante, lady Harriet Smithfield.

Cette nouvelle m'abasourdit. Le départ des deux femmes avait-il un rapport avec ma bévue ? Je le craignais. Lorsque nous descendîmes, les malles étaient déjà sanglées à l'arrière de la voiture. Jim, le cocher, attendait sur son siège, le bon vouloir des voyageuses. Mes yeux glissèrent sur Heather qui tenait son chien dans les bras pour se fixer sur Rosalind, debout au milieu du trottoir, son réticule à la main. Son costume tailleur de toile bleu marine et sa blouse blanche à ruchés me parurent le comble de l'élégance. De même, le grand chapeau complété d'une voilette qui la coiffait. Le tulle à pois me dérobait son visage et l'expression de son regard. M'apercevoir lui occasionna un recul instinctif. Elle dit nettement, de façon à être bien entendue :

— Il faudra toujours que vous empoisonniez mon existence.

Puis, se tournant vers sa fille, elle ajouta :

— Embrasse ton cousin, Heather. Il est probable que nous ne le reverrons pas à notre retour.

Ces mots me firent tressaillir. Allait-on me renvoyer à Holly Farm ? Cet espoir se trouvait contrecarré par mon affection pour ma cousine. Le regard d'Heather s'embua quand elle m'embrassa. Je tâchai de ne pas céder aux larmes, surtout en présence de Rosalind. Celle-ci souleva sa voilette juste un instant. Ce geste me permit d'entrevoir ses yeux rougis et son teint blême. Cette découverte qui aurait dû me réjouir me n'attrista au contraire. Rosalind m'apparaissait non comme mon ennemie, mais comme la victime de James et de Franck. Elle aussi souffrait et j'étais la cause involontaire de sa souffrance.

Sans m'accorder un seul regard, elle prit sa fille par la main et l'aida à monter en voiture. La jupe entravée de Rosalind, à la mode cette année-là, lui causa quelque souci pour sauter à son tour sur le marchepied, mais elle s'en tira avec grâce. Ma dernière image d'Heather fut sa tête à la portière et sa petite main agitant la patte de Tuck. Je ne devais pas la revoir avant des années.

À peine l'attelage eut-il tourné le coin de la rue que mes larmes se mirent à couler. Alice me prodigua des paroles apaisantes, mais j'étais inconsolable.

— C'est cruel de nous séparer, bredouillai-je entre deux sanglots. Heather va m'oublier.

— Non. Pour le moment, Rosalind est très remontée contre toi. Ce séjour à la mer va la calmer, j'en suis sûre.

— Elle me hait. Pourquoi n'a-t-elle pas épousé mon père ? Elle serait ma mère et Heather ma sœur.

Alice me caressa les cheveux. Ses lèvres tremblaient ; elle semblait elle-même sur le point de pleurer.

— Mon pauvre petit, murmura-t-elle, les choses ne sont pas aussi simples. Rosalind a été...fiancée à Franck autrefois.

Cette information, lâchée avec réticence, eut pour effet d'assécher mes yeux.

— Alors, pourquoi épouser James si elle aimait mieux Franck ? demandai-je dans ma terrible logique enfantine.

— Tu l'apprendras plus tard. Ce sont des histoires de grandes personnes.

Malgré mes prières, elle demeura inflexible et m'entraîna à l'intérieur. Ma claustration était un peu adoucie. J'avais le droit de circuler dans la maison, sous réserve de certaines pièces. Quant au jardin et aux écuries, je pouvais les fréquenter à ma guise. Par contre, interdiction de bavarder avec les domestiques et d'avoir un contact avec mon oncle James ou mes cousins. Pour mon père, il n'avait plus reparu.


Rosalind m'avait plus ou moins menacé d'un départ que mon grand-père rendit effectif le soir-même. « Père t'attend dans son bureau, pour te parler de ton avenir », m'avait prévenu Alice. Cet avenir me paraissait bien compromis. Ma tante me fit ses recommandations. En particulier, il fallait éviter d'irriter mon grand-père par des remarques intempestives.

Je n'avais jamais pénétré dans le sanctuaire de Murray Davis. À vrai dire, mes contacts avec lui se réduisaient à des formules creuses de politesse. Je redoutais par-dessus tout les piques de cet homme redoutable. D'ordinaire, ses sarcasmes visaient les membres adultes de la famille. Aujourd'hui, j'étais sur la sellette. À mon entrée, mon grand-père discutait avec son homme de loi, mister Bennett, celui-là même qui m'avait amené deux mois plus tôt. Sa ressemblance avec James et Bruce me frappa à nouveau. Ces trois-là formaient une lignée dont mon père et moi étions exclus.

En me voyant sur le seuil, Bennett se leva du fauteuil de cuir marron où il était calé et lança :

— Hello, master Walter ! Vous voilà très élégant.

Je l'étais, dans le costume de panne chamois taillé par monsieur Tristan. Je saluai à mon tour le visiteur. Cet échange ne plut pas à Murray Davis qui se leva du fauteuil jumeau et grommela un :

— Assez de salamalecs ! Vous n'êtes pas dans un salon. Bennett. J'en ai fini avec vous ; je dois parler à ce garçon.

Ce garçon, pas Walter ou mon petit-fils. Bennett, congédié de façon méprisante, ne broncha pas. Il obéit et se retira sur un petit geste à mon endroit. Je restai sans défense face à ce vieillard impressionnant qui me dominait de plusieurs pouces. Je portai mon attention sur l'énorme bibliothèque chippendale, regorgeant de volumes, puis sur le portrait accroché au mur opposé à la fenêtre. Il représentait une femme dans la trentaine, vêtue comme sur les gravures de mode de ma mère. Sa physionomie me parut familière. J'avais déjà vu ces yeux tristes, ces lèvres incolores au faible sourire, ces traits empreints d'une lassitude résignée.

— Mon épouse, Mary Anne, dit Murray Davis, suivant la direction de mon regard. Dieu merci, elle n'a pas vécu assez pour te connaître.

Le ton glacial me blessa davantage que la réflexion méchante. Au fond de moi, j'étais certain que ma grand-mère m'aurait aimé. Son expression bienveillante évoquait celle d'Alice. Bravant les mises en garde de cette dernière, je marmonnai, les yeux baissés sur mes souliers vernis noir :

— Qu'ai-je fait de si grave ? Je n'ai ni tué ni volé.

Ma voix fluette avait résonné tel un coup de tonnerre. Mon grand-père me dévisagea avec une sorte de stupeur. D'habitude, tout le monde pliait devant lui. Je m'attendais à être giflé, éjecté de la pièce ou, dans le meilleur des cas, foudroyé par une des répliques dont il avait le secret. Mais un croassement s'échappa de ses lèvres : sa manière à lui de rire. Je me fis la réflexion que les corbeaux, nombreux à Holly Farm, étaient plus fréquentables que lui.

— En un sens, c'est pire, lâcha-t-il. Tu as mis en péril l'équilibre de toute une famille. Je regrette vraiment de t'avoir tiré de ton néant pour t'accueillir sous mon toit. Es-tu donc si ingrat, Walter Davis ?

Cette question ne réclamait pas de réponse. D'ailleurs, quoi dire ? Murray m'attrapa brutalement par le menton et me força à le regarder dans les yeux. La peur qui s'inscrivait dans les miens lui plut. Il sourit, ou plutôt grimaça.

— Peu importe ! Je n'exige pas de toi de la reconnaissance : seulement de filer doux.

Il me lâcha et alla s'asseoir derrière son bureau : un lourd meuble en acajou au dessus couvert de paperasse.

— Cette docilité compenserait les désagréments causés par ta naissance, poursuivit-il. Tu as bouleversé des plans établis depuis des années. Aujourd'hui encore, pour te recevoir, j'ai dû annuler mon voyage à Manchester. Mes ouvriers font la grève pour obtenir une augmentation de salaire. Si je n'y mets bon ordre, ces-là gens me suceront jusqu'à la moelle.

Il frappa le sous-main de cuir vert du plat de la main. Des taches rouges enflammaient ses pommettes. J'assistai, incrédule, à ce déferlement de bile. Le mot grève n'avait aucun sens pour moi, mais il me semblait que ces gens avaient raison de vouloir plus d'argent. Dolly se plaignait régulièrement de la cherté de la vie. Je gardai pour moi mon opinion, soulagé de céder aux ouvriers ma place de souffre-douleur. L'état de grâce ne dura pas. Après avoir soliloqué, mon grand-père reprit conscience de ma présence.

— Toi aussi, je te materai, gronda-t-il. Tu ne seras ni un incapable comme James, ni un parasite comme ton père. Pour commencer, tu devras quitter cette maison.

Ma bouche devint sèche, ma gorge se noua. Je m'imaginais courant les routes, à l'image de la tribu de ma mère. Si j'avais pu seulement la retrouver !

— Vous me chassez ? balbutiai-je d'une voix étranglée.

À nouveau, ce rire grinçant, entre le cri de corbeau et la pompe rouillée.

— J'aimerais, si la loi me le permettait. Ton père t'a reconnu : le couteau sous la gorge, mais cela ne change rien.

L'espace de quelques secondes, l'image d'une lame dégoulinant de sang s'interposa entre Murray Davis et moi. Qui avait forcé Franck à me donner son nom ? Et devais-je remercier l'auteur de méthodes si radicales ?

— Je t'ai trouvé une école où on t'apprendra le respect des règles, ajouta-t-il. Elle est fréquentée par des rejetons de l'aristocratie. Peut-être t'amélioreras-tu à leur contact.

Ce serait une occasion de fuir l'atmosphère pesante de la maison. D'autre part, j'appréhendais de me retrouver avec des garçons dans le genre de Bruce.

— Je préférerais retourner à Holly Farm, dis-je. J'étudierais avec Dolly.

Les sourcils poivre et sel de Murray Davis se haussèrent.

— Stupidités ! Mistress Hedman, malgré ses qualités, n'a pas l'instruction suffisante. J'ai l'intention de faire de toi un gentleman, de gré ou de force.

La bouffée de haine qui m'assaillit me surprit. Je ne veux pas être un gentleman, et surtout, je ne veux pas devenir comme vous, faillis-je lui crier. Mais ces mots ne franchirent pas la barrière de mes lèvres. C' eût été inutile ; mon jeune âge m'interdisait toute rébellion. Je ne serai pas toujours jeune, me dis-je en guise de consolation.


Le reste de l'été s'étira interminablement. J'étais le plus souvent désœuvré.Lorsque je voyais partir Bruce, une raquette de tennis sous le bras, et Vérasur sa bicyclette, j'éprouvais plus durement ma solitude. Heather memanquait ; sa mère aussi, d'une certaine façon. Durant ces longues heuresà regarder voler les mouches, je tentai de reconstituer son visage, sachevelure lumineuse, ses robes au froufrou si doux. Pensait-elle à Franck, danscette maison au bord de la mer qu'Alice m'avait décrite ? Lui, voyageaiten Italie. Ma tante m'avait montré le pays sur un globe : un endroit trèsau Sud. Ma mère aurait guéri si elle avait pu y séjourner. Et je me prenais à inventer un autre destin pour elle et mon père. Il prenait le ferry, puis le train pour la rejoindre et elle le recevait dans une toilette pareille à celles portées par Rosalind. Des anneaux dorés se balançaient à ses oreilles. Franck la serrait dans ses bras, la renversait en arrière en murmurant: "Lucinda, quel bonheur d'être enfin réunis !"

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