Chapitre V

Après une volte-face, nous partîmes en trottant. Le dos calé contre le torse de Franck, ses bras me protégeant de toute chute, j'éprouvai à la fois de l'ivresse et une impression de sécurité. Nous nous acheminâmes vers Hyde Park. Dans les allées bordées d'arbres où cavaliers et landaus découverts se croisaient, notre trio remporta un franc succès. Être le point de mire des regards me gênait, mais Franck, au contraire, semblait très à l'aise. D'une main, il saluait les gens croisés, principalement des femmes. Des amazones dont le voile du chapeau flottait au vent ou des promeneuses en voiture, abritées sous des ombrelles. Si séduisantes que fussent ces créatures, elles ne venaient pas à la cheville de Rosalind Davis. J'étais assez grand pour me rendre compte de sa supériorité. La perspective de déplaire à son père en s'exhibant avec son bâtard devait le faire jubiler. Et moi, dans la bêtise de mon âge, j'entrevoyais une future complicité et qui sait ? les prémisses d'une affection. Tout aussi stupidement, je lui fis remarquer :

— Vous avez l'air de bien connaître ces jolies dames.

Il laissa fuser un rire léger.

— Ce sont des putains. Et oui, je connais la plupart.

Si le sens du mot m'était étranger, la façon dont Franck l'avait prononcé me paraissait dépréciatrice. Je m'enhardis jusqu'à demander :

— Étiez-vous...marié avec ma mère ?

De saisissement, il tira fort sur les rênes et Dark Star faillit se cabrer. Franck le ramena dans le droit chemin en pestant, sans cesser de me tenir.

— Grands dieux, non ! maugréa-t-il. Je n'ai jamais été marié. Les hommes ont...certains besoins ; tu comprendras plus tard.

Des besoins, comme celui de boire ou de manger ? Je restai perplexe. Ma mère était-elle également une putain ? Le portrait tracé par Dolly ne cadrait pas avec ces créatures qui se pavanaient dans Hyde Park, habillées à la dernière mode. Pourtant, elle avait plu suffisamment à Franck Davis pour qu'un enfant en résultât. Durant le reste de la promenade, je n'ouvris plus la bouche. Mon excitation retombée, je me sentais triste et malheureux. L'haleine tiède de Franck dans ma nuque, le contact de sa poitrine à travers le tissu de sa veste m'étaient devenus odieux. Lui, continuait à distribuer ses saluts avec régularité. Nous rentrâmes alors que retentissait la cloche du déjeuner.

Les jours suivants, je progressai dans la découverte de mon nouveau cadre de vie. Les domestiques étaient au nombre de huit : Jim, Henley le majordome, la nanny d'Heather, la cuisinière, Emmie qui nous avait servi le thé le premier jour, Sally et Erna, plus un valet d'écurie. Il n'y avait pas de femme de charge, Alice veillant elle-même à la bonne marche de la maisonnée. En dehors des repas, je ne voyais guère qu'elle et Heather. Véra était chez l'une ou l'autre de ses amies et Rosalind occupée à faire des visites. J'évoluais donc entre la nursery et le jardin. La chevauchée à Hyde Park n'avait pas occasionné de rapprochement et, au fond, cela me soulageait. Mon père était d'ailleurs peu présent dans la maison. Il sortait tôt et rentrait tard ou pas du tout. 

Deux semaines après mon arrivée, Bruce, le frère de Véra et d'Heather, débarqua de son collège pour les vacances. L'espoir de nouer des liens avec mon cousin se dissipa dès la première rencontre. Bruce ressemblait à son père tant au physique qu'au moral. Du haut de ses quinze ans, il me traita d'emblée avec mépris. Pour lui, j'étais un gamin insignifiant, doublé d'un intrus.

L'été aurait pu s'écouler sans heurt si le destin ne s'en était mêlé. Un après-midi de la fin juillet, le mauvais temps me retenait à l'intérieur. Heather étant consignée dans sa chambre, suite à une peccadille, j'en étais réduit à m'adresser aux murs. Si au moins j'avais su lire correctement ! Je soupçonnais que les volumes alignés sur les rayonnages ouvraient les portes d'un univers exaltant. « Un précepteur s'occupera de toi à la rentrée », m'avait prévenu Alice, mais septembre me semblait loin.

Las de regarder la pluie ruisseler sur les vitres, je décidai de descendre au salon. Quand mon pied se posa sur la dernière marche de l'escalier, je perçus l'écho d'une voix masculine. Ce ne pouvait être ni mon grand-père qui se partageait entre son club et son bureau, ni James, parti à Manchester, ni Bruce invité chez l'un de ses condisciples. Alors...mon père ? Sa présence ici à cette heure me dérouta, puis je me remémorai des propos de Bruce. Ce vieux Franck est toujours à taper Auntie Alice, je me demande où passe le pognon. Oui, c'était l'explication, certainement, d'autant qu'une voix féminine se mêlait à la première. J'étais dévoré de curiosité. Comment Franck s'y prenait-il pour soutirer de l'argent à sa sœur ? N'y tenant plus, je tournai doucement le loquet. La porte s'entrouvrit juste assez pour me dévoiler un morceau du canapé où s'éparpillaient une paire de gants mauves et un chapeau orné de tulle et de branches de lilas. Ceux arborés par Rosalind Davis ce matin. Je ressentis comme une gêne au niveau de la poitrine. D'une main tremblante, j'achevai de pousser le battant. Je demeurai figé devant le spectacle offert : mon père et Rosalind, enlacés. Aucun des deux ne s'aperçut de mon intrusion tant leur étreinte les absorbait. Le corps de la jeune femme était ployé en arrière. Son chignon d'ordinaire si bien édifié croulait en mèches dorées sur sa nuque et ses épaules. Rosalind étant de haute taille pour une femme, seul le sommet de la tête de Franck était visible.

— Roz ! chuchota-t-il. Ma chérie, je suis fou de vous. J'ai attendu neuf ans, je ne peux plus attendre.

— Franck, rien n'est possible entre nous. Je suis mariée à James.

Mais elle le laissait couvrir de baisers son front et ses lèvres.

— Roz, j'adore sentir votre parfum, vos cheveux, dit-il, reprenant son souffle. Je vous consolerai de la jalousie de James, je vous le jure. Il est incapable d'aimer une femme comme vous.

J'en avais assez vu et entendu. Refermant la porte avec précaution, je me précipitai dans l'escalier que je grimpai dare-dare. Dans le refuge sûr de ma chambre, je me jetai sur le lit, en proie à des sentiments contrastés. À huit ans, les concepts de trahison et d'adultère restent vagues. Rosalind était-elle une putain, selon la définition de Franck ? Pas plus que ma mère, elle n'avait le moindre lien avec les femmes aperçues au parc. Alors, pourquoi se comportait-elle de cette façon ? Je la déteste, me dis-je entre deux sanglots.

Le soir, au dîner, je me forçai à faire bonne figure. Par bonheur, Franck passait la soirée ailleurs. Chez cette actrice citée par Véra ? Rosalind avait troqué sa robe mauve contre une toilette marron glacé au col montant. Sa coiffure avait retrouvé sa belle ordonnance. Je ne pouvais m'empêcher de la dévisager. Sentant le poids de mon regard, elle me fixa à son tour. Ce qu'elle y avait décelé dut la gêner, car détournant aussitôt la tête, elle se mit à parler à sa belle-fille. Nos yeux n'eurent plus l'occasion de se croiser.

Le lendemain, il ne pleuvait plus. J'avais mal dormi, revivant sans cesse la scène de l'après-midi et réentendant la conversation dont le sens m'échappait en partie. Après ma toilette, effectuée dans un tub – j'étais habitué à me laver seul – je filai directement au jardin où je savais trouver limaces et escargots. Heather m'avait devancé. Titiller les cornes des petites bêtes nous occupa un moment. J'empêchais Tuck de taquiner l'une d'elles quand une fenêtre de l'étage s'ouvrit.

— Zut c'est maman ! fit Heather, penaude. Nous l'avons réveillée et elle va nous gronder.

Rosalind se pencha vers nous. Ma vue était assez bonne pour discerner la fatigue de ses traits, les cernes de ses yeux. Elle non plus n'avait pas fermé l'œil. Je m'en réjouis en secret, pour admirer l'instant d'après sa beauté triomphante. Le soleil levant transformait sa chevelure déployée en torche d'or. Elle paraissait très jeune dans son peignoir rose orné de rubans. Ma rancune aurait fondu si la bouche ravissante ne s'était soudain tordue en une grimace.

— Remonte immédiatement, Heather ! Tu vas salir tes vêtements. Je t'ai pourtant interdit de jouer dans la boue.

Sous-entendu : jouer avec moi. Bien que ce ne fût pas exprimé, j'interprétai correctement l'algarade. Heather aussi, peut-être, car elle me jeta un regard en coin.

— Mais Mummy...on s'amuse bien, se plaignit-elle.

— Ne discute pas et rejoins Nanny !

La fenêtre se referma violemment, me laissant sur un sentiment d'injustice. Cela n'avait rien à voir avec la scène surprise la veille, ni avec l'échange de regards au dîner. La haine de Rosalind à mon égard datait de bien avant.

Le repas de midi rassembla les enfants de la maison : Heather, Véra, Bruce et moi. Les adultes déjeunaient ailleurs et Alice se ferait monter un en-cas dans sa chambre. « Ce serait agréable de vous retrouver ensemble », de son propre avis. À voir l'expression dédaigneuse de Véra et le sourire sarcastique de son frère, aucun des deux ne semblait enchanté de manger avec « les bébés », comme ils nous nommaient entre eux. Ils se placèrent en bout de table, le plus loin possible de nous. Cette attitude m'attristait, mais ne m'affectait pas profondément, à l'inverse de celle de leur belle-mère.

— Je suis triste pour ce matin, me dit Heather, comme une domestique apportait les hors d'œuvres. Mum semble te détester, je ne sais pas pourquoi.

Elle glissa sa main potelée dans la mienne et j'éprouvai la même sensation de sécurité que lorsque mon père m'avait pris en croupe. L'intervention de Bruce mit fin à cette quiétude.

— Moi je sais, déclara-t-il d'un ton supérieur, son menton mou relevé. Aunt Rosalind le déteste parce qu'il est le fils de Franck.

Sans réfléchir à la portée de mes propos, je m'exclamai :

— Pourtant, elle devrait m'aimer. Je l'ai vue embrasser Franck au salon.

Bruce s'empourpra tandis que Véra poussait une exclamation étouffée. Heather avait lâché ma main et me contemplait, bouche ouverte et yeux écarquillés. Leur père choisit ce moment pour pénétrer dans la pièce, tiré à quatre épingles, comme d'habitude. Il avait dû m'entendre, à en juger par son visage pâle de rage. Si ses yeux avaient été des fusils, je serais mort sur place. Il leva avec lenteur sa canne à pommeau d'argent. Je fermai les yeux et, stoïque, attendis ma punition, mais Bruce rompit le silence.

— Vous êtes...revenu plus tôt de Manchester, Dad ? bredouilla-t-il.

James abaissa sa canne et répondit d'un ton sec :

— Tu le vois bien. J'aurais mieux fait d'y rester, apparemment.

Il ressortit derechef en claquant la porte derrière lui. Véra s'exclama d'un air dégoûté:

— Mon Dieu ! Que tout ceci est choquant ! Rosalind et Oncle Franck...

— La ferme ! la coupa Bruce. Pareil pour toi, misérable raclure de bohémien, ajouta-t-il, me lançant un coup d'œil féroce. Si tu ne tiens pas ta langue, je la couperai moi-même.

Terrifiée, Heather fondit en larmes.

— Maman...gémit-elle, puis elle jeta sa serviette sur la table et détala. 

J'étais incapable de bouger, a fortiori de prononcer un mot. Véra et Bruce durent à leur tour quitter la pièce, car Alice me trouva seul, hébété et les yeux dans le vague.  M'extrayant de mon état de sidération, je murmurai: 

— Bruce m'a traité de raclure de bohémien.

Le son de ma propre voix me faisait presque peur. Pour la première fois, ma tante m'entoura de ses bras. J'éclatai en pleurs et me serrai contre sa maigre poitrine, moins accueillante que le giron moelleux de Dolly.

— N'y prête pas attention, dit-elle avec un sourire encourageant. Ton cousin peut se montrer brutal, parfois.

— Ma mère était une bohémienne, n'est-ce pas ?

— Oui, mais ce n'est pas une insulte. Tu peux être fier d'elle.

— Au moins, ce n'est pas une putain.

Alice se raidit.

— D'où connais-tu ce terme, Walter ?

Me souvenant des menaces de Bruce, je balbutiai :

— D'un gamin, dans le Leicestershire.

Elle m'expliqua qu'il s'agissait d'un vilain mot qualifiant une femme de mauvaise vie. Je ne devais en aucune manière l'employer.

— Tu ne dois pas non plus parler à tort et à travers, comme aujourd'hui, me recommanda-t-elle. Ton oncle et ton grand-père sont furieux contre toi.

— Et Rosalind ?

— Elle aussi, bien sûr. Je vais te conduire à ta chambre et tu y resteras jusqu'à nouvel ordre. Emmie t'apportera tes repas.

En prison pour avoir dit la vérité. J'avais le cœur gros en montant l'escalier. Parvenu au palier du premier étage, j'entendis des éclats de voix à travers une cloison. Rosalind et James ? Une fois enfermé à double tour, plus aucun écho ne m'atteignit. Sans avoir lu Robinson Crusoé, j'avais l'impression d'être sur une île déserte. Une nausée me tordit l'estomac. À peine le temps d'atteindre la cuvette, je vomis mon repas de midi. Cela me fit du bien. Allongé sur mon lit, je comptais les pas qui passaient devant ma porte et ne s'arrêtaient jamais.

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