Chapitre 5: Retour aux sources
Elena
L'aéroport de CDG est bondé. Après un rapide vol, je constate que la frénésie de Noël envahit le plus grand aéroport de France. J'aperçois mon père à travers les portes vitrées du terminal des arrivées. Il ne m'a pas encore vue alors j'en profite pour le détailler. Des mois que je ne l'ai aperçu qu'en FaceTime. Son mètre quatre-vingt-dix lui donne la possibilité de dépasser tout le monde d'au moins une tête. Son teint hâlé, ses yeux clairs, sa barbe courte parfaitement taillée et ses cheveux grisonnant sur les tempes lui confèrent un air de quinqua des plus séduisants, surtout habillé d'un costume bespoke bleu marine mettant en valeur son corps entretenu. Plusieurs regards féminins s'attardent, essayant d'attirer son attention, mais aucune n'a le privilège de retenir son égard. Il dénote presque, au milieu de la foule amassée, des décorations de Noël et du pianiste sur une estrade qui joue un air classique. Mon père a horreur de la foule. Il fait l'effort de la côtoyer pour Olivia quand ils se rendent à un concert, ou avec moi quand il m'emmenait faire les boutiques en période de Noël afin de profiter des vitrines décorées.
Je me dirige vers le tapis afin de récupérer l'unique valise en ma possession, puis quand cela est fait, je marche en direction de Romain qui relève la tête pile au moment où je me plante devant lui. Maladroitement, nous nous saluons en nous prenant dans les bras, comme si l'on avait oublié comment faire.
— Bonjour, Elena.
— Salut, papa.
Ses yeux fouillent les miens, peut-être cherche-t-il des pupilles dilatées, ou des iris explosés par des nuits sans sommeil...
— Je n'ai pas replongé, si c'est ça que tu vérifies...
Mon père se passe une main dans les cheveux, habitude qu'il a quand il est nerveux.
— Lucie ne l'aurait pas accepté et elle t'en aurait informé si cela avait été le cas.
— Pardon, ma chérie... Je suis maladroit.
À cet instant, je réalise toute l'anxiété que mon père a subie à cause de mes conneries.
— Non, non, c'est bon. C'est normal après tout.
D'autorité, il s'empare de ma valise, puis nous nous dirigeons vers le parking aérien, et évidemment, en passant les portes coulissantes, un air de déjà-vu commence à grignoter mon esprit. Je regarde à droite, à gauche, m'attendant à le découvrir parmi la foule de voyageurs, attendant que quelqu'un le récupère. Je le chasse d'un mouvement de tête, enfile mon bonnet, referme ma doudoune, parce que l'on se caille à Paris en plein mois de décembre, et me dépêche de suivre mon père.
Ce n'est qu'une fois installée dans la berline allemande que je me détends et relâche la pression. Les sièges chauffants y sont pour beaucoup, mais aussi la certitude que Tyron n'est pas planqué sur la banquette arrière.
— J'ai réservé chez Tantine.
— C'est parfait, leurs lasagnes me manquent de fou, l'encouragé-je en le sentant embarrassé d'avoir choisi le restaurant italien familial où nous allions quand maman était encore de ce monde et où nous fêtions tous nos anniversaires. Mon père secoue la tête en me jetant un coup d'œil.
— Cela a toujours été ton plat préféré... Je me souviens qu'Adèle en préparait des tonnes qu'elle mettait au congélateur pour que tu puisses en manger durant ses absences.
Nouveau coup au cœur. Plus tranchant et plus vif. Enfin, ce qu'il en reste après le passage du cyclone américain Tyron.
— Décidément, je commence tout à l'envers, s'émeut papa. Après t'avoir inspectée comme si tu sortais de cure de désintoxication, je partage des souvenirs de...
— Heureux, les souvenirs, papa. Alors ça ne compte pas. Et puis cela me fait du bien de penser à autre chose.
Mon père ébauche un sourire timide en hochant le menton.
Paris n'ayant pas changé, avec ses éternels embouteillages, nous n'avons pas pu arriver à l'heure au restaurant, mais mon père étant un habitué, une table lui est toujours réservée. Il a quand même passé un coup de téléphone de la voiture pour en informer Pia, la patronne.
Le reste du trajet, je le passe à regarder le paysage. Les rues en cette veille de fête sont animées. Les décorations lumineuses suspendues font scintiller les trottoirs mouillés après l'averse qui vient de se déverser sur la ville. Les vitrines des boutiques rivalisent d'originalité dans ce quartier du Triangle d'Or proche des Champs-Élysées. Je suis redevenue cette enfant aux yeux émerveillés par tant de féerie... au moins il ne m'aura pas tout enlevé. Mais la réalité me rattrape bien vite au moment où la voiture s'immobilise le long de la chaussée et que mon ventre se noue, quand un couple de mon âge se tenant par la main passe proche de ma portière. La fille rit et rougit de ce que vient de lui murmurer son mec à l'oreille.
Nos regards se croisent une fraction de seconde et mon cœur fait un salto.
Non, non, ce n'est pas lui.
Non, non, ce ne sont pas ses iris noisette semblables à une œuvre d'art tant leurs couleurs varient en fonction des éléments.
Non, non, ce n'est pas le même sourire provoquant quand il me parlait de tout un tas de choses qu'il aurait aimé me faire.
— Elena ? Tout va bien ?
Je me tourne en direction de mon père qui patiente, sa portière ouverte, prêt à descendre.
— Oui, excuse-moi.
Il fronce les sourcils, n'est pas dupe, mais se contente de sortir et de venir ouvrir ma portière.
La petite trattoria est toujours bondée, et toujours aussi accueillante. Pia nous accueille avec sa bonne humeur légendaire, elle me serre dans ses bras, me donne un baiser bruyant sur les deux joues et m'examine comme si elle aussi cherchait un truc qui cloche.
— Tu as maigri, et tu n'as pas bonne mine, *mia bella*. Celui qui t'a enlevé ton sourire mérite un coup de mon rouleau à pâtisserie sur ses *palle*.
Je ris de bon cœur pour la première fois depuis des jours.
— Je suis contente de te voir. Romain me donne des nouvelles régulièrement, dit-elle en se tournant vers mon père afin de le saluer. Allez, venez, votre table est prête. Il faut remplumer tout ça.
Bien sûr, elle a ajouté cette dernière phrase en désignant ma silhouette. Pia nous conduit directement au fond du petit restaurant, et nous informe qu'elle revient avec l'ardoise où est indiqué le menu.
— Oublie la carte Pia, ce sera des lasagnes pour la jeune femme et tes spaghettis alle vongole, ainsi que deux verres de ton meilleur Chianti.
La restauratrice hoche la tête et nous laisse seuls. Le silence s'étire. Ni mon père ni moi n'osons prendre la parole. On tâtonne encore une fois.
— Je suis heureux que tu sois là, Elena.
Je relève mon regard vers lui.
— Moi aussi, papa. Paris m'a manqué plus que ce que je croyais.
— Tu sais que tu es toujours la bienvenue... pour n'importe quelle raison... ou pas, d'ailleurs.
Je retiens une larme à la frontière de mes cils. Mais c'est peine perdue quand je sens la main chaude de mon père envelopper la mienne.
— Tu veux en discuter ?
Mes yeux fuient les siens, se perdent dans l'agitation de la rue. De son autre main, il essuie cette foutue larme qui a finalement coulé le long de ma pommette.
Suis-je assez solide mentalement pour tout avouer à mon père dans un restaurant bondé de monde ?
Que va-t-il penser de sa fille qui s'est de nouveau faite avoir par un mec ?
— Il n'y a rien à avouer de plus. Je n'ai pas la bonne étoile pour vivre de belles histoires d'amour...
— N'importe quoi, ma chérie. Je ne vais rien t'apprendre en affirmant que le ciel ne décide pas de notre propension à être aimé ou pas. Eliott est un abruti, et encore je pèse mes mots. Il ne te méritait pas. Tyron, c'est ça ?
J'acquiesce du menton.
— Je ne connais pas votre histoire... ni la sienne, à part le peu de ce que m'a raconté Camille sur sa vie et son divorce, maintenant si tu veux m'en apprendre plus, je suis à ton écoute...
Il met sa pudeur de côté pour moi. Chacun de nous a retenu les leçons de mon précédent naufrage
.
Mon père est interrompu par l'arrivée express de nos plats. Rien que l'odeur alléchante des lasagnes faites maison ouvre mon appétit, pourtant en berne depuis des jours. Nous remercions la serveuse puis sans attendre, attaquons nos plats, ce qui me donne le temps nécessaire de répondre.
La première bouchée est un orgasme pour mes papilles, la deuxième me réconforte et la troisième me donne le courage de vider mon sac. Mon père m'écoute attentivement, je lui retrace les grandes lignes de notre rencontre et la bande d'amis qui m'a adoptée. Il fronce les sourcils à la mention du deal, mais s'abstient de commenter, puis la partie la plus délicate arrive. Une gorgée de vin italien et je repars. J'essaye de rester objective en parlant de Tyron, pas facile, tellement mon ressentiment est encore à vif.
— Pourquoi as-tu refusé de l'écouter ? Peut-être que ce jeune homme a une explication à te donner.
Si je n'étais pas assise, mes jambes me lâcheraient.
— Tu as compris ce que je t'ai raconté ? Il m'a caché qu'il est...
— Non, ça j'ai compris, mais les termes de votre deal ne sont pas clairs... Tu as accepté de partager ton amour avec lui en sachant qu'il te dissimulait des choses de son passé... alors pourquoi as-tu refusé de lui donner une chance de tout raconter ? Tu sais ma chérie, quand un patient vient me voir et que ses résultats ne sont pas bons, mais qu'il souhaite quand même se soustraire à l'opération, mon devoir est de le convaincre de se soigner... Mon serment m'y oblige... et je considère que c'est pareil dans la vie. Vous avez pris le risque en tout état de cause...
— Je comprends ton argument, le coupé-je, mais là on parle d'une famille, papa, pas d'un patient égoïste.
Je commence à m'énerver et le ton monte.
Il me fait baisser d'un ton d'un signe de la main.
— Je suis la méchante qui détruit, celle qui corrompt le mari et le père de famille. Celle qui prive un enfant de son papa.
Mon dieu qu'ils font mal ces mots.
— Je me retrouve à la place de cette fille qui a chopé mon connard d'ex.
Mon père ne relève pas mon vocabulaire.
— Tu te trompes, Elena. Eliott a sciemment profité de toi, il a joué sur deux tableaux; dans ton histoire, c'est Tyron qui est fautif, pas toi, je t'interdis de penser une chose pareille. Et puis Tyron vit à Bordeaux ? Non ? Et tu m'as expliqué qu'il faisait souvent des allers-retours ici ? Peut-être qu'il est séparé de la mère ? Tu ne trouves pas ça étrange que la maman de Tyron ne m'ait rien dit en vous sachant proches ?
Bonne question à laquelle je me fous de la réponse. Peut-être a-t-il raison, mais dans les deux cas je me sens coupable et trahie. Ça fait beaucoup pour une seule personne.
— Tu te rends compte qu'il a remplacé le nom de sa femme par "maman" dans son répertoire ?
Mon père se pince les lèvres.
— Chérie, il doit y avoir une explication.
— Écoute, papa, j'aimerais profiter de mon séjour à la maison pour oublier toute cette histoire, ou du moins essayer. Ne t'inquiète pas pour moi...
— Tu es ma fille, Elena, on s'inquiète toujours pour ses enfants quand on est des parents responsables.
— Ce que je veux que tu comprennes, c'est que je ne retomberai pas dans mes travers.
Seulement en cauchemars, me retiens-je de lui préciser.
— Je suis plus forte qu'avant mon départ.
— Et plus adulte aussi.
Je souris.
— Aussi. Bon, on termine de manger et on rentre ? Je suis impatiente de découvrir ce que nous a préparé Olivia et puis il me tarde de la revoir.
Un sourire vient illuminer le visage de mon père.
— Il lui tarde aussi de te revoir.
— Une cuillère de plus et mon ventre va exploser, dis-je tout en m'adossant à ma chaise. Mais je ne suis pas contre une panna cotta au citron.
Dessert incontournable du restaurant. Pia importe ses citrons directement du domaine appartenant à sa famille en Toscane.
Plus tard, le ventre plein, le moral un peu plus joyeux, nous quittons la trattoria de Pia en lui promettant de revenir avant mon départ pour Bordeaux.
Un Bordeaux que je souhaite oublier pour le moment.
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