Caché derrière son livre, à l'avant dernier rang de la classe, Angry s'efforçait de lutter contre le sommeil. Derrière lui, Smiley avait abandonné. La tête dans les bras, il ronflait sous le regard hilare de ses voisins. Quelques places plus loin Ko dodelinait de la tête, les yeux à demi-fermés.

– Kawata Soya, dit l'enseignant, tu peux lire la suite ?

Voyant que personne ne lui répondait, le professeur leva la tête.

– Kawata Soya ?

– Il s'est endormi, répondit son voisin de table.

À côté de lui, Soya avait finalement perdu la bataille contre la fatigue. À l'image de son frère, il s'était écroulé derrière son manuel.

L'enseignant souffla.

– Son frère alors, dit-il.

Une autre voix lui répondit.

– Il dort aussi monsieur !

Quelques élèves commencèrent à pouffer discrètement quand un Bonk ! retentissant fit tourner tous les yeux. Ko venait de tomber sur sa table, la tête la première.

Tous les trois se retrouvèrent punis dans le couloir.

– Il s'est passé quoi ? Demanda Smiley, l'œil vitreux.

– Je sais pas, bâilla son frère.

À côté de lui, Ko recommençait à tituber. Elle finit par tomber à demi sur Angry qui s'appuya à son tour sur Smiley.

Le week-end avait épuisé toutes leurs forces, mais ils ne s'en plaignaient pas. Le Sugoaku avait eu du succès et ils n'avaient qu'une hâte, que la semaine se termine pour pouvoir retourner travailler et gagner leur vie.

Le proviseur et son adjoint passèrent dans le couloir. Ils s'arrêtèrent à leur niveau.

– Qu'est-ce que vous faites là tous les trois ? S'étonna le proviseur.

– On est punis, répondit Smiley.

– Je crois qu'on s'est endormis, précisa Angry.

Ko s'était mise à ronfler sur son épaule. Le principal eut du mal à garder son sérieux, contrairement à son adjoint qui les regardait durement.

– Endormis ? Répéta le proviseur après avoir retrouvé son visage impassible. Et comment une telle chose a-t-elle pu arriver ?

– On a ouvert notre restaurant ce week-end, lui apprit Smiley.

– Et on n'a pas beaucoup dormi, ajouta Angry.

– Oh je vois, dit le proviseur. C'est une bonne nouvelle, j'ignorais que vous aviez terminé les travaux, bon travail les garçons ! Je passerai avec ma femme un des ces jours, je compte sur vous pour nous préparer vos meilleurs ramen.

– Pas de problème ! Répondit Smiley.

En rentrant, le trio s'installa dans la salle pour faire ses devoirs, mais leurs pensées divaguèrent rapidement et Smiley se mit à griffonner une nouvelle recette dans la marge. Un coup à la porte attira leur attention.

– C'est ici le Sugoaku? Demanda un homme en bleu de travail en consultant les papiers qu'il tenait à la main.

– C'est bien ici, lui confirma Smiley qui était venu lui ouvrir.

Derrière lui, Ko et Angry essayaient de savoir ce qui se passait.

L'homme désigna la camionnette derrière lui.

– J'ai une chaudière à installer chez vous, dit-il.

Smiley, Angry et Ko écarquillèrent des yeux surpris.

– D'où est-ce qu'elle vient ? Demanda Smiley.

L'homme releva la tête.

– C'est le vieux Kawata qui l'a commandée, leur apprit-il. L'ancien a cassé sa tirelire, vous avez de la chance.

Les semaines se succédèrent et le restaurant prit un rythme de croisière. Les jumeaux et leur associée prirent l'habitude de se reposer à tour de rôle et ils furent bientôt capables d'ouvrir en semaine durant la soirée. Un des ces soirs, Takemichi revint manger chez eux en compagnie de Hinata.

– Takemicchou ! L'accueillit Smiley. Ça faisait longtemps !

– Ha, ha, oui, reconnut Takemichi. On voulait pas vous déranger, ça doit être stressant les débuts d'un restaurant.

– Vous nous dérangez jamais, lui assura Angry.

Le couple s'installa au comptoir.

– Qu'est-ce qu'on vous sert ? Demanda Smiley.

Hinata consulta la carte accrochée au mur tandis que Takemichi regardait la salle. Quatre lycéens entrèrent et ils s'installèrent à la table près de la porte.

– Ça marche bien votre affaire ? s'enquit Takemichi.

– On se plaint pas, répondit Angry.

– On commence même à avoir des habitués, ajouta Smiley. Ces quatre-là par exemple viennent presque tous les jours.

Ko déposa deux verres d'eau devant Takemichi et sa petite amie, avant de se tourner vers les nouveaux venus, son bloc à la main.

– C'est Ko ? Dit Takemichi. J'ai failli ne pas la reconnaître.

– Pourquoi ça ? S'étonna Smiley.

– Elle a drôlement changé, expliqua Takemichi.

Hinata suivit la direction de son regard, et les jumeaux l'imitèrent.

Ko était maintenant une jeune femme de dix-sept ans, menue, avec une taille fine et une grâce discrète.

– Tu sais pour nous ça reste notre pote de gang, dit Angry.

– Pour vous peut-être, dit Hinata. Mais ces garçons-là ne s'y trompent pas, Ko est une jolie fille.

Elle montra la table près de la porte du menton et Smiley et Angry regardèrent l'échange entre Ko et les lycéens d'un autre œil.

– Tu finis à quelle heure ? Lui demanda l'un d'entre eux.

– Un karaoke après le boulot ça te tente ?

Ko attendait en silence qu'ils se décident à commander.

– Excusez-nous une petite minute, dit Smiley à leur couple d'amis.

– On a des dents à casser, ajouta son frère.

Tous les deux vinrent se planter derrière Ko qui leva les yeux pour les regarder.

– Tu n'aurais peut-être pas dû leur dire, souffla Takemichi avec un rire nerveux.

– Dites les bouffons, les interpella Smiley. Vous venez pour manger ou juste pour emmerder notre serveuse ?

Le regard qu'ils leur lancèrent firent se recroqueviller les lycéens au bout de leur banc. Lorsque les jumeaux furent de retour de l'autre côté du comptoir, Hinata claqua de la langue.

– Et si jamais un des ces garçons lui avait plu ? Leur demanda-t-elle.

– Hein ? Répondit Angry. Il y a pas moyen, ce sont des losers.

– N'empêche, reprit-elle. Maintenant que Ko travaille et qu'elle touche un salaire, elle pourrait avoir envie de sortir, de se faire des amies... vous allez faire quoi quand elle voudra un petit ami ?

Les deux garçons se regardèrent.

– En fait, elle touche pas de salaire, lui apprit Smiley.

Hinata frappa des deux mains sur le comptoir, les faisant sursauter.

– Vous êtes sérieux ?! S'exclama-t-elle. Mais c'est de l'exploitation pure et simple !