☆ Chapitre 11 ☆

*Blanche*

  Ça y est. C'est le grand jour. Le jour de l'arrivée des frères Arrial. Le jour que je redoutais.

  En réalité, c'est le fait de revoir Maurice que je redoute, pas ce jour en particulier, mais enfin...

  En fait, je ne le redoute pas tant que ça, c'est plutôt que je n'ai simplement aucune envie de voir ce garçon. Mon promis...

  Je soupirai. Depuis ce matin, toute la maison était en effervescence. On aurait dit une ruche, bourdonnante d'activité. Tous les domestiques allaient et venaient, chacun sachant quoi faire et accomplissant aussi méticuleusement que précipitamment ses tâches. Dans les couloirs, d'ordinaire si silencieux, résonnaient les ordres donnés par les supérieurs, et les réponses précipitées des domestiques plus modestes.

  ― ARMANDE!!! PRENEZ CES COUVERTURES! ELLES DOIVENT IMPÉRATIVEMENT SE TROUVER DANS LA CHAMBRE DE MONSIEUR ÉDOUARD D'ICI DEUX MINUTES!!!

  ― Bien Mademoiselle Rosemont.

  ― ET MARCELLINE, UN PEU DE TENUE, ENFIN! NE VOYEZ-VOUS PAS QUE VOTRE CHEMISIER DÉPASSE DE VOTRE JUPE?!

  ― Excusez-moi, Mademoiselle.

  ― ET VOUS, LÀ BAS!...

  Toute cette agitation me donnait mal à la tête... D'autant plus que je devais être l'une des seules personnes qui ne se réjouissait pas de l'arrivée imminente de nos invités. Même les domestiques avaient hâte de voir à quoi ressemblaient les héritiers de l'illustre lignée des Arrial. Je ne les avais jamais vu aussi excités.

  Je venais de décider de monter me reposer dans ma chambre, quand je vis arriver Stella, un plumeau dans la main, en nage.

  ― Ah, Blanche! m'interpella-t-elle. Je te cherchais. Sais-tu où je peux trouver Mademoiselle Rosemont?

  ― Il me semble l'avoir entendu hurler contre de pauvres filles, par là-bas, fis-je, mi-amusée, mi-exaspérée.
  J'en avais plus qu'assez de tous ces préparatifs.

  ― Merci!

  ― Mhmm...

  J'allais reprendre mon trajet jusqu'à ma chambre lorsque j'entendis l'un des domestiques hurler de toutes ses forces:

  ― ILS SONT LÀ!!! ILS ARRIVENT!!!

  S'ensuivit une grande bousculade, chacun voulant voir de ses yeux les nouveaux arrivants, et même cette délicieuse Mademoiselle Rosemont ne parvint pas à ramener un minimum de calme et de discipline.

  Alors que je parvins enfin à atteindre l'escalier, entre-apercevant la porte d'entrée par la même occasion, je descendis furtivement, me frayant un passage parmi la foule. Et c'est là que je le vis. Je tentai de me fondre derrière une jeune fille, probablement une cuisinière étant donné l'état de ses mains, mais c'était peine perdue. Je savais qu'il m'avait vue. Alors, de la manière la plus digne que je pus, je m'avançai vers les deux jeunes hommes qui se tenaient dans le hall.

  Au milieu de l'entrée, à l'avant, se trouvait Maurice, en sa qualité d'aîné. Il n'avait pas changé, depuis la dernière fois. De haute stature - il faisait bien une tête de plus que moi - il portait un splendide costume bleu roi, agrémenté de boutons dorés, et, sur son cœur - si tant est qu'il en avait un - brillait le blason de sa famille - un oiseau en plein vol, un choucas aux yeux rouge sang, sur fond bleu nuit. Son visage était dur, et semblait taillé dans le roc. Mâchoire carrée, yeux enfoncés dans leurs orbites, front proéminent,... Il n'était pas vraiment beau, mais je devais reconnaître qu'il ne manquait pas de charisme. Il exerçait toujours une inexplicable attraction sur la plupart des gens. Ce que je haïssais le plus dans son physique était ses yeux. Des yeux gris, perçants, vides, à moitié dissimulés par une mèche de ses cheveux châtain. Mais ce gris n'était pas un doux gris clair, comme dans ceux de Stella. Non, c'était un gris sombre, un gris pareil au métal, tranchant, comme la lame d'une épée. Les yeux de Maurice de brillaient pas. Ils n'avaient pas cette lueur qui animait de vie un regard, comme une porte ouverte sur l'esprit de la personne. Et s'il n'était pas si ostensiblement vivant, j'aurais cru qu'il s'agissait d'un cadavre.

  Derrière lui venait Édouard, son cadet de deux ans. Il était un peu plus petit que son frère, et ne lui ressemblait guère, malgré leurs vêtements très semblables. Édouard semblait gauche dans son costume. Il se tenait bien moins droit que Maurice et paraissait gêné d'être l'objet de tant d'attention. Les traits de son visage étaient plus fins, plus doux, plus humains. Une crinière de cheveux blond indomptables lui tombait sur les épaules, ses yeux noisette brillaient d'un éclat rieur et sa bouche se tordait en un éternel sourire en coin. S'il ne dégageait pas la même prestance que son aîné, il savait, lui, mettre les gens à l'aise grâce à son caractère doux et facile, et sa beauté lui valait une grande réputation auprès de la plupart des filles.

  Je détachai les yeux des nouveaux arrivants en entendant des pas derrière moi.

  ― Bienvenue, chers amis, dans notre humble demeure, les salua mon père, qui n'avait apparemment pas très bien saisi le sens du mot "humble".

  ― Monsieur Selanne, c'est toujours un plaisir de vous voir, ainsi que ma chère promise! grinça Maurice, d'un ton méprisant qui soutenait le contraire.

  ― Laissez-moi vous accompagner au fumoir, vous prendrez bien un whisky!

  ― Avec grand plaisir...

  Je me désintéressai de leur sirupeux échange de politesse, et me retirai. Moins de temps je passerais en leur compagnie - en particulier celle de Maurice et de mon père - mieux je me porterais.

  Le repas était délicieux, comme toujours, et pourtant la nourriture paraissait avoir un goût amer, dans ma bouche. Assise en face de Maurice, j'étais forcée de subir ses commentaires désobligeants et dégradants.

  J'adressai un coup d'œil désespéré à Stella, qui venait justement nous servir. Elle me répondit par un regard désolé et d'approcha de Maurice pour lui verser un peu de vin, et c'est de là que tout partit.

  ― Vous devriez choisir des filles mieux faites. Voyez celle-ci; sa posture est trop courbée, et ses cheveux bien ternes. Elle devrait être expulsée sur le champ. Jamais nous n'aurions engagé une domestique pareille... commença mon cher promis.

  Je vis rouge. Personne ne pouvait parler ainsi d'Estella, personne. Et en tout cas pas Lui.

  ― Maurice, si les domestiques ne sont pas assez bien pour vous, faites-nous plaisir et prenez la porte!

  J'avais dis ça d'un ton très calme, comme si ce n'était rien, comme si je ne bouillonnais pas de l'intérieur, comme si je ne venais pas de transgresser deux règles fondamentales d'un de leurs dîners grandioses - à savoir, parler alors que l'on ne m'y avait pas invitée, et tenir des propos qu'ils appelaient "déplacés". C'est les paroles de Maurice qui devraient être jugées "déplacées", pas les miennes. Mais apparemment, il est normal de parler des femmes comme d'objets, de les juger pareillement en fonction de leur physique. Parfois, je déteste le monde dans lequel je vis, cet univers régi par des règles injustes et cruelles.

  La baffe partit si vite que je ne la vis pas venir. Mon père m'avait déjà frappée, mais jamais aussi fort. Les larmes me montèrent aux yeux et je les retins tant bien que mal. Sans mot dire, je me levai et, fière, le menton relevé en signe de dédain, je quittai la salle à manger.

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