Chapitre 2
Je me lève, la tête haute et le dos droit, en prenant soin de passer mes mains sur les plis chiffonnés de ma robe. En me dirigeant vers la scène, je peux sentir le poids des regards sur moi et les chuchotements s'élever. Je ne suis pas appréciée par mes camarades de classe. Je sais pertinemment que les autres me trouvent hautaine et asociale, mais je suis obligée de renvoyer cette image. Plus je parviens à tenir les gens éloignés de moi, moins j'ai de chance qu'on découvre que je suis douée de magie. Depuis toute petite je dissimule ce fardeau et je me suis promis de tout faire pour que jamais personne ne tombe sur la vérité. J'aimerais tellement que Kira en fasse autant. Malgré qu'elle soit de quatre ans mon ainée, j'ai l'impression qu'elle ne se rend pas compte des dangers qui nous entourent. Elle utilise sa magie couramment, sans prendre réellement de précautions pour se cacher.
Je grimpe les quelques marches de l'estrade et me retrouve face à face avec L'Instructeur Lokas. De près, je constate qu'il est beaucoup plus grand que moi et qu'il dégage énormément de charme. Ses cheveux noirs corbeau lui durcissent le visage, mais ses yeux gris clair lui rendent un peu de clarté au teint. Il est rasé de près et dégage une odeur exquise que je n'avais encore jamais sentie. Si je ne me répugnais pas face à tout ce qu'il représente, je pourrais affirmer qu'il est très séduisant.
— Toutes mes félicitations, Mademoiselle Wellington. Pour vos résultats, vous récoltez la distinction honorifique. Vous pouvez être fière de vous ! me déclare-t-il chaleureusement.
Un peu déstabilisée par sa gentillesse, je sens le rouge me monter aux joues. Je saisis le parchemin qu'il me tend et lui adresse un sourire similaire en retour avant de réaliser que je me trouve en face d'un homme qui côtoie de près le Régisseur, ce dictateur à l'origine de toute la terreur qui guide nos misérables vies.
— Merci Instructeur Lokas. Je suis extrêmement fière, je vous le confirme !
Ses paroles jaillissent toutes seules de ma bouche sur un ton de défis. Le visage du directeur et des professeurs se durcissent, comme si je venais d'insulter notre « prestigieux » invité. J'avoue qu'il n'est pas très malin de ma part de lui répondre avec autant d'arrogance, mais j'ai tellement de sentiments contradictoires envers cet homme que je n'ai pas réussi à me contrôler. À la fois je méprise son titre et sa vocation qui l'a obligatoirement amené à tuer des dizaines d'innocents et de sorciers, à la fois je ne connais rien de sa personne.
— Et vous avez tout à fait raison, me répond-il avec amusement.
Par chance, je ne semble pas l'avoir vexé. Je m'apprête à faire volteface pour rejoindre mes amis lorsque quelqu'un agrippe fermement ma main libre. En un dixième de seconde, je me liquéfie sur place. Mon mal être s'accentue lorsque je découvre le visage de Samuel Bokk qui me sourit comme un prédateur s'apprêtant à bondir sur sa proie. Ses yeux de rapace me fixent avec une intensité dérangeante. Il s'incline légèrement et porte ma main à ses lèvres qu'il presse froidement contre ma peau. L'avoir aussi proche de moi me donne envie de vomir. Il est le modèle même du soldat sans pitié que j'ai l'habitude d'observer au village, en mille fois pires.
— Vous représentez l'avenir de notre société, Mademoiselle Wellington.
Ses mots sortent tel un poison qui se répand dans mes veines. Les professeurs et les étudiants applaudissent pour me féliciter, mais au fond de moi, je devine tout le dégoût qu'éprouve cet individu pour ma personne. Ma paranoïa me susurre à l'oreille qu'il sait, qu'il a deviné mon secret rien qu'en effleurant ma peau, mais c'est tout bonnement impossible ! Je rejoins mon siège dans un état second, blanche comme un linge, et observe le reste de la cérémonie d'un œil vide et terroriser.
En sortant de la grande salle, l'air frais me ramène à la vie. Jovare ne cesse d'enquiquiner Mégara tout en ignorant Magda qui se plaint de son comportement puéril.
— Si on allait pique-niquer le long du ruisseau ? propose Robin.
Le gel de la matinée à laisser place à un soleil de plomb qui me picote légèrement la peau. Nous approuvons unanimement son idée et nous mettons en route. En longeant le ruisseau vers un emplacement idéal pour prendre notre repas, j'aperçois au loin des nappes disposées dans l'herbe. En plissant les yeux, j'arrive à distinguer différents mets minutieusement présentés : du pain, des fruits, de la confiture, de la charcuterie ainsi qu'un appétissant gâteau au chocolat.
— SURPRISE !!! s'écrient en cœur mes compagnons.
Sur la pâtisserie, l'inscription « Joyeux Anniversaire, Annie. » est dessinée avec ce qui me semble être de la crème au beurre. Cette petite attention me remplit de joie même si mon anniversaire n'est que demain.
— Merci, les amis, ça me touche énormément.
— Ouai, ouai, pas besoin de verser une larme ! Passons à table, je meurs de faim !
Je cogne Jovare sur l'épaule pour le punir de son impertinence. Nous nous installons les uns à côté des autres, profitant de ce petit moment festif en mon honneur. La journée décline peu à peu pour laisser place à un superbe coucher du soleil. Les jumelles et Jovare décident de rentrer chez eux pour nous laisser un moment d'intimité à la demande de Robin. Une fois seul, il se rapproche de moi en glissant ses mains dans les miennes, m'aidant ainsi à me relever. Nous nous promenons aux alentours dans un silence religieux jusqu'à un petit pont en rondin tout à fait charmant. Robin s'y arrête en plein milieu me forçant à en faire de même.
— Annie, il y a un sujet dont j'aimerais qu'on discute si tu veux bien ?
— Oui, d'accord, répondis-je sur un ton incertain.
—J'ai beaucoup réfléchi à ce que j'aimerais faire de ma vie et je me suis renseigné sur la profession d'Instructeur. Il y a beaucoup d'avantages à s'engager dans l'armée, financièrement et humainement parlant.
Mes mains lâchent brusquement les siennes alors que je manque de m'étoffer avec ma propre salive.
— C'est une blague j'espère ?! Tu n'es pas sérieux ?
— Si, écoute-moi avant de t'énerver. Tu sais bien que les métiers de bureaux ou d'artisanats ne m'intéressent pas, j'ai envie de faire quelque chose d'important et il n'y a rien de plus gratifiant que de devenir Instructeur. C'est très bien payé, même ma famille recevra une petite compensation.
— N'importe quoi, il n'y a pas de compensation !
— Si je t'assure, c'est entré en vigueur récemment en vue d'un nouveau recrutement. Toutes les familles ayant au moins un fils majeur ont reçu un courrier et la visite d'un Instructeur de deuxième grade pour nous fournir les informations nécessaires.
— Pour vous pousser à vous engager, tu veux dire !
— Oui en effet, et il m'a convaincu ! J'ai passé les tests et j'ai reçu une réponse positive hier matin. Même si c'est un métier dangereux, tu seras fière de moi en me voyant dans mon uniforme. Je vais défendre les lois et protéger les citoyens, comment refuser une telle opportunité ?
Je ne sais pas comment retenir ma colère. J'ai envie de lui arracher les yeux, de la frapper jusqu'à ce qu'il reprenne raison. Il imagine que je m'y oppose pour sa sécurité, mais ça n'a rien avoir. Comment puis-je continuer à l'aimer s'il devient un des bourreaux qui brutalise et extermine les personnes qui sont comme moi ? J'ai beau nier de toutes mes forces que je suis en ensorceleuse, rien n'y changera et un jour, il finira par le découvrir.
— Tu te rends compte que tu ne vas pas seulement devoir déambuler dans les rues avec un air sévère, mais également arrêter et assassiner des gens ? Moi ça me blesse... Ça me blesse de t'imaginer de la sorte !
— Ma chérie, je ne vais pas assassiner des gens, je vais exécuter des criminels et des sorciers. Ce n'est pas pareil ! On nous répète assez qu'ils sont dangereux et incontrôlables. Ils ne sont pas humains, ce ne sont que des abominations !
Des larmes me montent aux yeux face à ce garçon que je ne connais pas. Nous n'avons jamais réellement abordé le sujet de la magie, mais je ne me doutais pas que la propagande à laquelle nous faisons face à l'école et dans les rues lui ait rongé le cerveau à ce point. Je croise les bras contre ma poitrine comme pour me protéger de lui et de ses paroles. Le plus horrible est que je dois lui cacher ma peine, ne pas lui laisser l'opportunité de me comprendre.
— D'accord, tu as déjà pris ta décision de toute évidence ! Si c'est vraiment ce que tu veux, je suis contente pour toi...
J'espère que le mince sourire que j'arrive à feindre sur mon visage va le persuader de mon approbation.
— Merveilleux ! Je savais que tu comprendrais Annie. J'embarque demain matin pour me rendre au camp d'entrainement de Fort Raison. Vu mes résultats, j'ai toutes mes chances d'être posté à Tandugar une fois la formation terminée.
— Et moi ? J'occupe quelle place dans tous tes projets ? Si tu voulais rompre, tu n'étais pas obligé de me préparer un gâteau avant.
Ma voix est neutre, sans déception ni regret. Si son destin le mène dans cette voie, il est certain qu'à partir de demain, je ne ferai plus partie de sa vie.
— Pas du tout, tu es l'amour de ma vie Annie ! C'est pour cette raison que j'ai été acheté ça pour toi. La pierre est assez modeste, mais je te promets de t'en offrir une beaucoup plus précieuse lorsque je toucherai mon premier solde.
Robin plonge sa main droite dans sa poche et en sort une petite boite en velours noir. Je finis par réaliser ce qui passe au moment où il dépose un genou à terre.
— Annie Wellington, acceptes-tu de me suivre dans mon aventure et de passer le reste de ta vie à mes côtés ? Acceptes-tu de devenir ma femme et de faire de moi le plus chanceux des jeunes soldats ?
Son sourire radieux me brise le cœur. Comment peut-il me lancer une telle bombe au visage et ensuite me demander au mariage ?! Toute cette mise en scène me fait réaliser que j'ai passé deux années en compagnie de quelqu'un qui ne me connait absolument pas ! J'avoue que je lui ai caché volontairement certaines parties de ma personnalité, mais ça ne l'excuse pas. Je ne peux pas me permettre de quitter Orren, cet abruti bouleverse tous mes plans ! J'ai souvent imaginé notre vie matrimoniale, mais dans tous mes rêves, nous vivions à Orren. Ici, les gens me connaissent et ne me suspectent pas. Sans parler du fait que je n'abandonnerais jamais Kira ! Notre secret, nous le partageons à deux et je ferais toujours mon possible pour la protéger. Si par malheurs je quitte le village et que quelqu'un me démasque, elle risquerait d'être précipitée dans ma chute. M'installer à Tandugar est impossible. Il y règne la plus grande concentration d'Instructeurs et le culte voué au Régisseur est omniprésent à ce qu'il parait. Faire semblant de vénérer un monstre est assez simple dans une cambrousse de quelques habitants, mais pas dans une capitale grouillant de disciples !
— Robin... Je ne peux pas, je n'ai pas envie de quitter Orren.
Je tente d'être aussi douce que possible même si je meurs d'envie de lui donner un coup de botte en plein visage. Ses yeux transpirent la déception, mais il se ravise rapidement, reprenant confiance en lui. Il se relève lentement et me caresse amoureusement la joue.
— Je comprends, ça fait beaucoup à digérer d'un coup.
Il retire la bague de son coussinet en velours et la dépose dans le creux de ma main.
— Prends là et laisse la nuit te porter conseil. Je suis persuadé que notre vie sera extraordinaire ensemble à la capitale. Nous n'aurons jamais faim et nos enfants bénéficieront de tous les soins nécessaires. J'espère te trouver demain à l'aube sur le quai de la gare. Si tu n'y es pas, c'est que notre histoire s'arrête cette nuit et je l'accepterai.
Il se penche vers moi et approche ses lèvres des miennes. Je savoure ce dernier baiser et tente de le graver dans ma mémoire malgré ma colère.
— Je t'aime, Annie.
Ses dernières paroles s'évanouissent dans la pénombre en même temps que son ombre le long du ruisseau. Je me retrouve seule dans le froid cruel de la nuit, le cœur brisé et une bague dans la main. J'y jette un rapide coup d'œil attristé avant de tendre le bras et de la laisser tomber. Je l'observe sombrer au fond du ruisseau en emportant avec elle l'avenir que je m'étais tracé, ainsi qu'une petite parcelle de mon cœur.
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