☆ Chapitre 12 ☆

*Estella*

  Muette de stupeur, je fixai d'un œil absent la porte par laquelle Blanche venait de sortir. Mais qu'est-ce qu'il lui prenait?! Je revis la main de son père heurter sa joue dans un claquement violent, et la marque rouge qu'elle avait laissé sur la peau claire de mon amie, et je dus faire un effort surhumain pour ne pas me jeter sur Monsieur Selanne. Ou sur Maurice. Je m'aperçus soudain que j'étais immobile, la carafe de vin toujours à la main, et je m'empressai de finir mon service, avant de battre en retraite.

  Je dus continuer à m'aquitter du de cette tâche durant toute la soirée, et me retint à grand-peine de courir vers la chambre de Blanche pour m'enquérir de son état.

  Dès que, au bout de ce qui me parut des heures, Monsieur Selanne me congédia enfin, je m'empressai de rejoindre mon amie.

  Je la trouvai assise devant la fenêtre, la tête reposant sur sa main, contemplant le lointain. Lorsque, timidement, je m'approchai, je m'aperçus qu'elle pleurait en silence.

  Elle ne m'avait pas vue, et je songeai que je devrais peut-être la laisser seule. Mais alors que j'allais m'éclipser discrètement, la voix de Blanche résonna dans la pièce:

  ― Pourquoi est-ce aussi injuste ? Pourquoi serais-tu inférieure à ce gros porc, toi qui vaut mille fois plus que lui ? Pourquoi est-ce lui que je dois épouser ? Je connais ma chance, mais je ne puis m'empêcher de regretter d'être née dans un monde si... Tu comprends, Stella ? Mon rôle est et sera toujours d'être la possession d'un homme.

  J'aurais voulu démentir, mais je ne parvins pas à trouver les mots. Par bien des aspects, Blanche n'avait pas tort. À notre époque, le destin de toute femme était tracé dès sa naissance: grandir sous la tutelle d'un père, puis sous celle d'un mari, choisi pour sa fortune ou sa réputation. Cependant, j'avais l'étrange impression que celui de mon amie serait différent. Qu'elle était assez forte pour ça. Je me contentai donc de murmurer:

  ― Il en sera autrement, Blanche. Je te le promets.

  Et, bien que je n'aie aucune idée de comment tenir ma promesse, j'en étais convaincue.

  Blanche leva les yeux vers moi et parut s'apprêter à dire quelque chose, mais la porte s'ouvrit, et elle se ravisa.

  ― Blanche ? Tu vas bien ?

  C'était Édouard, le frère cadet de Maurice. Je l'avais remarqué, au dîner, et apprécié pour sa modestie, l'intelligence de ses paroles et la façon dont il me remerciait d'un gentil sourire à chaque fois que je le servais.

  Il s'avança dans la pièce, un air sincèrement inquiet sur le visage, qui s'éclaira un peu en me voyant.

  ― Ah, tu es entre de bonnes mains, je vois !

  Puis, s'adressant à moi:

  ― Tu es sa demoiselle de compagnie, je suppose ! Enchanté !

  Il m'adressa un salut, et je répondis, rougissante.

  ― Tout le plaisir est pour moi, Monsieur !

  ― Édouard, corrigea-t-il machinalement. Ne t'encombre pas de tous ces chichis avec moi, je ne supporte pas ça !

  Ce garçon n'était décidément pas comme les autres ! Blanche avait raison, il me paraissait déjà sympathique.

  Le jeune homme s'approcha de mon amie et tandis qu'il la questionnait sur son état, je l'observai à la dérobée.

  Il semblait avoir mon âge, et était plutôt bien bâti. Il avait un visage enjoué et lumineux, et il était indéniablement très beau.

  ― Je suis désolé de ne pas être intervenu, tout à l'heure, s'excusa-t-il. J'avais peur d'empirer les choses. Et tu as raison, le comportement de mon frère est inacceptable.

  Il se tourna vers moi.

  ― D'ailleurs, il a clairement tort. Tu es très belle !

Le rouge me monta aux joues. Je n'avais pas l'habitude que les garçons, et encore moins ceux comme Édouard, complimentent mon physique. La plupart du temps, c'était plutôt l'inverse, et j'avais fini par m'accommoder du fait que je ne serais jamais considérée comme une "jolie fille". Et voilà qu'un sublime jeune homme me qualifiait de "belle"! Ce n'était probablement que de la politesse, mais cela me toucha.

  Blanche remercia Édouard, et il quitta la pièce.

  Dès que la porte se fut refermée, Blanche me demanda:

  ― Alors, comment le trouves-tu ?

  Après une hésitation, je répondis:

  ― Il est très gentil, et très convenable.

  En réalité, j'en pensais bien plus.

☆☆☆

  Cela faisait maintenant deux semaines que les frères Arrial étaient arrivés dans la demeure des Selanne.

  Tout comme Blanche l'avait fait avant moi, je ne tardai pas à mesurer à quel point Maurice pouvait être perfide, cruel et sadique.

  Comme ce jour où, trouvant un plat trop salé, il avait demandé à voir la cuisinière chargée de l'assaisonnement et l'avait battue. Bien sûr, on avait étouffé l'affaire, mais les informations avaient tout de même réussi à parvenir jusqu'à mes oreilles, ainsi qu'à celles de Blanche.

  À l'inverse, son frère Édouard se montrait toujours gentil et prévenant, et, comme l'avait prédit Blanche, nous ne tardâmes pas à devenir amis. Il faisait preuve à mon égard d'une tendresse qui, je devais l'avouer, ne me laissais pas indifférente. De mon côté, je l'admirait pour sa grandeur d'âme, sa générosité et, même si je détestait le reconnaître, sa grande beauté.

  Ensemble, accompagnés de Blanche, nous discutions souvent, nous amusions à explorer les caves de la maison, ou même lisions simplement, dans un silence confortable, et gare à qui viendrait le troubler !

  J'étais au comble du bonheur. Jamais, en me proposant pour ce poste, je n'aurais songé que j'y prendrais autant de plaisir, et que je rencontrerais des gens aussi exceptionnels. Des amis. Pour la première fois de ma vie, j'avais des amis. Et... Peut-être même plus.

  En effet, je ne pouvais plus me trouver dans la même pièce qu'Édouard sans me sentir anormalement troublée. C'était comme de la gêne, mais en plus doux, en plus confortable. À chaque fois que mon regard croisait le sien, des frissons me parcouraient la peau, j'avais trop chaud, ou non, trop froid, et je ressentais un mélange de tendresse et de mélancolie pas si désagréable.

  Je savais pertinemment que cette histoire ne serait jamais possible. Tout d'abord, en raison de l'énorme différence sociale entre nous. Et puis... Comment un jeune homme comme Édouard, si beau, si riche, si parfait, pourrait jamais ne serait-ce qu'envisager quoi que ce soit avec moi, petite orpheline de mère, simple et quelconque demoiselle de compagnie ?
  Pourtant, je n'arrivais pas à me défaire de ce sentiment d'euphorie, cette impression de planer, d'aimer...

  Car oui, c'était de l'amour. J'en étais presque certaine.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top