Chapitre IX

Nous discutions encore quand Alice se montra et nous expédia tous deux au lit. Je me fourrai dans le mien, remerciant la fée électricité d'éclairer les pages d'Oliver Twist. L'histoire du héros rappelait la mienne, à ceci près que je n'étais pas né dans les bas-fonds. Je comptais lire une partie de la nuit, mais mes yeux se fermèrent bientôt. Des coups sourds et redoublés m'arrachèrent à mon sommeil. Je n'étais plus d'âge à croire aux revenants. Franck était mort et bien mort. Son fantôme ne viendrait pas tourmenter Rosalind et James. Le bruit se renouvelant, la curiosité me poussa dans le couloir. Mes yeux, une fois habitués à la pénombre, distinguèrent une silhouette masculine, debout devant la porte d'où Rosalind avait jailli dans l'après-midi : James, reconnaissable à sa haute silhouette. Pourquoi tambouriner sur le battant de sa propre chambre ? me demandai-je, interloqué. Le vacarme de tous les diables allait finir par réveiller les occupants de l'étage.

Soudain, mon oncle changea de tactique. Renonçant à taper contre le panneau, il se mit à parler. Je tendis l'oreille, conscient d'assister à une scène qui ne me concernait pas et qui me dépassait.

— Rosalind ! chuchotait-il mi furieux, mi implorant. Ouvrez ! Je vous en prie ! cessez ce jeu stupide ! Je suis votre mari et j'ai le droit d'entrer. Ouvrez-moi, sinon j'enfonce la porte, entendez-vous ! J'ai horreur de ce genre de caprice, surtout de la part de ma propre femme ! Ouvre-moi !

Le tutoiement ne produisit pas l'effet escompté. James attendit un moment : en vain. En désespoir de cause, il tourna les talons et s'avança vers le fond du couloir. Je n'eus que le temps de regagner mes pénates, tout en laissant ma porte entrebâillée un minimum. James s'immobilisa à deux pouces de moi. Je percevais sa respiration bruyante et ses propos marmonnés. Cette garce me le paiera, entendis-je enfin distinctement. Un instant, je crus qu'il allait entrer chez moi, mais il renonça et repartit en sens inverse. Ses pas retentirent dans l'escalier, puis plus rien. S'était-il réfugié au salon ou dans une autre pièce du bas ?

La curiosité l'emporta sur la prudence qui me dictait de regagner mon lit. Je ressortis et allai m'agenouiller devant la porte malmenée par James. Mon œil collé au trou de la serrure me livrait une vue partielle de la chambre. Rosalind était assise devant sa psyché, la nappe de ses cheveux répandue dans son dos. Ils brillaient comme de l'or quand je les avais vus dénoués au soleil du matin. Cette nuit, la lumière diffuse des bougies les parait d'un éclat argenté. Elle me tournait le dos et son visage dans le miroir reflétait le désespoir le plus absolu. Des sanglots silencieux secouaient ses épaules. Le spectacle de cette désolation me bouleversa. Un instinctif besoin de la protéger m'envahit, chassant mon ressentiment antérieur. L'ennemi, c'était James ; pas elle.

Rosalind se leva de son tabouret et disparut de mon champ de vision. À peine avais-je entrevu la matière vaporeuse de son déshabillé. La gorge nouée, je regagnai ma chambre où le sommeil me déserta. Pour tuer le temps, je comptai les heures et guettai les bruits montant de la rue. Ceux-ci décrurent, avant de cesser tout à fait. Aux petites heures de l'aube, une voiture s'arrêta devant la maison, puis poursuivit sa route. Au grincement de la porte d'entrée, succédèrent des pas étouffés dans l'escalier. Bruce rentrait.

Le lendemain, j'arrivai le premier dans la salle à manger. Sur un plateau d'argent, étaient disposés des toasts à la marmelade d'orange et des tranches de bacon ainsi qu'une bouilloire sous laquelle brûlait la flamme d'un petit réchaud à alcool. Tout en déjeunant, je me demandais comment me comporter avec Rosalind. Feindre de ne rien savoir ou au contraire, lui montrer mon soutien. Si j'étais plus vieux, je boxerais James, me dis-je, les dents serrées. Je résolus de le combattre par tous les moyens à ma portée. Faibles pour l'instant, mes treize ans ne me permettaient pas de lutter efficacement. Quand on parle du loup...

L'objet de ma vindicte surgit, les favoris en bataille, pas rasé, les yeux injectés de sang. Son veston froissé et sa cravate chiffonnée attestaient d'une nuit blanche sur un fauteuil ou un canapé. Il tenait un journal sous le bras. Sans m'adresser la parole, il s'assit et se plongea dans la lecture du Times. Rosalind ne se montra pas. À la place, Bruce pénétra dans la pièce. Son élégance contrastait avec le laisser-aller de son père. Nulle trace sous ses yeux d'une nuit certainement agitée. Avec sa figure en lame de couteau, ses cheveux roux et ses étroits yeux gris, il ressemblait au valet de carreau. Il me donna une bourrade avant de lancer, désinvolte :

— Salut, le bohémien ! Te voilà à jouer dans notre cour, maintenant.

Si le sens de ce discours m'échappait en partie, je devinais que pour Bruce, ce n'était pas une bonne nouvelle. Le journal de mon oncle, froissé d'une main nerveuse, atterrit sur la table.

— Laisse ce gamin tranquille, grommela James. Il vient de perdre son père.

L'adversaire prenait ma défense : un comble. Je restais bouche bée, la fourchette en l'air, oubliant de manger mon bacon. Nullement démonté, Bruce ricana :

— Ce vieux Franck n'avait guère la fibre paternelle. Il préférait ce qui porte jupon.

L'intonation mise sur les derniers mots eut pour effet de tendre encore l'atmosphère. James se raidit imperceptiblement, ses mains au dessus semé de poils d'un roux pâle se crispèrent sur la nappe. Je craignis un instant de les voir balayer tasses et pots de confiture, mais mon oncle se contint. Il reprit le Times et le porta à hauteur de ses yeux, tandis que Bruce me gratifiait d'un sourire narquois. Au bout d'un moment, James abaissa le journal et commenta d'un ton naturel.

— Lord Kitchener brûle les fermes et les récoltes des Boers. Ses prédécesseurs étaient trop mous. Avec lui, ils ont enfin trouvé à qui parler.

— Si seulement il pouvait brûler aussi ces salauds ! s'exclama Bruce.

— Il se contente de les déporter. Des bouches à nourrir en plus et de la nourriture en moins pour nos soldats.

La mort de mon père aurait dû m'inciter à penser la même chose, mais je n'y arrivais pas. Le sort de ces malheureux m'inspirait de la pitié et les propos de James et Bruce, de l'indignation. Je me gardai bien d'exprimer l'une et l'autre, un précédent fâcheux m'ayant appris la prudence L'irruption d'Alice me sauva de cette compagnie délétère.

— Rosalind déjeunera en haut, nous prévint-elle. Elle se sent un peu souffrante.

Pas étonnant après une nuit passée à redouter que James n'enfonçât la porte. Celle d'Alice se trouvant en face, elle n'avait pas pu ne pas entendre. Mais sa nature passive et la bienséance lui interdisaient d'intervenir dans une affaire relevant de l'intimité. Son annonce amena une grimace moqueuse sur les lèvres de Bruce. Quant à James, à l'abri derrière ses feuilles dépliées, il ne broncha pas. Alice ajouta à mon intention : 

— Peux-tu m'accompagner dans la chambre de ton père, Walter ? Je veux te montrer des objets lui ayant appartenu.

— Ne faut-il pas attendre le rapatriement du corps et l'ouverture du testament ? demanda Bruce.

— De l'avis de ton grand-père, ce n'est pas nécessaire. Walter est l'unique héritier.

Les sourcils cuivrés de Bruce se froncèrent légèrement. Avait-il espéré récupérer l'une ou l'autre possession de son oncle ? Il peut tout prendre si ça lui chante, me dis-je. James n'eut aucune réaction. Se réjouissait-il en secret de la mort de Franck ou la perte de son frère l'affectait-elle au-delà de leurs dissensions ? J'abandonnai le père et le fils à leur tête à tête et suivis Alice.

Sans hésitation, j'entrai à sa suite dans la chambre. Après tout, aucun souvenir ne m'y rattachait. Les volets ouverts laissaient pénétrer l'éblouissante lumière hivernale. Celle-ci faisait scintiller un encrier d'argent, posé sur un petit secrétaire en bois de rose. Le meuble trônait, insolite, parmi d'autres en acajou sévère. Une odeur de cuir et de tabac anglais flottait dans la pièce que Franck Davis avait marquée de son empreinte.

— On jurerait qu'il va revenir, murmura Alice.

Sans doute pour dompter son émotion, elle ouvrit à deux battants l'armoire chippendale. Je pus découvrir une garde-robe bien fournie : redingotes, costumes, gilets, chapeaux haut-de-forme et chaussures de cuir fin.

— Ses affaires sont trop grandes pour toi, déclara Alice, et dans dix ans, la mode en aura passé.

— Elles iront à Bruce.

— Il ne voudra pas des restes d'un mort. Je les donnerai à Jim et à Henley ; ils sont à peu près de la même taille.

À la vue des bottes d'équitation portées au parc, mes yeux me piquèrent. La chaleur émanant du cavalier, son souffle sur ma tête, ses rares paroles, me revinrent. La déception et l'amertume ressenties à l'issue de la promenade s'estompèrent. J'eus l'illusion que si mon père avait vécu, nous nous serions rapprochés avec le temps, et le chagrin me submergea. Alice et moi nous retrouvâmes à pleurer dans les bras l'un de l'autre. D'une voix entrecoupée de sanglots, je lui racontai notre sortie en l'enjolivant de détails imaginaires. Je me trompais moi-même en la trompant, mais cette comédie nous réconfortait l'un et l'autre.

— J'ai des choses à te confier, dit-elle.

Elle m'écarta avec douceur et alla droit au petit bureau dont elle ouvrit le premier tiroir. Pour en extraire un papier déjà jauni.

— D'abord, ton extrait de naissance. Conserve-le précieusement, il peut t'être utile.

Jusqu'ici, mes origines m'avaient paru incertaines, comme si j'avais jailli de nulle part pour perturber l'existence des Davis. Ce papier, lui, était tangible : la preuve indubitable de ma filiation. Mes mains tremblaient en le prenant. Je lus tout haut : Le 18 mars 1888, est né à Swithland, Leicestershire, Walter Patrick Davis, fils de Lucinda Shauescu, dite Lucinda Shaw et de Franck Davis. Lucinda Shaw, répétai-je mezza voce . C'est donc ainsi qu'elle s'appelait. Je n'avais jamais su son nom entier. Par cet acte tiré des registres paroissiaux, ma mère acquérait de la consistance. Dans mon esprit, Shaw revenait comme un leitmotiv. Aurais-je été autre si je l'avais porté ? En ce cas, les Davis ne m'auraient pas admis en leur sein, mais m'admettaient-ils ? J'eus l'intuition que ce patronyme me servirait un jour.

— D'où venait Lucinda ? demandai-je à Alice.

— De Roumanie. Les siens y sont retournés ; nous n'avons jamais eu la moindre nouvelle d'eux.

J'avais une autre famille de par le monde : des oncles, des cousins; un autre grand-père, peut-être. Si elle m'avait revendiqué, je n'aurais pas grandi en pension, mais sur les chemins. J'aurais mendié ou volé, qui sait ? Devant mon air songeur, Alice m'invita à m'asseoir sur le lit recouvert d'une courtepointe filetée d'or.

— C'est une longue histoire, dit-elle ; tu es assez âgé pour la connaître.

Elle commença à parler et les événements antérieurs à ma naissance se dévidèrent tel un long écheveau. Ce qui m'était obscur devint clair.

L'été de 1887, les Davis au complet étaient réunis à Holly Farm pour les vacances. À l'automne, tous regagnèrent Londres, à l'exception de Franck. Le jeune homme ne semblait pas pressé de rentrer. Les chasses l'attiraient davantage que sa fiancée, Rosalind Gardiner. Rosalind était pourtant ravissante et folle de lui. Ce mariage avec une jeune fille appartenant à l'establishment comblait mon grand-père. Il comptait là-dessus pour assagir son terrible fils. Hélas...

En octobre, Alice vit revenir son frère dans un état de fébrilitéinquiétant. Questionné, il s'effondra. En chassant le renard dans la forêt deCharmwood, il était tombé sur une cueilleuse de champignons d'une beautétroublante. Celle-ci lui avait dit – en mauvais anglais -, camper non loin duvillage avec ses frères et d'autres gens plus ou moins apparentés. Fidèle à seshabitudes, Franck avait succombé au charme des beaux yeux noirs de la fille. Ill'avait ramenée à Holly Farm et installée à demeure, au grand scandale desdomestiques. Un mois après, Lucinda s'était retrouvée enceinte. Francks'apprêtait à la renvoyer dans ses foyers sans le moindre scrupule lorsque deuxsolides gaillards s'étaient présentés avec des intentions claires. Il leur fallait de l'argent, beaucoup d'argent pour réparer l'offense faite à leur nom. Au moins mille livres, sinon ils préviendraient les Gardiner. Franck avait promis de payer, mais il était piégé. N'étant pas majeur, il ne pouvait pas toucher l'héritage maternel et ses parts des fabriques restaient sous le contrôle de son père. Murray Davis refuserait de distraire le moindre shilling pour une Tzigane crasseuse. Aucun secours non plus à attendre de James, veuf depuis peu et père de deux jeunes enfants. Voilà pourquoi il s'était tourné vers sa sœur.

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