Chapitre III
La porte du salon s'ouvrit à nouveau et deux femmes entrèrent : une auquel je donnai vingt-cinq ans et une adolescente de treize ou quatorze ans environ. Cette dernière était mince et gracieuse, mais l'autre retint davantage mon attention. Grande et blonde, les yeux bleu saphir, elle apportait un souffle parfumé dans cet endroit étouffant où tout respirait la haine feutrée. Après un gracieux salut à la ronde, la ravissante créature s'assit à la droite d'Alice tandis que l'adolescente prenait place à ma gauche.
— Nous avons passé une belle journée, Grand Père, lança celle-ci en ôtant son petit chapeau de paille blanche. Nous nous sommes promenées dans Holland Park, puis nous avons dévalisé les boutiques de Knightbridge.
— J'espère que vous n'y avez pas fait de folies. Nos affaires ne sont pas aussi brillantes qu'auparavant. La faute à ces maudits syndicats ; ils en réclament toujours plus.
— Plutôt à nos gouvernants qui les ont encouragés à redresser la tête, gronda James. Cette situation ne durera pas : nous y mettrons bon ordre.
Alice intervint :
— Ce genre de propos ne devrait pas être exprimé en public. Ils ennuient nos hôtes.
James haussa les épaules.
— Quels hôtes ? Mr Bennett est notre homme de loi et ce gamin fait partie de la famille. Contre mon avis, mais peu importe.
À ce moment Rosalind me vit pour la première fois. Jusqu'à présent, elle avait soigneusement évité mon regard. Là, elle ne pouvait plus y échapper. Ce que je lus dans ses yeux était pour moi peu agréable : un mélange d'appréhension et de dégoût, je dirais. Je me sentis d'un coup très malheureux. Qu'avais-je fait à cette exquise créature pour lui inspirer une telle aversion ?
— Écourtons les présentations! trancha mon grand-père avec brutalité. Voici Walter, le fils de Franck. Walter, vous avez devant vous votre tante Rosalind, l'épouse de votre oncle Franck et votre cousine Véra. Je ne vois pas Heather. L'avez-vous laissée en gage aux boutiquiers contre quelques nippes ?
Rosalind fronça les sourcils et répondit :
— Je l'ai emmenée à la nursery. Nanny lui donne son bain.
Sa voix douce et musicale. Je l'entendais pour la première fois et je l'entends encore au-delà des années. Véra se retourna vers moi et me donna un bref baiser sur la joue. Je devins cramoisi. Jamais encore une fille ne m'avait embrassé. Véra sentait le savon et l'eau de Cologne. Rosalind devait exhaler un parfum autrement plus enivrant. Je n'aurais pas l'occasion de le respirer aujourd'hui
— Je ne prendrai pas de thé, signala-t-elle. Je l'ai déjà bu à Knightbridge et je dois me reposer avant la sortie de ce soir. Excusez-moi, monsieur Bennett. Venez-vous, James ?
Son mari bondit hors de son fauteuil, comme mû par un ressort. Je ne l'aurais pas cru à ce point obéissant. S'en allait-elle parce qu'elle ne pouvait plus supporter ma vue ou parce qu'elle voulait effectivement se reposer ? Mon père n'avait pas bronché. Il frappait sa cuisse avec le jonc de sa cravache à petits coups réguliers. Alice serrait les lèvres et mon grand-père avait l'air contrarié. Sa belle-fille le privait d'une occasion de se divertir.
Une fois que Franck eût prétexté une partie de whist en ville pour se défiler, Murray Davis retrouva sa morgue hautaine. Se désintéressant de mon sort, il pria Mr Bennett de l'accompagner dans son bureau pour discuter affaires. J'oubliai mon élan vers ce dernier et reportai tous mes espoirs sur Alice, la seule à m'avoir témoigné de la bienveillance.
— Peux-tu m'attendre ici cinq minutes ? me demanda-t-elle. Le temps de vérifier si ta chambre est prête. Véra te tiendra compagnie.
Je lui lançai un regard intense : une invitation à ne pas me laisser seul trop longtemps. Cinq heures sonnèrent au cartel de la cheminée. Mon thé était froid et j'avais envie de pleurer. Véra se lança dans un discours animé et décousu où il était question d'amies, de robes, de goûters et de poneys. Au beau milieu de ce papotage sans intérêt, les échos d'une discussion nous parvinrent du vestibule. J'identifiai les voix de Rosalind et de James.
— Comment votre père ose-t-il m'imposer la présence de ce gamin sous notre toit, James ? Il doit quitter la maison immédiatement ou c'est moi qui m'en irai.
— Voyons, ma chérie –James parlait d'une voix pleurnicharde –. Cette histoire s'est passée il y a huit ans. Vous êtes ma femme, maintenant.
— Oui, je suis votre femme, mais à quel prix !
— Rosalind... implora-t-il. Revenez !
J'entendis un sanglot, une porte claquée, un rire venu de Dieu sait où. De cette conversation tronquée, j'avais retenu une seule chose : je n'étais pas le bienvenu dans cette maison. Cela, je le savais déjà, mais que quelqu'un l'exprimât avec une telle violence me déconcertait. Je levai sur Véra un regard interrogateur. La fugitive rougeur montée à ses joues seyait à son teint terne. Si elle n'était pas jolie, à cause des yeux bleus globuleux hérités de son père, ses traits réguliers et son long nez pareil à celui de Murray Davis lui donnaient un air aristocratique. Elle se comporta comme si l'altercation n'avait jamais eu lieu, continuant son soliloque dont je n'écoutai pas un traître mot. Lorsqu'elle fut lasse de parler, elle se leva avec grâce et me dit :
— Excuse-moi de t'abandonner. C'est l'heure de ma leçon de danse.
Même si le verbiage de Véra ne m'avait guère intéressé, son départ creusa un vide angoissant. Que ferais-je si Alice ne revenait pas ? L'idée de m'enfuir pour retourner à Holly Farm me traversa l'esprit. Il y avait sûrement une gare à proximité de Kensington. Une fouille de mes poches ramena un penny : insuffisant pour prendre le train. Je pouvais à la rigueur monter sans billet, mais si j'étais découvert, peut-être me mettrait-on en prison. Et même si j'arrivais à destination, Dolly s'empresserait d'avertir les Davis. J'en étais à envisager de me cacher dans la forêt de Charmwood quand Alice réapparut.
— Je n'ai pas été trop longue, j'espère ? s'inquiéta-t-elle devant mon visage décomposé.
Je fis « non ! » de la tête et me hâtai de lui emboîter le pas. Elle me conduisit au premier étage ; le second, accessible par un escalier en colimaçon, étant réservé aux domestiques. La chambre qu'on m'avait attribuée me plut d'emblée, à l'inverse du salon sinistre que j'avais voulu fuir. Le mobilier sommaire se composait d'un lit bateau, d'une armoire, d'une petite table et d'une chaise. Les deux fenêtres se trouvaient à l'opposé l'une de l'autre. Ma tante releva les stores de l'une d'elles. Je poussai une exclamation de ravissement. Au-delà du jardin d'agrément prolongeant l'arrière de la maison, un véritable océan de verdure s'étendait devant mes yeux.
— J'étais certaine que la vue sur Hyde Park te plairait, observa Alice en souriant.
— C'est beau, presque aussi beau qu'à Holly Farm.
Elle me toucha la joue d'un geste affectueux.
— Tu aimes cet endroit, n'est-ce pas ? demanda-t-elle. Moi-même, il m'arrive de le regretter.
— Alors, pourquoi...
N'y être pas venue durant toutes ces années ? Je me mordis les lèvres. Bennett ne m'avait-il pas recommandé de ne poser aucune question ? Mais cela s'appliquait à mon grand-père, pas à Alice.
Ma tante ne se formalisa pas de ma curiosité, se bornant à expliquer :
— Mon père a décidé de ne plus y aller.
— À cause de moi ?
Ses sourcils en arc de cercle se froncèrent, un pli horizontal se fronça à la racine de son nez. Elle tourna la tête en direction la fenêtre et répondit :
— Le domaine est éloigné de Londres. S'y rendre n'était guère pratique.
— Je ne crois pas que ce soit la vraie raison, fis-je, étonné de mon audace. Votre père ne pouvait pas supporter ma présence, tout comme mon oncle et mon autre tante – je n'osai pas prononcer son prénom de peur de m'attirer ses foudres –. Je me demande pourquoi on m'a fait venir ici.
Alice soupira, puis s'efforçant d'adopter un ton enjoué :
— Tu as ta place parmi nous, Walter. Essaie de dormir un peu, ta journée a été longue. Tout à l'heure, je viendrai te chercher pour le dîner et demain, tu feras connaissance avec ta cousine Heather.
Conscient que je n'obtiendrais rien de plus, j'enlevai mes chaussures et m'allongeai docilement sur le lit étroit. Mais le sommeil préconisé par Alice ne vint pas. J'avais vu et entendu trop de choses en l'espace de quelques heures et mon cerveau était en ébullition. Pour mettre de l'ordre dans mes pensées, je passai en revue les Davis : mon grand-père, cruel et impressionnant, oncle James froid et dédaigneux, Alice douce et gentille avec moi, ma cousine Véra aux préoccupations frivoles, mon père, si distant. Je terminai par Rosalind, de loin l'élément le plus séduisant de la famille. Jusqu'ici, le visage rond, les joues roses et les cheveux châtain de Dolly me paraissaient le summum de la beauté, mais l'irruption de Rosalind dans mon univers réduisait à néant mes repères.
Au moment où je commençai à m'assoupir, la porte de ma chambre se rouvrit et quelqu'un pénétra dans la pièce. Une femme, à en juger par le léger bruissement de jupons sur le tapis. Il ne s'agissait pas d'Alice, chacun de ses déplacements s'accompagnant d'un cliquetis de clés. La femme glissait en silence, comme dans un rêve. Elle marcha vers mon lit, puis s'immobilisa à deux pas de lui. Je reconnus les effluves d'un parfum suave : celui de Rosalind. Je réglai ma respiration de manière à mimer le sommeil. Derrière mes paupières closes – j'avais fermé les yeux très fort –, les contours de sa silhouette se dessinaient dans une sorte de halo doré. Si elle me déteste tant, pourquoi est-elle venue me regarder dormir ? me demandais-je. Après être demeurée statique, la silhouette se déplaça vers la porte. Tandis que le loquet se tournait, je m'endormis pour de bon. Si Holly Farm et Dolly peuplèrent mes songes, Rosalind se mêla à eux pour la première fois.
Mon somme avait duré longtemps, car la lumière filtrant à travers les stores était moins vive. Impression confirmée lorsque j'eus tiré les cordons. Le soleil déjà bas, projetait de longues ombres sur les pelouses du jardin. Le ciel à l'Ouest se teintait de filaments écarlates. Je me reportai sur l'intérieur de la chambre. Près d'une étagère chargée de livres, un calendrier marquait la date du jour : le 6 juin 1896. Je choisis un volume au hasard et, en équilibre sur un montant de mon lit, en déchiffrai le titre à haute voix. Ma connaissance de la lecture ne me permettant pas d'aller au-delà de quelques mots ânonnés, j'attendis patiemment le retour d'Alice.
Alice, Véra et moi, dinâmes dans une salle à manger aux proportions modestes. La grande, avec ses tentures de peluche grenat, ses chaises en acajou à dossier droit et sa longue table servait lorsque toute la famille était réunie. Ce n'était pas le cas ce soir.
— Nous aurons droit à un repas froid, expliqua Alice. C'est le jour de congé de la cuisinière.
Véra fit la moue.
— Encore du poulet et de la salade ! se plaignit-elle. J'ai hâte d'être plus vieille pour souper en ville, comme Rosalind et Dad.
— Patience, observa Alice avec un sourire indulgent. Tu grandiras bien assez vite.
Peu convaincue, Véra me glissa à l'oreille qu'après le souper, ses parents se rendraient dans un théâtre appelé Drury Lane. Elle avait vu sa belle-mère monter en voiture, parée de ses plus beaux atours.
— Je donnerais cher pour posséder une toilette de ce genre, affirma- t-elle : du satin, avec des rubans et des plumes. Et aussi des bijoux. Mon père a offert à Rosalind une parure de saphir. Moi, je préférerais des grenats.
Pour interrompre ce flot de paroles, je lui demandai si son grand-père et Franck allaient aussi au théâtre.
— Non. Grand Pa est à son club, répondit-elle. Et oncle Franck est chez son actrice.
Alice lui lança un regard de reproche parfaitement incompréhensible pour moi. Je savais ce qu'était une actrice. Une fois, Dolly m'avait emmené au village voisin assister à la représentation d'une troupe ambulante. Mon père a de la chance d'avoir une de ces dames pour le divertir, pensai-je dans l'innocence de mes huit ans.
Le repas fini, Alice nous suggéra une promenade dans le jardin avant de monter nous coucher. Je me levai d'un bond, mais Véra se montra peu emballée. Il avait plu la veille et elle rechignait à salir ses bottines blanches dans l'herbe boueuse.
Passant outre ma déception, je lui proposai une partie de dés qu'elle refusa d'abord avec mépris. « Peuh ! Je suis trop grande pour ces jeux de gamins ! » avant d'accepter du bout des lèvres. Alice sonna pour en faire apporter. Ma cousine ne devait pas être aussi blasée qu'elle le prétendait, vu son acharnement à me battre. Le cliquetis des aiguilles d'Alice rythmait nos exclamations. Quand le crépuscule eut plongé le salon dans une semi-obscurité, Alice appuya sur l'interrupteur et comme par magie, la lumière électrique jaillit : un luxe dont nous ne disposions pas dans le Leicestershire. Dolly remplissait les lampes avec du pétrole.
Derrière les petits carreaux des fenêtres, un reste de clarté s'attardait. J'imaginais la lune en train de se lever et l'apparition des premières étoiles. L'été, à Holly Farm, je m'attardais dans le parc pour guetter le vol des chauves-souris et dénicher les vers luisants. Ici, on ne me permettrait pas de sortir seul dans la nuit. La nostalgie de mon existence antérieure s'empara de moi. Rien dans ma nouvelle maison ne pourrait remplacer ce que j'avais perdu.
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