☆ Chapitre 9 ☆

*Estella*

  Perdue dans les vastes couvertures du lit de Blanche, autant que dans les méandres de mon esprit, je sentais presque inconsciemment les larmes qui coulaient sur mes joues. Après ces terribles révélations, c'était Blanche, ma seule amie, mon seul soutient, qui m'abandonnait. Je pouvais la comprendre, malheureusement. Elle aussi avait toutes les raisons d'être en colère, triste voire anéantie. Après tout, ma mère était morte depuis de longues années, alors que son meurtrier, le propre géniteur de Blanche, était toujours vivant, et n'accordait aucune importance à sa fille.

  J'aurais pu la détester pour le manque de considération dont elle faisait preuve à mon égard, mais c'eût été d'un pur égocentrisme. Elle allait continuer à vivre sous le même toit qu'un père qui ne ressentait qu'une totale indifférence pour sa fille, alors que j'avais moi-même toujours eu un père me témoignant un amour inconditionnel. Certes, ma mère était morte, mais, malgré notre pauvreté, j'avais toujours vécu heureuse grâce à lui. Il m'avait tout appris, des travaux domestiques jusqu'aux rudiments d'un savoir que les gens de basse conditions étaient bien peu à posséder: la lecture, l'écriture et les mathématiques, notamment. Il m'avait choyée, protégée, et surtout aimée de tout son cœur, malgré la perte douloureuse de sa femme adorée.

  Je fus soudain frappée par la pensée que j'allais devoir cohabiter avec le meurtrier de ma mère, le servir chaque jour, et, chaque jour, devoir réprimer ma haine profonde pour lui. Car je le haïssais. Ce que je prenais d'abord pour un simple malaise venait de ce transformer en une haine profonde à l'égard de cet homme fou, dont la possessivité l'avait conduit au meurtre, de ce père indigne, qui méprisait son propre enfant et ne se souciait que de sa petite personne. Oui, au point où j'en étais, je voulais simplement qu'il meurt. Une mort lente, et douloureuse, voilà ce qu'il méritait. Voilà un châtiment à la hauteur de ses crimes...

  Mais que pensais-je donc là? Je ne me reconnaissait plus. Jamais, auparavant, je n'étais allée jusqu'à souhaiter la mort et la douleur de quelqu'un. Qui était cet homme pour me pousser à ces pensées extrêmes?

  Rien, songeai-je. Il n'est rien. Un homme ayant commis de telles atrocités ne mérite même pas le nom d'Humain. Il ne mérite pas mes pensées.

  Et aussi vite qu'elle s'était installée, la haine disparut. Je ne ressentais plus qu'un profond mépris mêlé de pitié à l'égard de Frédéric Selanne. Un tel personnage devait mener une vie bien triste, dépourvue de toute trace d'amour ou de chaleur. Aussi froide que ses yeux noirs, au regard aussi tranchant qu'une lame d'acier.

  Comme après un long cauchemar, je repris pleinement conscience. Mes sanglots s'étaient apaisés, et seules quelques larmes éparses coulaient encore de mes yeux, trempant l'édredon de soie immaculée du lit de Blanche. Je me sentais à bout de forces, prête à m'endormir. Mais je m'y refusai, tout d'abord parce que si quelqu'un me trouvait dans cette chambre, plongée dans un profond sommeil, je risquais de gros ennuis, et ensuite car je redoutais les mauvais rêves qui ne manqueraient pas de troubler ma léthargie, et qui me laisseraient à coup sûr tremblante et en sueur, et dans l'incapacité certaine d'assurer mes tâches du soir. D'ailleurs... Quelle heure était-il?

  Après quelques minutes d'égarement, mon esprit pratique et efficace de demoiselle de compagnie avait repris le dessus. Je me relevai laborieusement, et tentai tant bien que mal de remettre de l'ordre dans ma robe et ma coiffure. Quand cela fut fait, j'arrangeai la courtepointe, et, prise d'un léger vertige, me laissai tomber sur un siège au coussin de soie rose pâle.

  C'est a ce moment là que j'entendis la porte s'ouvrir en grinçant.

*Blanche*

  Je pénétrai dans la pièce, à peine éclairée par la lueur, filtrée par mes rideaux, du pâle soleil d'automne qui déclinait déjà dans le ciel couvert. Je connaissais cette pièce comme ma poche, car il s'agissait de ma chambre depuis bien des années, mais étrangement, je me sentis mal à l'aise cette fois-ci, comme si je m'aventurais dans une salle dont l'accès m'était interdit.

  En apercevant le lit vide aux draps parfaitement tirés, je crus d'abord qu'Estella était partie. À cette idée, je ressentis une pointe de soulagement très vite supplantée par un sentiment de panique profonde.

  Puis je la vit, assise sur la chaise à côté du mur, silencieuse. Son regard vide fixait un point quelque part derrière moi. Elle ne pleurait plus, mais paraissait éreintée et mal en point.

  Soudain, paraissant se réveiller, elle secoua la tête et cligna plusieurs fois des yeux, comme si elle revenait d'un autre monde lointain. Son regard un peu perdu rencontra le mien, et je sentis un léger frisson me parcourir la peau. De la prise de conscience de mes sentiments à son égard résultait une certaine gêne, ainsi qu'une attention toute particulière.

  D'un air un peu timide, je la détaillai comme si je la voyais pour la première fois.

  Elle était un peu plus grande que lors de notre première rencontre, peut-être un peu mois maigre, aussi. Elle mangeais maintenant à sa faim, et semblait en meilleure santé. Outre ces quelques points, elle n'avait que très peu changé. Mêmes doux yeux gris perle au regard intelligent, mêmes cheveux châtains attachés en un chignon serré, même visage aux traits délicats, aux hautes pommettes roses, et au nez à la courbe énergique, même teint pâle, même taille fine, même poitrine étroite, mêmes hanches minces, même beauté timide, particulière, mais si charmante,... Seul ses yeux rougis et cernés et son air un peu hagard témoignaient des récents événements.

  Soudain, je fus prise d'une envie irrésistible de la prendre dans mes bras.

  Me contrôlant, je m'approchai d'un pas hésitant et je lui pris doucement la main. Lorsqu'elle me rendit cette étreinte, je me rendis compte que je retenais ma respiration. Je pris une grande inspiration avant de murmurer d'une voix à peine audible:

  ― Stella, je... Je suis désolée. Pardonne-moi...

  J'avais parlé si doucement que je crus d'abord qu'elle ne m'avait pas entendue, avant qu'elle me réponde:

  ― C'est moi qui devrais être désolée... Bien sûr que je te pardonne !

  Puis elle me serra dans ses bras. Rien qu'une courte étreinte amicale, pour sceller notre réconciliation, mais une étreinte tout de même. Mon cœur se mit à battre inexplicablement vite dans ma poitrine, et je m'efforçai de reprendre la conversation pour qu'Estella ne l'entende pas.

  ― Je suis sincèrement navrée, pour ta mère. Et je n'aurais pas dû m'emporter. C'était égoïste.

  ― Ne t'inquiète pas, je comprends. Désolée aussi pour ton père. Ça doit être dur à accepter.

  J'acquiesçai et passai un bras autour de ses épaules, tandis qu'elle faisait de même, chacune se raccrochant à l'autre comme à une bouée de sauvetage.

  Nous n'étions plus seules dans cette tempête.

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