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Te souviens-tu du supermarché bondé où les gens essayaient péniblement d'avancer à travers les caddies ? Maintenant, j'y allais le soir, une heure avant la fermeture. Je n'ai pas réfléchi à y aller quand seules quelques personnes solitaires déambulaient dans les rayons. Je l'ai juste fait. Je l'ai juste fait, inconsciemment. Il y a un soir où je rentrais chez moi, mes gros sacs de courses dans mon coffre de voiture, roulant sous une fine averse. Il faisait encore clair, l'été se terminait à peine. Il y avait une dame sur le trottoir un peu plus loin, elle courrait. Elle courrait vers l'arrêt au coin de la rue, mais le bus ne s'arrêta pas. Est-ce que le chauffeur ne l'avait pas vu courir, ou bien avait-il juste enfilé son sweat rouge ? Je me souviens qu'en tournant, je ne pouvais détacher mon regard de cette dame, seule, sous la pluie. Ses yeux croisèrent les miens et je me suis dit : « dois-je m'arrêter, les prochains arrêts sont sur ma route, il n'y a probablement plus beaucoup de bus à cette heure, et on pourrait le rattraper... » mais je continuais de tourner, et je ne m'arrêtais pas. Je n'arrivais pas à me dire qu'elle n'avait rien dans ses mains, cachées dans son dos. Peut-être n'avait-elle pas de massue ni de sweat. Peut-être était-elle comme moi ? Et si je ne la prenais pas et que quelqu'un lui jetait un manteau noir sur ses épaules ?

Tant pis. La dame n'était déjà plus qu'une image floue dans mon rétroviseur.

Mais l'image de cette dame resta dans mon esprit. Je le répète, la vie est étrange. Après tout ce qui m'est arrivé, ce fut cette dame, ratant son bus qui fit travailler les rouages de mon esprit. Lui qui ne cherchait qu'une chose, enlever ce manteau noir. Ce n'était pas le soutien des docteurs, de ma famille, de mes amis et de tous les autres. Ce fut cette dame seule qui me fit comprendre.

On dit que le temps guérit les maux. Le temps est la seule chose qui me fit enlever mon manteau. La dame du bus n'a été que le petit élément qui m'a fait rappeler qui j'étais avant. Je repris mes études, je repris l'écriture, et je fis du mieux que je pus pour reprendre une routine, et pour faire semblant. Je me forçais à me dire que je n'étais pas une anomalie. J'essayais de me dire que si je n'aimais pas le monde tel qu'il était, je devais tout faire pour le changer.

À force de faire semblant, cela finit par devenir naturel. Doucement, je reprenais contact avec les gens, je restais poli et je laissais ma peur de côté. Je ne voulais pas attraper ma propre massue pour me défendre. Les gens avec la leur finirent par de nouveau m'être presque indifférents, et j'essayais de ne plus penser à ce sweat rouge caché dans le dos de certains. Je voulais trouver un moyen de le leur faire lâcher, de créer un monde que j'appréciais, alors je continuais d'écrire et j'essayais de devenir docteur.

Le manteau ne m'a jamais vraiment quitté, merci l'homme en rouge. Il est toujours sur mon épaule, comme une veste un soir d'été. Je n'hésite pas à le remettre de temps à autre, mais j'imagine qu'avec davantage de temps, il finira par rester accroché, quelque part dans mes souvenirs, et que je finirais par l'oublier.

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