🌸 Bourgeonnement 🌸
23:53
— Allô ?
— Salut Anna ! Qu'est-ce qu'il y a pour m'appeler à cette heure-ci ?
— Matt, dit-elle entre deux sanglots, c'est terminé…
— Quoi ?
00:15
J'ai froid.
Les soirs de mars dépassent rarement les sept degrés et l'air est humide. Ce n'est vraiment pas le temps que je préfère.
Je souffle un coup, presque exaspéré, et regarde par la fenêtre. Le paysage file à toute allure. Je vois furtivement passer des arbres, parfois des villes. Comment ai-je fait pour me retrouver dans le RER à une heure pas possible ? Franchement, les disputes amoureuses ne devraient pas avoir lieu à cette heure-ci, cela oblige les amis à sortir de leur lit — ou à quitter leur télévision.
Je sors mon téléphone et branche mes écouteurs. Je veux me distraire un petit peu pour arrêter de m'inquiéter pour Anna comme je l'ai toujours fait. Elle tiendra jusqu'à mon arrivée, j'en suis certain. Enfin, elle aura utilisé trois boîtes de mouchoirs, mais elle n'aura rien tenté d'insensé sous le coup de l'impulsivité.
Presque seul dans le train, il ne reste qu'un homme costaud aux tatouages tribaux et à la grosse barbe grisonnante ainsi qu'un trio de trentenaires à l'air saoul, et moi. Ce ne sont pas des gens que je vais fréquenter instinctivement. De toute façon, c'est réciproque je suppose avec mon corps mince et banal, mes cheveux bruns normaux et mes traits habituels. Une personne tout à fait ennuyeuse à qui personne ne prête assez attention. J'aimerais tellement en avoir plus, de mon entourage au moins, d'Anna…
Game over
Agacé, je ferme l'application Candy Crush et je tape un message pour savoir où en est Anna.
< Je suis dans le RER, je vais bientôt arriver. Ça va toi ? Tu tiens le coup ? >
Évidemment, on ne capte pas. Heureusement d'ailleurs que le message n'a pas été distribué je pense tout bas, vu le manque de délicatesse de ma dernière phrase.
— Prochain arrêt : gare de Ballancourt, annonce la voix artificielle dans les hauts-parleurs du train.
C'est mon arrêt. Je me lève doucement et commence à rejoindre les portes automatiques au bout de mon wagon. Le train ralentit et s'arrête peu de temps après. Dans un bruit sourd, les portes s'ouvrent et je me précipite dehors. Sur le quai, tout est sombre, hormis quelques petites lumières et le panneau annonçant les RER qui éclairent péniblement la nuit noire.
C'est lugubre. L'air est à la fois calme et pesant. L'espace libre et le silence m'oppressent paradoxalement. Je me dépêche de sortir de la gare, mes pas résonnent sur le bitume. Sur le parking, il ne reste qu'une petite voiture qui ne devrait pas être là, elle perturbe l'atmosphère de ce lieu. Les éclairages publics sont éteints depuis une bonne heure, et si on prête attention au ciel, quelques constellations principales peuvent se distinguer.
Je reste quelques instants à contempler le ciel nocturne. Je vois directement la Grande Ourse et Vega, mais les autres étoiles sont dures à apercevoir à cause des nuages. Je frissonne et me remets à avancer doucement avant qu'une image d'Anna en pleurs s'impose dans mon esprit et je me mette à accélérer presque instinctivement. Les yeux rivés droit devant moi, je ne m'arrête plus. Plus rien ne peut me distraire, mon objectif est précis et bien en tête : retrouver Anna le plus vite possible.
Mon rythme cardiaque s'accélère et bientôt, j'ai un point de côté. Je ralentis mon allure. L'appartement d'Anna n'est plus très loin, il me semble que je n'ai qu'à tourner à droite à la prochaine intersection et j'y serai. C'est tout proche maintenant.
< J'arrive. >
J'hésite un instant. Dois-je lui écrire un conseil ? Un message réconfortant ? Quelque chose qui pourrait l'apaiser un minimum jusqu'à mon arrivée quasi-imminente ?
Mes doigts restent quelques secondes en suspens puis j'éteins mon téléphone. Cela ne servirait à rien : le temps que j'écrive le message, je serai presque arrivé et dans le pire des cas, cela me ralentirait.
C'est normal de penser comme ça ?
Je me déteste.
Pourquoi ? Pour pleins de raisons différentes je suppose.
Toujours à penser que je peux résoudre tous les problèmes, tout réussir, que les gens n'attendent que moi, alors qu'en réalité n'importe qui pourrait faire l'affaire.
Je déteste aussi ces voix dans ma tête qui réduisent ma vie à néant et m'incitent à tout abandonner. Je déteste ceux qui ne s'en rendent pas compte. Les hypocrites.
Mais j'aime les gens qui m'ont relevé. J'aime la personne qui m'a relevé. J'aime Anna.
Je ferais tout pour elle.
— Merde, c'est quoi le code de la porte déjà ?
Le clavier numérique devant mes yeux et la lumière bleue de l'écran m'assomment presque. Je recherche le nom d'Anna puis je sonne. L'attente me semble interminable. La voix électronique que je trouve insupportable continue de parler en boucle.
Je détourne le regard et croise les yeux jaunes et vicieux d'une terrifiante bête sauvage. Je frissonne, reculant instinctivement.
C'est un chat Matt, calme-toi.
La bête sauvage en question vient se frotter contre mes jambes tandis que le contact est enfin établi entre l'appartement d'Anna et le seuil.
— Anna ? C'est moi, Matt !
Aucune réponse. C'est assez stressant.
— La porte est déverrouillée, annonça la voix électronique après un bip sonore.
— Merci, je réponds ironiquement.
J'ouvre la porte et me retrouve dans une minuscule entrée — enfin pour un hôtel. Les lumières du hall s'allument automatiquement et je m'empresse d'appeler l'ascenseur. Ce dernier arrive quelques secondes plus tard dans un bruit sourd et déplaisant.
Une fois à l'intérieur, j'appuie sur le numéro trois ; je sens que l'ascenseur commence à monter. La pression sous mes pieds se fait plus forte et je courbe légèrement le dos, en réflexe. Les numéros des étages défilent sous mes yeux, je ne tarde pas à atteindre le troisième. L'appareil ralentit et s'arrête. Je me dépêche de sortir et me dirige vers la porte de l'appartement d'Anna. Le numéro trente-et-un.
Une fois devant, je prends quelques bouffées de l'air conditionné de l'immeuble avant de taper trois petits coups à la porte en bois.
Toc. Toc. Toc.
Anna ouvre immédiatement la porte et se jette dans mes bras.
J'ai toujours su qu'elle était un peu hystérique au fond.
Peut-être est-ce cet aspect de sa personnalité qui fait qu'elle m'attire autant.
— T'en as pris du temps, lâche-t-elle en pleurant, avec un léger sourire toutefois sur les lèvres.
— Mais maintenant je suis là, la rassuré-je. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Elle ne répond pas directement à la question. Nous rentrons d'abord dans le salon et je l'assoie sur le canapé.
— Ce petit bâtard…
— Euh… Anna ?
— Mmh ? fait-elle telle une innocente, les larmes coulant pourtant sur ses joues blanches.
— C'en est peut-être un mais t'as pas besoin de le dire, remarqué-je, gêné.
— La vérité blesse. Mais la vérité, c'est la vérité : il faut la dire. De toutes façons, il mérite bien ça, ce petit…
— C'est bon j'ai compris, dis-je avec un air exaspéré.
Je lui tends la boîte de mouchoirs qui était sur la table avant de me rendre compte qu'elle l'avait décimée.
— Il y en a une là-bas, m'informe Anna.
— Elle est vide aussi, soupiré-je. Et non ! On ne se mouche pas dans ses cheveux !
— Dans le placard de la cuisine alors, soupire-t-elle en relâchant ses beaux cheveux blonds.
Je me dirige vers cette dernière et ouvre le fameux placard. À l'intérieur, cinq boîtes de Kleenex attendent patiemment qu'on les sorte de cet endroit sombre. J'en attrape une et la jette gentiment (comme on peut le faire avec des amis) sur Anna. Elle l'ouvre sans attendre, enfonce son joli nez dans un de ces étranges tissus et souffle un grand coup par le nez.
J'avoue que le bruit me répugne un peu.
Mais je ne peux m'empêcher de penser qu'elle est mignonne.
Stop. Arrêtons ces pensées malsaines.
— Il m'a dit que j'étais une grosse égoïste, commence soudain Anna.
— Pourquoi ? je demande dans un réflexe, indigné.
Elle recommence à pleurer. Je sens que j'arrive au cœur du problème. D'un côté, je sens qu'il faut que j'en sache plus, mais de l'autre, j'ai peur de m'incruster dans sa vie privée. Quoique c'est déjà fait, alors autant continuer.
— Alors ? je recommence d'une voix douce.
Elle me regarde, ses yeux embués de larmes et baisse le regard sur la table basse. Des affaires étaient étalées sur le sol, ainsi que des éclats de verre. Pauvres voisins.
— Il a voulu qu'on… enfin t'as compris. Mais moi j'étais pas d'accord ! Je ne le connaissais pas depuis assez longtemps !
Je ne suis pas surpris. Au fond de moi, je savais très bien que son ancien copain était invasif et pressé. Je ne lui avais jamais dit, je ne voulais pas la blesser. Mais aujourd'hui, je peux peut-être enfin m'exprimer librement…
— Vous étiez ensemble depuis trois ans, Anna.
— C'est bien ce que je dis, c'est trop court ! Et puis si une relation amoureuse doit forcément se résumer à ça, je n'en vois pas l'intérêt.
Je ne réponds rien. Mon manque de connaissances sur la question m'empêche d'avoir un raisonnement clair et adapté. Je ne peux pas renchérir, ni même l'encourager. Je ne connais rien. Je me rends compte actuellement que je suis sacrément en retard par rapport aux autres personnes de mon âge.
— Tu peux dormir ici si tu veux, me propose-t-elle, la voix tremblotante.
— J'avais prévu le coup.
Je désigne le sac à dos posé dans l'entrée.
— Tu n'en avais pas besoin, il a laissé la moitié de ses affaires.
Elle essaie de rigoler mais sans succès.
— Je le remercie mais j'ai ce qu'il faut.
Elle ouvre le canapé dépliable et fait apparaître un lit double. Elle s'allonge dedans, s'enroule dans sa couette et fixe le mur. Je fais de même avec le plaid du canapé. Nous nous tournons le dos. Drôle de manière de finir la soirée.
— Merci Matt, souffle-t-elle avant d'éteindre la lumière.
Je ne réponds pas, les yeux dans le vague. Pourquoi étais-je obligé de n'être qu'un ami à ses yeux ?
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