Chapitre IV

Je réintégrai ma chambre le cœur lourd. Alice avait beau m'avoir donné le baiser du soir, Dolly me manquait. Ma chemise de nuit était étalée sur le lit. J'ôtai mon costume froissé, l'installai sur le dossier d'une chaise avant d'endosser le vêtement de coton. Des rires enfantins émanant d'une chambre contiguë résonnèrent. Non pas le rire affecté de Véra, mais un son frais et cristallin, suivi d'un gémissement.

— Aïe ! Vous me tirez les cheveux, Nanny.

— Cessez de gigoter, miss Heather, je n'arrive pas à faire vos nattes.

Au bout d'un moment, le silence retomba. Je m'interdis de fermer l'œil tant l'envie d'assister au retour de Rosalind et de James me dévorait. Le moindre roulement sur les pavés de la rue me précipitait à la fenêtre donnant sur la façade principale : en pure perte. Les lanternes jaunes des voitures créaient un ballet d'ombre et de lumière avant de se fondre dans l'obscurité. Enfin, ma patience fut récompensée. Les hongres stoppèrent dans un piétinement de sabots. Le majordome sortit de la maison pour ouvrir la portière. Les deux occupants en descendirent. Rosalind d'abord, puis James. J'accordai à peine un regard à mon oncle, en habit noir de soirée ; Rosalind accaparait toute mon attention. La nuit de juin étant douce, aucune étole ou écharpe n'enveloppait ses épaules nues. Leur éclat me rappelait le globe en opaline sous laquelle Dolly cousait le soir. Le collier auquel Véra avait fait allusion scintillait, comme l'étoffe de sa robe bleue, d'une matière inconnue. La jupe, au lieu de s'évaser comme dans les vieilles revues abandonnées par ma mère, se retroussait vers l'arrière jusqu'à former un gros nœud. James donna le bras à sa femme pour franchir l'espace les séparant de la porte. La vision de rêve, bien que disparue, persista sous mes paupières. Je me recouchai avec un mélange d'excitation et de frustration. Telle fut ma première journée chez les Davis.


Le lendemain matin, l'irruption d'une domestique plus petite et plus dodue qu'Emmie me réveilla.

— Je suis Erna, master Davis, signala-t-elle tout en esquissant une petite révérence.

Elle plaça le plateau dont elle était chargée sur la petite table et marcha vers la fenêtre. Le soleil ne tarda pas à envahir la pièce. Je me levai, les narines agréablement chatouillées par l'odeur du bacon frit et des œufs brouillés. D'habitude, j'avais droit au sempiternel bol de porridge. Mon petit déjeuner achevé, Erna revint avec une cuvette et un broc. Je finissais de me débarbouiller à l'entrée d'Alice. Ses bandeaux bien lisses et sa robe aux plis impeccables indiquaient qu'elle était debout depuis des heures. Un homme trottinait derrière elle, portant des coupes de tissu et un mètre ruban.

— En principe, les enfants déjeunent dans la nursery, expliqua ma tante. Mais je me méfie de l'exubérance d'Heather. Ses parents dorment encore, elle risquait de les déranger.

Je secouai la tête. Alice poursuivit :

— Je te présente monsieur Tristan. Il va prendre tes mesures pour des costumes.

— J'ai déjà des affaires dans l'armoire, lui rappelai-je.

— Il t'en faut d'autres. Mr Bennett n'est pas très versé en la matière. J'aurais dû m'occuper moi-même de ton trousseau.

Je ne trouvais rien à redire à ma nouvelle garde-robe, sauf le choix de couleurs ternes. Je me déshabillai donc en rechignant. La glace suspendue à côté de l'armoire me renvoya le reflet d'un petit garçon maigrichon, au torse grêle. Monsieur Tristan se mit à tourner autour de moi comme un bourdon affairé.

— Avec le teint mat et les cheveux noirs de master Davis, je verrais bien cette soutache vert-bouteille à liséré noir et cette panne chamois, conclut-il dans un anglais épouvantable.

Alice obtempéra.

— Ces étoffes me semblent d'excellente qualité, et solides, observa-t-elle.

— Essentiel pour les jeux violents des garçons.

Cet homme ne savait rien de moi ; par exemple, que j'étais de tempérament calme et contemplatif. Du reste, je n'aurais pas pu être autre chose, étant donné mes rares contacts avec les enfants de mon âge. Dolly, elle, savait. Des larmes me montèrent aux yeux. Je réendossai en hâte mon costume de la veille. Même s'il ne me plaisait pas, il m'était au moins familier. Monsieur Tristan prit congé en promettant de livrer les costumes dans les deux jours.

 — Tout cela va coûter très cher, dis-je, une fois seul avec ma tante.

— L'argent n'a pas d'importance. Bien sûr, il ne faut pas le gaspiller. Ton grand-père me l'a appris. Il en connaît la valeur puisqu'il a gagné sa fortune par son travail.

— Lequel ?

Je revis les mains soignées du vieillard et les comparai à celles des domestiques d'Holly Farm ou des paysans des fermes avoisinantes. De telles extrémités avaient-elles jamais manié la bêche ou la pelle, scié du bois ou sarclé ? J'en doutais.

— Il était ouvrier textile dans sa jeunesse, répondit ma tante, une note de fierté dans la voix. À présent, il possède plusieurs fabriques de coton.

Ces informations ne me le rendaient pas plus proche. Je déclarai d'un ton péremptoire :

— Moi aussi, quand je serai grand, je travaillerai.

Alice sourit.

— Tu n'en auras pas besoin. Enfin, mon père en décidera ; il est encore trop tôt pour en parler.

Les sourcils froncés, je tâchai de saisir le sens de ces paroles. Était-ce au vieil homme du salon à m'imposer mon avenir ? En ce cas, j'étais résolu à ne pas me laisser faire. Comme ma tante venait de le souligner, je ne serais pas toujours un enfant. Je demandai si je verrais Véra ce matin.

— Non, elle a ses leçons de français et de maintien, mais Heather est au jardin. Tu peux la rejoindre si tu le désires.

J'étais impatient de rencontrer la petite fille aux tresses et, en même temps, de prendre l'air. Je descendis l'escalier monumental sur la pointe des pieds, de peur de déranger Rosalind et James. Je les imaginais couchés l'un près de l'autre dans leurs habits de soirée, ce qui était stupide. Les adultes aussi mettaient des chemises de nuit. 

 Au bout du couloir, s'ouvraient deux portes : la première, matelassée de vert, menant à la cuisine et la seconde au jardin. Ce dernier n'avait rien de la joyeuse exubérance du parc d'Holly Farm, mais c'était mieux que rien. Après avoir parcouru les allées bien tracées en tous sens sans apercevoir ma cousine, j'étais en nage. J'ôtai ma veste de coutil, m'assis au pied d'un arbre et entrepris de dénouer les lacets de mes souliers neufs. Un aboiement sonore retentit au moment où je retirais les dites-chaussures qui me blessaient. Levé d'un bond, je me dirigeai vers l'endroit d'où il provenait. Je découvris une fillette d'environ cinq ans, vêtue d'une robe rose dont dépassaient des pantalons blancs, festonnés de dentelle. Accroupie près d'une balançoire, elle semblait contempler quelque chose dans l'herbe. Un épagneul folâtrait autour d'elle. Je connaissais ces chiens, pour en avoir vu accompagner les chasseurs dans la forêt de Charmwood. L'animal m'aperçut le premier et s'élança vers moi avec des jappements joyeux. Sa maîtresse se redressa et me sourit.

—Bonjour ! s'écria-t-elle gaiement. Tu es cousin Walter, n'est-ce pas ? Cette spontanéité m'alla droit au cœur. Elle contrastait tellement avec la froideur méprisante de mon grand-père et de James, les manières affectées de Véra et l'indifférence de mon père. Sans compter l'aversion incompréhensible de Rosalind.

—Oui, répondis-je. Et tu es Heather. Le chien est à toi ?

— Il s'appelle Tuck. C'est un amour.

Elle se baissa pour l'attraper et le serra contre sa poitrine.

— Toi aussi, tu es un amour, dis-je, sans réfléchir. Elle rosit sous le compliment : le premier que j'eusse jamais fait à une femme. J'étais sincère. Heather était très jolie, avec un visage, rond, une petite bouche et des yeux marrons, vifs et brillants, frangés de longs cils noirs. À mon grand soulagement, elle ne ressemblait à aucun autre Davis ; pas même à sa mère. Je préférais. Pour moi, il ne pouvait exister qu'une créature blonde et féerique dans la famille. Heather enfouit sa figure dans le pelage soyeux, sans doute pour cacher son embarras. Tuck montrant des signes d'impatience, elle le lâcha. Il vint renifler mes orteils avec circonspection.

 — Ils lui plaisent, commenta ma cousine.

— Ce doit être l'odeur, je ne me suis pas lavé en entier ce matin.

Dans un bel ensemble, nous éclatâmes de rire.

— Tu as de la chance de pouvoir marcher pieds nus, soupira la petite fille. Mum me l'interdit.

— Elle dort. Tu n'as qu'à faire comme moi.

Après un regard inquiet aux fenêtres de l'étage, Heather s'exécuta. Ses pieds, libérés de l'esclavage des souliers vernis, entamèrent une sorte de danse.

— Tu avais raison, dit-elle après avoir bien piétiné l'herbe. Dommage de ne pouvoir ôter mes bas. Mum serait encore plus fâchée.

— Elle est si méchante que ça ?

Heather secoua sa chevelure brune, objet des tiraillements de la veille. Retenue de chaque côté de la tête par un peigne en écaille, cette crinière lui arrivait au bas des reins.

— Non, répondit-elle, Mum est gentille ; mais lui, crie fort.

Lui, c'est-à-dire oncle James. D'instinct, je l'avais trouvé antipathique. L'idée qu'il malmenât sa fille me le rendait encore plus détestable.

— Ton père ? fis-je.

— Oui, j'en ai un peu peur, parfois.

Franck ne m'inspirait pas la moindre crainte ; je m'étais senti simplement embarrassé en sa présence. Serions-nous proches un jour ? J'en doutais. Heather étant trop petite pour recevoir ce genre de confidence, je réorientai la conversation.

— Tu as de la chance d'avoir ta mère. La mienne est morte il y a longtemps.

Heather glissa sa main dans la mienne.

— La mort, c'est comme quand le frère de Tuck était tout raide ? On l'a mis dans une boîte en carton et enterré là – elle désignait un gros marronnier –.

— Oui, fis-je. Ma mère, elle, est dans un endroit appelé cimetière. Dolly m'y emmenait de temps en temps.

Elle voulut savoir qui était Dolly. Je ne pouvais évoquer la femme ayant veillé sur ma prime enfance sans parler d'Holly Farm. Manifestement, Heather ignorait l'existence de cette maison, pourtant propriété de sa famille.

— Si la maison est à nous, pourquoi n'y allons-nous pas l'été ? s'étonna-t-elle. Grand Pa dit toujours qu'on étouffe à Londres. Je vais lui en parler. 

 — C'est inutile, il ne voudra pas y aller.

Si Murray Davis m'avait fait venir, ce n'était pas pour retourner à Holly Farm, j'en avais l'intuition. Que s'était-il donc passé avant ma naissance pour craindre une simple bâtisse de brique ?

— Tant pis, admit Heather, fataliste. Alors, j'espère que tu resteras toujours avec moi.

— Je ne sais pas si j'en aurai envie.

Ma franchise me valut un froncement des sourcils noirs.

— Tu n'es pas en cause, rectifiai-je, de crainte de voir mes propos mal interprétés. Mais on ne m'apprécie pas beaucoup dans cette maison.

— Même pas Auntie Alice ?

— Elle, ce n'est pas pareil.

Un bruit de pas sur le gravier de l'allée se fit entendre à ce moment.

— Chut ! La voilà ! murmura Heather, un doigt sur la bouche.

Elle se rechaussa précipitamment. Moi, je restai tel quel, résolu à marquer ma différence. Tuck se précipita vers ma tante qui débouchait de l'allée et commença à mordiller le bas de sa jupe.

— Vous avez fait connaissance, je vois, dit-elle en repoussant l'épagneul. Heather, ta mère te réclame.

Le regard d'Alice s'abaissa involontairement sur mes pieds nus.

— N'oublie pas de remettre tes chaussures au déjeuner, Walter, me recommanda-t-elle, ton grand-père ne tolère aucun laisser-aller.

En attendant l'heure sacrosainte, je pouvais profiter du jardin à ma guise, mais sans Heather, cela présentait moins d'intérêt. J'errai, désœuvré lorsque les paroles de Bennett au sujet des chevaux me revinrent en mémoire. Trouver les écuries ne prit pas beaucoup de temps. Un petit portillon qui ne fermait pas à clé permettait d'accéder à une cour autour de laquelle deux boxes étaient disposés côte à côte. La tête d'un des alezans de l'attelage émergeait de l'un d'eux. Ses oreilles pointèrent à mon approche. J'étais trop petit pour atteindre son encolure, mais en me haussant, je pus toucher ses naseaux soyeux. Le hongre émit un petit hennissement de satisfaction auquel un autre fit écho. Comme il ne provenait pas de l'autre boxe, je me retournai et aperçus le second hongre, caracolant sur les pavés de la cour. L'homme juché sur la selle était aisément reconnaissable à ses bottes beiges et à sa chevelure striée d'argent. Il laissa retomber les rênes avec nonchalance et s'apprêta à descendre de sa bête. Une exclamation déçue s'échappa de mes lèvres. Mon père – j'avais du mal à le nommer ainsi –, dit en me gratifiant d'un regard courroucé.

— On ne doit pas élever la voix en présence d'un cheval. Ces animaux sont sensibles, un rien les effraie.

Et les enfants ? Ne sont-ils pas aussi sensibles ? aurais-je pu répliquer. Je réalisai la chance inespérée d'être seul avec l'auteur de mes jours. En plus, il me parlait, même pour me faire des reproches. Avançant dans sa direction, je dis d'un air contrit :

— Je ne savais pas. Puis-je monter?

Son beau visage se colora ; ses yeux si semblables aux miens se détournèrent, puis s'attachèrent à nouveau à moi. J'y lus de l'embarras et autre chose de plus complexe qui accélérait les battements de mon cœur. Après une éternité de secondes, Franck hasarda :

— Avec moi ? Dark Star a son compte pour aujourd'hui.

— Il s'appelle Dark Star ?

Étoile sombre.   Ce nom s'accordait bien avec ses pupilles noir de jais et le brun foncé de sa robe.

— Oui, répondit Franck. Je l'ai eu poulain. Il a huit ans.

Mon âge. La réponse me laissa un instant étourdi. La vision d'un jeune homme câlinant un jeune animal se télescopa avec celle d'un nouveau-né solitaire dans son berceau. Les images s'effacèrent aussi vite qu'elles avaient surgi ; tout redevint net. Dark Star, sans doute fatigué de faire du sur-place, se mit à frapper le sol du sabot. J'implorai en me portant à sa hauteur :

— S'il vous plaît...

— D'accord, concéda Franck, d'assez mauvaise grâce. Juste un petit tour.

Il se pencha, me souleva sous les bras pour me hisser et m'installa devant lui.

— Serre les cuisses et accroche-toi à la crinière ! m'ordonna-t-il.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top