Chapitre I
Je suis né deux mois avant terme, en mars 1888, par un hiver traversé de tourmentes de neige. Une âcre bise soufflait sur la maison où ma mère, Lucinda, avait vécu sa grossesse : Holly Farm, ainsi nommée à cause du houx qui, en automne, poussait en grande quantité sur ses abords.
Le premier visage que je vis en ouvrant les yeux fut celui de Dolly Hedman, la femme de charge. Plus tard, elle me raconta ma venue au monde, alors que ma mère se mordait les lèvres pour ne pas crier.
Lucinda appartenait à une tribu de gitans ayant quitté la région peu après ma naissance. Elle, était restée. Par quel hasard avait-elle abouti au manoir ? Cela, Dolly ne me le dit pas. La fragile constitution de la jeune femme lui interdisant les gros travaux, on la confina aux ouvrages de broderie et au raccommodage. Tout en cousant, elle fredonnait de vieilles ballades tziganes, d'une voix rauque et lasse. Sa santé ne s'améliora pas, bien au contraire. Le climat humide de l'Angleterre ne convenait pas à cet être frileux. Elle succomba à la phtisie quand j'atteignais mes trois ans.
La vie reprit son cours. Je grandis dans la plus complète solitude entre Dolly et une poignée de domestiques. À partir de l'âge de quatre ans, des souvenirs plus nets et plus précis me reviennent en mémoire. L'été, je découvris avec ravissement le doux balancement des feuillages, la caresse du soleil, le vent qui chassait les nuages dans le ciel bleu, l'herbe et les fleurs. Je me cachais derrière les draps mis à sécher et m'amusais à surprendre Dolly. L'automne, je chassais les feuilles mortes du bout du pied. L'hiver, je restais dans la cuisine à rêver et à jouer au coin du feu avec trois fois rien. Je n'avais pas encore l'âge de me poser des questions sur mes parents, ma famille. J'aimais cette maison, ses vieux meubles, ses miroirs craquelés et ses sombres parquets.
Un matin d'hiver, je me trouvais dans la cuisine avec Dolly. Assis par terre, devant un feu flambant dont la chaleur m'engourdissait, j'écoutais le vent siffler entre les ardoises quand entra un homme inconnu, emmitouflé dans une vaste houppelande, une écharpe de laine enroulée autour du cou. Dolly avait l'air de le connaître, car elle l'invita à se délester de son vêtement et de son chapeau cabossé. Ses cheveux étaient noirs comme le plumage des corbeaux qui venaient se percher sur les châssis. Il se laissa tomber sur l'un des rustiques bancs de bois en soupirant.
— Saleté de grésil ! Comment ça va-t-il, mistress Hedman ?
— Bien, merci, Mr Temple, répondit Dolly, posant devant lui la théière fumante. M'apportez-vous de bonnes nouvelles ?
Je dressai l'oreille, bien que tout parût confus à mon cerveau d'enfant.
— Oui. Mrs et Mr James ont eu une belle petite fille robuste pas plus tard que la semaine dernière.
— Comme Mrs James doit être heureuse ! Et Mr James donc !
— Oui. Ils sont un peu contrariés que l'enfant ne soit pas un garçon, même si Mr Davis en a déjà un.
James, Davis : des noms nouveaux pour moi. J'écoutai plus attentivement.
— Et Mr Franck ? reprit Dolly.
— Comme d'habitude. Il mène une vie de bâton de chaise ; le maître est très fâché. Tiens, Miss Alice a demandé comment se portait l'enfant.
L'enfant, c'était moi, bien sûr. Comment cet homme me connaissait-il ? Je ne l'avais jamais vu. Pas plus que cette Alice qui avait demandé de mes nouvelles.
— Oh ! Bien ! Dieu merci, il n'a pas trop souffert de la perte de sa mère. Il est si petit...
— Pas si petit, corrigea l'homme. Il n'a pas perdu une miette de notre conversation. Pas vrai, gamin ?
Il s'était tourné vers moi et me regardait de ses yeux bruns, surmontés d'épais sourcils charbonneux. Je baissai les yeux et répondis :
— Non, Sir.
À ma grande confusion, il se mit à rire.
— Il est poli, c'est déjà ça. Ne m'appelle pas Sir, gamin. Je suis Jim, le cocher. Je file, mistress Hedman, ajouta-t-il en se levant. Il ne fait pas bon s'attarder sur les routes par ce temps.
Avant de sortir, je le vis jeter une bourse sur la table. De l'argent pour ma nourriture et mes vêtements ? Je le pressentais sans pouvoir le formuler. Je m'endormis cette nuit-là moins vite que d'habitude. Avec l'intuition des très jeunes enfants, je pressentais que j'étais différent des autres. Qui étaient ces gens dont Dolly et Jim parlaient si familièrement et qu'est-ce qui me reliait à eux ?
L'été suivant, j'eus une autre confirmation de ma différence. Suite à une bête querelle enfantine, le petit-fils du majordome, admis à partager mes jeux, me traita de sale bâtard. Cette fois, je disposais d'assez de vocabulaire pour interroger Dolly. À son air embarrassé et à ses réponses vagues, je compris qu'un grave secret pesait sur ma vie. Comment ce gamin l'avait-il su ? Probablement à cause des racontars courant au village au sujet de ma présence à Holly Farm.
Un peu plus tard, Dolly me coupa les cheveux. J'étais attaché à mes boucles et mes yeux se remplirent de larmes en les livrant aux ciseaux. De bébé, j'étais devenu petit garçon. Une raie divisait maintenant mes cheveux. Ma peau brune rappelait mes origines gitanes ; de même, les yeux noirs hérités de ma mère. Mais mon nez droit et mes traits réguliers, d'où me venaient-ils ?
En même temps que mes cheveux raccourcissaient, mes robes disparurent au profit d'un costume marin à col rabattu. S'y ajoutèrent des chaussettes blanches et des souliers vernis. J'eus l'impression d'avoir gravi un échelon vers l'âge adulte.
Un jour de juin, je m'amusais dans le parc, seul, comme d'habitude, quand Dolly m'appela. Son air grave, inhabituel, m'alarma.
— Vous devrez être très gentil, me dit-elle. Un monsieur vous attend dans le salon pour vous conduire à Londres. Londres, vous vous rendez compte ! Quelle chance vous avez !
Ce nom n'évoquait rien pour moi. J'étais simplement impressionné à l'idée de descendre au salon, pour moi une pièce inviolable de la maison.
— Est-ce loin ? demandai-je.
— Plus au Sud. C'est une grande ville.
— Plus grande que Leicester ?
Je n'étais jamais allé à Leicester, la capitale du comté, mais contrairement à Londres, j'en avais entendu parler.
— Oui, confirma Dolly. Vous allez vivre dans une belle maison avec toute votre famille. Un grand père, des oncles, des tantes et des cousins.
Je restai un instant abasourdi devant cette famille tombée du ciel, puis :
— Qui sont tous ceux-là, Dolly ?
— Les Davis de Londres : des gens très importants.
— Plus importants que moi puisqu'ils n'ont jamais pris la peine de me connaître.
Dolly me dévisagea, mi incrédule, mi admirative.
— Ce n'est pas là une réflexion enfantine. Vous avez bien grandi, master Walter.
Je pâlis à ces mots.
— Pourquoi m'appelles-tu ainsi ? Je suis toujours ton petit Walt.
Je m'attendais à ce qu'elle me prît dans ses bras et me couvrît de baisers, mais non. Elle se contenta d'un salut respectueux qui me fit froid à l'âme.
— Non, vous êtes un grand garçon, maintenant et vous n'aurez plus besoin de moi.
Cette fois, je fondis en larmes.
— J'aurai toujours besoin de toi, bredouillai-je entre deux sanglots. Tu as veillé sur moi, m'as soigné lorsque j'étais malade. Tu m'as appris mon alphabet. Ces Davis n'ont rien fait pour moi. Qu'est-ce qui leur prend de réapparaître ? Je les déteste, entends-tu ? Je refuse d'aller vivre chez eux.
Ma voix se brisa net. Alors, franchissant la distance qui nous séparait, Dolly m'attira contre sa poitrine et me berça.
— Mon pauvre petit ! Tu n'as pas le choix. Tu es des leurs.
— Des leurs ?
— Oui, lâcha-t-elle dans un soupir. Ton nom est Walter Davis.
Walter Davis ! Je réalisai que j'ignorais tout de mon patronyme. Jusque-là, on m'avait toujours désigné par mon seul prénom : celui donné par ma mère à ma naissance. Son unique legs. « La chère âme savait un peu ses lettres, m'avait un jour confié Dolly. Elle a dû le trouver dans l'une de ses revues féminines dont elle raffolait. » Peu importe ! Je tenais à Walter et le voir accolé à un nom déjà haï me bouleversait.
— Comment se fait-il ? demandai-je.
— Les choses sont ainsi. Vous appartenez aux Davis comme leur appartient ce domaine.
— Ce n'est pas toi la propriétaire ?
Dolly se mit à rire.
— Moi ? Non, grands dieux ! Je n'ai pas les moyens de m'offrir une demeure pareille.
— Ils sont riches, alors.
— Oui, riches et puissants.
— Je ne suis pas un meuble. S'ils sont si fortunés, pourquoi n'a-t-on pas emmené ma mère au soleil ?
Un séjour sous un climat plus doux aurait enrayé le mal dont souffrait Lucinda, selon Dolly. Les yeux devenus étrangement brillants, elle répondit dans un murmure :
— Parce qu'elle n'était pas des leurs.
Pas des leurs. M'auraient-ils jeté aux ordures si je n'avais pas été des leurs ? Déjà Dolly s'était ressaisie :
— Votre grand-père vous expliquera mieux que moi.
Je repris un peu espoir. Ce grand-père inconnu ne pouvait être foncièrement mauvais. Si coriace fût-il, l'âge avait dû l'adoucir, à l'image de Matthew, le vieux livreur de lait. Au lieu de me sauver au fond du parc comme j'en avais d'abord eu l'intention, je suivis Dolly au salon. Un homme âgé, assis dans un fauteuil rembourré de crin, buvait son thé à petites gorgées. Il se leva à mon entrée et me tendit une main bienveillante :
—Comment allez-vous, mon garçon ? s'enquit-il d'une voix douce.
— Très bien, Sir. Et vous-même ?
— Le mieux du monde. Pouvez-vous me rappeler votre nom et votre âge ?
— Walter, Sir, fis-je sans l'ombre d'une hésitation. Et j'ai huit ans depuis mars.
Il me dévisagea avec surprise.
— Ne faut-il pas ajouter Davis ?
Je baissai les yeux et ne répondis pas. Dolly vola à mon secours :
— Excusez-le. Walter est timide et pas encore habitué à son nouveau nom.
— Timide ? Il n'en a pourtant pas l'air.
Et il commença à m'inspecter de la tête aux pieds. Je lui rendis la pareille. De taille moyenne, les cheveux d'un brun terne, il me parut vieux. Une montre à gousset, attachée à une chaîne en or, barrait son gilet.
— Il est petit pour ses huit ans, constata-t-il après s'être livré à unexamen minutieux de ma personne. À part cela, il paraît en bonne santé. Pour le caractère, son précepteur se chargera de le former et après, le collège. Qu'en dites-vous, mon garçon ?
Je n'irai ni au collège, ni avec vous, avais-je envie de crier. Je veux rester ici, à Holly Farm. Brusquement, un soupçon me traversa l'esprit.
— Êtes-vous mon grand-père ?
— Non : seulement son envoyé. Mr Bennett, notaire. Votre grand-père est un homme très occupé.
— Au point d'attendre huit ans pour faire ma connaissance ?
Son sourire s'effaça. Il n'avait plus l'air ni doux ni bienveillant. Sa réponse claqua comme un fouet :
— Peu importe ses raisons. À votre âge, on ne juge pas les adultes.
Je m'apprêtai à remonter dans ma chambre, mais il me retint par le col. Il me toisa du haut jusqu'en bas et paru contrarié par mes cheveux en désordre, ma chemise froissée et ma culotte déchirée.
— Il faudra prendre ses mesures à ce jeune homme pour lui confectionner des vêtements plus adaptés à sa nouvelle vie, dit-il à Dolly. Je me chargerai de les transmettre à un tailleur de mes connaissances. À bientôt mon garçon. Je reviendrai vous chercher dans quinze jours.
J'attendis son départ pour me jeter au cou de Dolly et inonder de larmes le devant de son corsage.
— Tu ne le laisseras pas m'emmener, dis ? Cet homme est méchant. Les autres : ces Davis, le sont aussi, je le sens.
Elle me repoussa. Comme je refusais de lâcher prise, elle consentit à m'abriter dans son giron.
— Chut ! Ne parlez pas ainsi d'eux avant de les avoir rencontrés. Donnez-leur au moins une chance. S'ils vous déplaisent, vous pourrez toujours revenir ici.
— Tu crois ? demandai-je, plein d'espoir.
J'étais trop jeune pour deviner qu'elle mentait. Oui, j'irais à Londres et si ce que j'y découvrais me rebutait autant que je le pensais, je n'y ferais pas long feu. Cette perspective me ragaillardit. Je me croyais maître de mon destin : douce illusion. Dolly se garda bien de la dissiper. Je la trouvais moins soucieuse que ces derniers jours. Avec le recul, je crois qu'elle n'était pas fâchée de me voir partir. Elle m'aimait, certes, mais ma présence à Holly Farm lui créait des problèmes. Je grandissais, je posais des questions auxquelles elle ne pouvait pas répondre. La décision de mon grand-père lui ôtait une épine du pied.
À la date prévue, Mr Bennett revint avec un trousseau complet. Dolly m'aida à revêtir une veste de coutil gris ardoise avec un col de dentelle blanche, un pantalon assorti et un pardessus léger. Une fois habillé et chaussé de souliers à boucle, Dolly m'amena devant un miroir. Je me reconnus à peine.
— Ces vêtements neufs me donnent l'air bizarre, constatai-je.
Dolly baissa la tête, gênée.
— Ce doit être les couleurs. Elles ne conviennent pas à votre teint. Je l'ai dit à Mr Bennett qui m'a rétorqué : "Ce garçon a le teint brun d'un coureur de route. Avec des tons plus vifs, il ressemblerait à un cacatoès." Excusez-moi, master Walt, ce sont ses paroles.
— Je hais cet homme. Pourvu que mon grand-père ne soit pas comme lui...
Dolly tenta de me rassurer. Murray Davis serait peut-être sévère au début, mais tôt ou tard la voix du sang parlerait. Néanmoins, je n'en menais pas large en montant dans la voiture stationnée devant la grille. Mr Bennett avait refusé que Dolly assistât à mon départ.
— Pas question de vous donner en spectacle devant le cocher, avait-il dit d'un ton froid. Vous vous ferez vos adieux dans le salon, mistress Hedman.
— Walter est encore bien petit et fort attaché à moi, avait hasardé Dolly.
Mr Bennett l'avait pris de haut.
— À son âge, les enfants des classes laborieuses descendent au fond de la mine ou travaillent dans les filatures. Cela suffit, maintenant. Vous avez été rétribuée pour vos bons soins. Votre mission s'arrête là, ne l'oubliez pas.
Dolly sortit en s'essuyant les yeux avec son tablier. Je m'élançai pour la rattraper, mais une poigne de fer me retint. Je ne me débattis pas. J'avais conscience que la première page de ma vie était tournée. Dolly m'avait menti pour m'épargner. Il n'y aurait pas de retour. La voiture s'ébranla, laissant Holly Farm et mon bonheur innocent derrière moi.
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