(2.10) taff 14h!!

T'ES MOCHE TU PUES -MAIS TU ME MANQUES DÉJÀ (-Clare)

...

Justin n'était pas du matin.

Bon, en réalité, il n'était ni du matin ni du midi ni du soir. Le dodo, c'était sacré pour lui. Alors quand il sentit soudainement un courant d'air intense le frapper de plein fouet, il se mit aussitôt à râler.

-Je peux savoir ce que tu fous ? demanda-il en apercevant Elo de façon assez floue penchée au-dessus de lui.

Après quelques battements de cil, il arriva à comprendre qu'elle avait jeté sa couette par terre et qu'elle était en train de lui cracher de l'air froid à la gueule à l'aide d'un ventilateur. Un deux octobre.

-Espèce de tarée ! s'écria-t-il en s'en rendant compte. Tu veux que je fasses une hypothermie, c'est ça ?!

-Je veux que tu te lèves, imbécile ! pesta Elo. Ça fait dix-huit fois que je te secoue l'épaule, quatorze fois que je te donne des claques et deux fois que je simule un tremblement de terre dans ton lit, merde !

Justin se redressa en se passant une main dans les cheveux, frigorifié. Pour être réveillé, il était maintenant sacrément réveillé.

-Il est quelle heure ? demanda-t-il les yeux mi-clos en attrapant son réveil sans aucune délicatesse.

Il poussa un grognement lorsqu'il tira trop dessus et que le réveil se débrancha, s'éteignant brusquement. Heureusement -ou pas-, Elo était là et brandit son Iphone sur lequel s'affichait en lettres capitales '13 : 47'.

-Treize heures qua... TREIZE HEURES ? répéta Justin, incrédule. Wola j'suis dans la merde !! s'écria-t-il en se levant d'un bond.

-Nan jure, lâcha Elo avec sarcasme. Plus besoin de te dépêcher maintenant ; t'as déjà loupé, quoi, cinq heures de cours ? ajouta-elle, les poings sur les hanches.

-Je m'en...

Justin s'interrompit en plein milieu de sa phrase et secoua la tête, comme s'il intimait à Elo de laisser tomber. S'il n'avait pas fini sa remarque, c'est parce qu'il allait tout simplement dire qu'il s'en fichait. Il n'allait jamais en cours le mardi, en réalité. À la place, il en profitait pour faire une grasse-matinée et partir de la maison à treize heures trente pour être au McDo à quatorze heures. Il y travaillait deux jours par semaine, en secret. Pas question que ses parents apprennent qu'il préférait passer l'après-midi dans un fast-food plutôt que sur les bancs de la fac.

D'habitude, il disait à sa famille qu'il commençait les cours à neuf heures. Ainsi, ses parents partaient au travail plus tôt que lui et ne le croisaient même pas, le laissant dormir. Mais cette fois, on dirait qu'il s'était fait prendre la main dans le sac.

-T'es pas en cours toi ? demanda-il en enfilant un jean qui traînait sur le dos de sa chaise de bureau -bureau qu'il n'utilisait jamais.

-Grève, dit-elle simplement en s'asseyant sur le bord du lit.

Il ouvrit sa commode et passa par-dessus sa tête le premier t-shirt qu'il trouva. De toute façon, il avait un polo à enfiler en arrivant au resto. Après avoir mis ses chaussures le plus rapidement possible -il ne fit même pas ses lacets, c'est pour dire- et avoir attrapé la première veste qui traînait, il descendit les escaliers en trombe. Il croqua directement dans la baguette de pain déjà entamée qui traînait sur la table avant de crier un 'salut' sonore la bouche pleine.

Son sac sur l'épaule, il fonça tout droit jusqu'au McDo et entra par la porte de derrière, celle des employés -et aussi la plus discrète.

-Tiens tiens, mais qui voilà ? retentit une voix moqueuse derrière lui.

Pas la peine de se retourner pour savoir que Marion était en train de se foutre de sa gueule.

-Mon réveil n'a pas sonné, inventa-t-il en enfilant une charlotte transparente pour couvrir ses cheveux.

-Roh, même pas drôle, bouda Marion en se hissant sur le comptoir. J'sais pas, dis qu'il y a une centrale nucléaire qui a explosé devant ta maison, ou que ton petit frère a caché toutes tes chaussettes.

-J'ai pas de frère.

-Ton chien ?

Justin arqua un sourcil, ce qui poussa Marion à proposer :

-Ou que tu souffres d'amnésie précoce, et que tu ne te souvenais pas du chemin pour venir au taff.

Justin la dévisagea sans rien dire, amusé.

-Ou que je me suis juste pas réveillé, proposa-t-il simplement.

-Ou que tu t'es pas réveillé, ouais, accorda-t-elle en hochant la tête. Moins original, mais pourquoi pas.

Justin fila se laver les mains après lui avoir lancé un sourire en secouant la tête. Marion était décidément l'un des piliers de sa vie. Amis depuis la seconde, c'était la seule amie du lycée qu'il lui restait. Les autres étaient partis loin, ou ne l'avait plus recontacté. Parfois il était pris de nostalgie en pensant aux fous rires à la cantine ou aux heures passées à copier les DM de maths de ses potes, et il ressentait une pointe de colère en se disant qu'eux n'avaient ressenti ça, puisqu'ils ne lui avait jamais renvoyé un seul message. Mais d'un côté, pour une raison obscure, Justin ne l'avait pas fait non plus.

Tout ça pour dire que Marion était sa plus ancienne amie, et sûrement la plus folle. Sans filtre, elle n'hésitait pas à dire tout ce qui lui passait par la tête, quitte à blesser son interlocuteur. Heureusement pour eux deux, Justin n'était pas très susceptible.

-Au fait, y'a un gars qui est passé. Un ptit arabe, plutôt mignon, dit Marion, toujours assise sur le comptoir sans se préoccuper une seconde de savoir s'il y avait des clients qui attendaient.

Justin jeta un coup d'œil à la salle de restaurant -qui était totalement déserte à part un ou deux étudiants- en s'installant derrière le comptoir, et demanda d'un air désintéressé :

-Ah ouais ?

Les histoires de Marion avaient souvent très peu d'intérêt. Elle parlait sans arrêt, donc il fallait forcément que ce qu'elle raconte ne soit pas toujours très instructif.

-Ouais, confirma Marion. Il était avec ta meuf.

Justin manqua de s'étouffer avec sa propre salive.

-Sofiane ?! dit-il, les poings serrés.

-Ptit sweat Hollister, grandes fossettes, curly hair, et mâchoire carrée ?

-Il a pas une 'mâchoire carrée', répéta Justin en imitant Marion avec une voix de fille affreusement exagérée qui ne lui ressemblait pas du tout.

-C'est lui ? demanda la jeune femme en se penchant vers Justin pour regarder son portable, où s'était affichée une photo de Sofiane qu'il avait cherchée sur l'Instagram de Clare. Ah bah si, il a carrément une mâchoire carrée, ajouta-t-elle sans attendre la réponse.

Justin rangea rageusement son téléphone pour s'empêcher de faire une connerie. Après tout, ce n'était pas le moment d'engueuler Clare alors qu'elle était juste allée au McDo entre amis.

-Ils étaient seuls, dit Marion comme si elle lisait dans ses pensées. Mais dramatise pas, même s'il est canon -et même mieux que ça, waouh !- il t'arrive pas à la cheville. Arrête de douter de toi, ça fait quasiment deux ans que vous êtes ensemble et c'est juste son pote 8/17.

-Son pote 8/17 ? répéta Justin, incrédule.

-Entre huit heures et dix-sept heures, elle l'aime bien. Mais dès qu'elle quitte la fac, j'suis sûre que c'est à toi qu'elle pense. Bonjour ! s'exclama-elle soudain en descendant du comptoir pour s'occuper de la mère de famille qui venait d'arriver.

Même en travaillant toute l'après-midi, Justin n'avait pas réussi à se sortir Clare et Sofiane de la tête. Bien sûr, qu'il avait confiance en Clare. Seulement, il n'avait pas confiance en ce type.

Vers dix-huit heures trente, en quittant le McDo, il n'avait toujours pas réussi à penser à autre chose. Il avait fini par craquer vers seize heures en envoyant un message à Clare pour savoir ce qu'elle faisait, et elle ne l'avait toujours pas lu, chose qui le faisait bouillonner.

-Genre, Birmanie. Non, Philippines ! s'exclama Marion.

-Attends, quoi ? demanda Justin, qui venait tout juste de se rendre compte qu'elle était en train de lui parler.

-Notre road trip tous les deux en sac à dos que tu m'as promis, tu te rappelles ?

Justin arqua un sourcil mais ne fit pas de commentaire. Ça lui apprendra à promettre des trucs idiots lorsqu'il a un peu trop bu.

-Dis, ça serait pas ton pote là-bas ? dit soudain Marion en ralentissant.

Justin plissa les yeux et reconnut rapidement Noam, qui était assis sur une barrière au bord de la route. Les yeux dans le vague, il regardait les voitures passer.

-Oula, il est dans son délire emo, genre je regarde la pluie qui tambourine contre ma fenêtre avec nostalgie, dit Marion d'une voix de dessin animé. Désolée, très peu pour moi. Amuse-toi bien à consoler monsieur 'je me crois dans un clip d'Adèle', ajouta-t-elle en lui donnant un coup de coude avant de s'éloigner.

-C'est ça, dit Justin d'une voix forte car elle était déjà assez loin. Et toi, amuse-toi bien avec ta jupe coincée dans ta culotte !

Marion écarquilla les yeux et porta une main à ses fesses, avant de constater qu'il plaisantait. Elle lui envoya un doigt d'honneur bien senti avant de continuer son chemin tandis que Justin rejoignait Noam.

-Bah alors, on compte les voitures bleues ? demanda Justin en se hissant à côté de lui sur la barrière.

-Pas tout à fait, répondit son pote d'une voix égale, les yeux toujours rivés sur la route.

Justin fronça les sourcils en voyant son ami fouiller dans sa poche, puis lui tendre une sorte de petite baguette.

-C'est censé être quoi ? Une touillette à café ? proposa Justin.

Noam n'esquissa même pas un sourire et se contenta de pousser un gros soupir, avant de se tourner vers son ami.

-C'est un test de grossesse, gros con.

Dans la tête de Justin, tout s'emmêla et se démêla très vite.

-Je suis pas con, se défendit-il.

-C'est tout ? Je te montre un fucking test de grossesse positif et tu me dis 'jsuis pas con' ? Mais gros, putain ! dit Noam en se frappant le front.

-Bah quoi, t'es pas enceinte quand même, dit Justin en tentant un trait d'humour.

En rire était la seule solution envisageable pour lui à ce moment-là. Parce que dire à haute voix ce qu'eux deux pensaient tout bas était encore trop compliqué, et trop réel pour leurs deux cerveaux.

-Pas moi, Louise ! s'écria Noam. Tu le fais exprès ?!

Sa voix se brisa sur le dernier mot, montrant qu'il était plus bouleversé qu'en colère. Il avait les larmes aux yeux, peut-être de rage, peut-être de tristesse. Dans tous les cas, Justin ne put s'empêcher de poser sa main sur son épaule.

-Tu veux dire que tu vas avoir un gamin ? demanda-il.

Noam poussa un profond soupir, si profond qu'il manqua de tomber de la barrière et se rattrapa au dernier moment.

-C'est un cauchemar, dit-il en guise de réponse. Un putain de cauchemar et j'arrive pas à me réveiller.

-En général pour sortir d'un rêve faut soit tomber, soit mourir. Je peux te pousser, si tu veux, plaisanta Justin.

Il arracha un minuscule rictus à son ami, qui se remit rapidement à fixer la route. Il semblait être au bord du gouffre.

-Tu vas faire quoi maintenant ? demanda doucement Justin en essayant d'avoir l'air le plus concerné possible.

-Bah justement, c'est la merde. Devine quoi ? Louise est enceinte de quatre mois.

Justin écarquilla les yeux.

-Tu déconnes ?! s'écria-il, sous le choc.

-Elle avait rendez-vous chez le médecin parce qu'elle avait mal à l'abdomen depuis plusieurs jours, et elle m'a appelé en pleurs ce matin. Je comprenais rien, juste qu'elle était en panique, que le rendez-vous s'était mal passé, que c'était une 'grosse grosse galère'. Je suis allée la chercher, et quand je suis arrivée elle genre en crise d'angoisse. C'était super flippant, et il m'a fallu bien dix minutes pour la calmer.

Justin regarda Noam avaler sa salive, visiblement le cœur en vrac.

-Et là... Elle a ouvert son sac, et il y avait quatre tests de grossesses. Tous positifs. Le médecin avait détecté quelque chose de bizarre, et lui a demandé de les faire directement là-bas avant une échographie.

-Oh putain.

Justin n'osait même pas imaginer ce qui se passerait s'il découvrait du jour au lendemain que Clare était enceinte de quatre mois. Il aurait une attaque cardiaque, probablement. Ou un AVC.

-Elle a fait un putain de déni de grossesse, dit alors Noam, les yeux encore plus humides qu'auparavant. Je m'étais promis de jamais faire de connerie, je... Je vois pas comment c'est arrivé, je...

Il se leva de la barrière pour faire les cent pas, complètement bouleversé. Justin, désemparé, descendit lui aussi de la barrière et tenta de rassurer son ami. Mais comment ? Comment rassurer un gars qui venait d'apprendre sans crier gare que dans moins de deux mois il aurait un bébé, son bébé, dans les bras ?

-C'est pas ta faute. Tu vas gérer, ok ? On sera là pour toi. Ça va aller.

Noam dégagea la main que Justin avait posé sur son épaule.

-Mais tu comprends pas ! Tu comprends rien ! s'écria-t-il violemment.

Justin se laissa faire, parce qu'il savait que son ami avait besoin de se défouler. Visiblement, il était totalement au bout du rouleau.

-Qui me dit que je vais finir ma vie avec Louise ? Oui, je l'aime, oui ça fait des années qu'on est ensemble, oui on a une relation saine et stable, mais qui dit que ça sera toujours le cas dans deux ans, sept ans, dix ans ? Personne, putain ! Ce gosse me force à la choisir pour le restant de mes jours, et ça me met hors de moi parce que putain je voulais le faire tout seul ce choix !

Justin resta silencieux alors que son ami reprenait son souffle, essoufflé après sa longue tirade. Alors qu'il avait enfin trouvé les bons mots, Noam dit doucement :

-Je crois que je vais vomir.

Justin écarquilla les yeux et s'empressa de s'approcher de son ami, qui se tordait en avant. Et, sur le bord de la route, devant le McDo, Noam vida ses tripes devant tous les automobilistes tandis que Justin lui frottait vigoureusement le dos.

Parce qu'à part le soutenir, il n'y avait pas grand chose à faire.