Chapitre 3: Faire Semblant
Elena
Sur le chemin du retour, je traîne des pieds. Même si j'ai réagi comme il le fallait, Émilie était mon seul contact humain en dehors de la maison. Ce que j'ai découvert aujourd'hui me laisse penser qu'on porte les mêmes blessures. Elle me fait penser à moi, lorsque j'étais à Paris et sous l'influence des drogues. Peut-être que j'ai été trop dure ? Trop vindicative ? Et en même temps, aurait-il été sain et bon pour mon évolution de fréquenter une fille qui n'a pas encore parcouru le chemin que j'ai dû faire pour m'en sortir ? J'aurais pu l'aider, lui donner des conseils, la tirer vers la lumière, mais je crains de n'être pas assez forte à l'heure actuelle et d'empirer les choses. Je dois penser à moi. À mon cœur brisé. C'est paradoxal car si je m'en suis aussi vite remise, c'est grâce à celui qui m'a anéantie.
La pluie a fini par s'abattre sur Bordeaux. Je choisis de ne pas lutter, de ne pas mettre ma capuche, comme si je cherchais à la laisser me laver de mon mal-être. J'ai l'impression que ça marche, parce que finalement, être trempée comme une soupe et s'en foutre, ça a quelque chose de grisant. Si je n'avais pas peur de passer pour une folle aux yeux des quelques passants, je danserais en fredonnant *Singing in the Rain*. C'est dire à quel point cette douche naturelle m'apaise. L'ennui, c'est qu'une fois que les symptômes désagréables s'allègent, il ne me reste qu'une pensée pour Tyron : il me manque.
— Bordel, non, Elena. Non, me dis-je en accélérant le pas.
Alors c'est ça l'amour ? Soit je souffre et le déteste, soit je l'aime encore et il me manque ? Il ne peut pas juste disparaître de mon esprit ?
Alors que la mienne est emportée par la pluie torrentielle, son odeur à lui vient envahir mes narines avec une clarté déconcertante. Au détour d'un croisement, je me retourne subitement, le souffle court, presque certaine qu'il est là, près de moi à m'observer. Après Fred Astaire, me voilà en train de fabuler sur Tyron en Patrick Swayze dans *Ghost*. Mis à part une voiture qui passe, créant des vagues d'eau sur le bitume, la rue est déserte, plongée dans une pénombre trop épaisse pour une fin d'après-midi.
Soulagée ou déçue ? C'est une question à laquelle je suis incapable de répondre. Aussi, je ne sais même pas si je pleure, mon visage étant envahi par une cascade d'eau qui ne faiblit pas.
Je veux rentrer à la maison. Voilà une pensée limpide et une certitude sans appel.
Je me remets en chemin sous l'orage, accélérant le pas pour aller me mettre au chaud, appâtée par l'idée d'enfiler un bon pyjama.
En arrivant dans ma rue, je trottine. Je suis bonne à essorer et frigorifiée. Manque plus que je chope la crève.
— Attends, Elena !
Quelqu'un surgit de nulle part juste devant moi, à quelques mètres de mon immeuble. Ça me surprend tellement que je pousse un cri. C'est Émilie.
— Putain, Émilie ! Tu m'as fait flipper ! Refais jamais ça !
Essoufflées toutes les deux, nous nous défions du regard, à la différence que le sien est apeuré. Je revois Tyron, essayer de me retenir avec le même regard, juste ici, à l'exact endroit.
— Excuse-moi, Elena, j'voulais pas te faire peur.
Elle grelotte si fort que je peine à savoir si c'est la conséquence de la météo ou d'un état de manque. Je connais les dégâts de la drogue et sa façon de se gratter les bras m'indique qu'elle ne prend pas juste de la C. Comment ça se fait que je n'ai pas remarqué ça plus tôt ? Émilie me fait penser à Hell, dans le célèbre roman de Lolita Pille. Belle, vulgaire, riche, droguée, usée.
— Tu m'as suivie ?
— Euh, ouais. Après ton départ, je me suis rendue compte que j'avais merdé.
Sous une pluie diluvienne qui nous accable toutes les deux, nous restons immobiles. Perplexe, je remonte la lanière de mon sac sur mon épaule et fronce les sourcils.
— Écoute, je suis désolée, je n'aurais pas dû t'inciter à prendre de la drogue, c'était maladroit. C'est juste que...
Je sais que je ne lui facilite pas la tâche, mais je ne dis rien. Rien ne lui indique que je suis sensible à ses excuses.
— Je n'ai aucune amie.
Mon visage se défroisse. Elle a dit ça avec une telle vulnérabilité... Moi non plus, je n'ai aucune amie. Non, nuance, tu as des amies que tu t'efforces de repousser.
— Tu m'impressionnes beaucoup, alors j'ai voulu t'impressionner. J'ai été maladroite, poursuit-elle en fuyant mon regard.
Moi, je l'impressionne ? J'ai l'air d'un vrai déchet depuis des jours.
— Émilie, en ce moment rien ne va dans ma vie. J'essaie pourtant de m'en sortir, de ne pas flancher complètement. Me proposer de fuir la situation de cette façon, c'est...
— Je sais, c'était débile. J'ai cru que ça t'aiderait.
Un coup de tonnerre éclate au-dessus de nos têtes, nous faisant sursauter. Il est vraiment temps de rentrer.
— OK, je comprends. Je ne t'en veux pas.
Ses mains tremblantes viennent déloger les mèches de cheveux qui se collent à ses joues trempées. Son liner a complètement coulé, lui donnant un air de débauche encore plus prononcé qu'à l'ordinaire.
— C'est vrai ? Alors on peut continuer à se voir ?
J'en ai envie, mais je ne sais pas si c'est une bonne idée en ce moment. La réponse à la question que je me pose depuis des jours s'impose à moi de façon irrémédiable :
— Tu sais, après-demain, c'est les vacances de Noël et je me rends à Paris...
— Tu vas à Paris ? me coupe-t-elle, comme si prononcer le nom de la capitale la réveillait d'un sommeil profond.
Forcément, Paris est la capitale du shopping, et c'est une fashionista.
— Oui, samedi à la première heure. Je vais y passer les fêtes.
Je lui souris timidement. Geste qu'elle imite avec tant de perfection que j'ai l'impression d'être face à un miroir. Je ne sais pas à quoi elle pense, elle est indéchiffrable.
— Cool, finit-elle par dire d'une voix légère.
Cette courte réponse, prononcée comme un hoquet, me laisse penser que ce "cool" englobe un flot d'opinions non révélées. Je ne m'attarde pas sur ce détail.
— Alors, on se verra peut-être à mon retour ? Demain je ne pourrai pas aller au miroir d'eau, je dois préparer mon sac.
C'est Lucie qui va être contente d'apprendre ça. Je tapote gentiment l'épaule d'Émilie et commence à la contourner pour rentrer.
— Attends !
Je m'arrête pour la regarder.
— Oui ?
— C'est un peu gênant, mais je me suis rendu compte que je n'avais pas mes clés et ma coloc est partie pour la soirée.
— Tu es à la rue ?
— Bah ouais, ricane-t-elle en se tapant le front. C'est con, hein ?
— Mais, elle va te laisser comme ça ? Elle ne fait pas demi-tour pour te faire entrer chez vous ?
— Je n'arrive pas à la joindre et mon portable a fini par s'éteindre. Je ne connais pas son numéro par cœur. Tu sais ce que c'est, l'enregistrement automatique et tout et tout, c'est pas bon pour la mémoire.
Je me retiens in extremis de lui faire la morale en lui expliquant que ce qu'elle s'injecte dans le sang est plus nocif pour la mémoire qu'un numéro enregistré dans un portable. Je me retrouve dans l'embarras. J'avais vraiment envie de rentrer me mettre à l'aise et d'être seule, mais je ne la laisserai pas livrée à elle-même avec ce temps. Si c'était moi, j'aurais aimé qu'on ne me laisse pas tomber.
— Tu veux entrer jusqu'à son retour ?
— Vraiment ? Ça ne te dérange pas ?
Comme si j'avais le choix ! Heureusement que je l'aime bien, en dépit de la difficulté de se fréquenter tant que je ne serai pas remise de mon drame. J'ai pourtant envie de donner un semblant de chaleur et d'hospitalité à cette
fille. Elle traîne des casseroles dont les couvercles semblent scellés depuis trop longtemps.
— Mais non, viens. Tu ne vas pas rester toute seule sous la pluie avec ce froid.
Elle me remercie silencieusement avant de me suivre jusqu'à l'immeuble, puis se confond en excuses à voix haute cette fois. Dans les escaliers, j'ose une petite blague pour la mettre à l'aise.
— Peut-être qu'on pourrait se faire une gaufre. Une vraie cette fois.
— Oh je suis trop nulle, rigole-t-elle en se cachant le visage.
L'atmosphère est à nouveau détendue. À l'intérieur, elle n'émet aucune remarque sur le duplex de Lucie, mais ses yeux sont partout et nulle part à la fois. C'est comme si elle était en état de choc ou en délire euphorique. Je l'invite à s'asseoir sur l'un des tabourets de la cuisine, et ce afin d'éviter de tremper les canapés et les tapis de Lucie. Sans lui demander son avis, je lui fais une camomille et lui sers des biscuits. Je sais que c'est le meilleur remède durant la redescente.
— Émilie, je peux te laisser une seconde ? J'aimerais vraiment prendre une douche et me changer.
— Oh ouais, pas de soucis, vas-y, me répond-elle distraitement en regardant par la porte-fenêtre la terrasse.
— Tu pourras en prendre une aussi si tu veux. Je te prêterai des vêtements le temps que tes fringues sèchent.
J'ai récupéré son attention.
— Vraiment ? T'es adorable, meuf. Tu le sais au moins ?
Elle parvient à me tirer un vrai sourire, puis elle retourne à sa tisane et son en-cas, les jambes agitées sous la table.
Lorsque nous sommes toutes les deux au sec et dans des tenues confortables, je l'invite à se poser dans le canapé, allume la télé et lui tends le menu de la pizzeria. C'est à ce moment précis que ma tante franchit le pas de la porte en déblatérant un tas de trucs sur sa journée. Du moins jusqu'à ce qu'elle remarque la présence d'Émilie.
— Oh. Bonsoir ?
Son regard va d'Émilie à moi à plusieurs reprises.
— Salut, Lulu. Je te présente Émilie, tu sais, la fille que je vois au miroir d'eau. Émilie, voici ma tante Lucie.
Émilie se lève, et à ma grande surprise, prend Lucie dans ses bras. Ma tante, complètement prise au dépourvu, garde ses bras ballants en m'interrogeant du regard.
— Euh... Je suis moi aussi enchantée de te connaître, Émilie.
— Installez-vous, mettez-vous à l'aise, on va commander des pizzas, répond cette dernière, nous faisant halluciner.
Je me retiens de rire face au choc de ma tante. La voici reléguée au statut d'invitée dans sa propre maison.
— Encore heureux que je puisse m'installer chez moi, dans mon canapé, et vous acheter des pizzas, lâche-t-elle avec un petit rire circonspect.
Quand Émilie revient près de moi, Lucie profite de son dos tourné pour prononcer un "what the fuck" muet. Je secoue la tête pour lui dire de ne pas surenchérir. Émilie est une fille perturbée et maladroite. C'est plutôt marrant des fois, comme maintenant.
— Lulu, tu veux manger quoi ?
— Une Margherita, avec une poignée de roquette dessus, s'il te plaît, déclare-t-elle en se déchaussant.
— C'est des Prada ? l'interroge Émilie.
— C'est exact.
— J'avais les mêmes l'an dernier.
Lucie fronce les sourcils en posant ses poings sur ses hanches. Un sourire circonspect étire ses lèvres.
— Vraiment ?
— Oui. Elles sont pas données, mais il suffit de trouver un bon pigeon.
Je relève la tête de la carte, les yeux ronds comme des billes.
— Mon mec est généreux et se démerde bien pour trouver du fric, surenchérit-elle en picorant les cacahuètes que j'ai posées sur la table basse.
Lucie ne sait plus quoi dire. Quant à moi, je réagis au quart de tour.
— Tu as un mec ? Je croyais que... enfin, tu m'as parlé de ton envie d'être avec... Daniel.
— J'aurais aimé des spaghettis, mais on va manger de la pizza. Parfois faut se contenter de ce qu'on a. Tu saisis la métaphore ?
C'est plus fort que moi, je me mets à rire nerveusement. Cette fille est complètement perchée et sans gêne. Lucie, elle, relève les sourcils, met sa bouche en cul de poule et fait un demi-tour trop lent pour être naturel. De mon côté, je replonge dans la carte. Pendant tout ce temps, Émilie continue à trier les arachides dans sa main, perdue dans leur contemplation.
— Elena, tu peux monter avec moi une seconde ? J'ai besoin que tu m'aides à plier un drap.
Je me mords la langue, évitant la gaffe. Ma tante fait appel à une société de service qui vient trois fois par semaine faire le ménage, et le repassage. Je me lève sans rechigner et donne le menu à Émilie, qui est absorbée par le programme TV.
Une fois à l'étage, Lucie me tire par le bras jusqu'à la salle de bain et referme la porte derrière nous.
— Non, mais c'est quoi cette fille, chuchote-t-elle en soufflant.
— Je sais, je sais, elle est bizarre, mais c'est la seule à m'avoir comprise, à part toi.
— Linou, c'est juste pas possible. C'est une croqueuse de diamants et en plus, elle se plaint de ce qu'on va lui offrir à manger.
— Elle est très maladroite.
— Pourquoi tu l'as invitée ? Tu la connais à peine.
— Écoute, elle a oublié ses clés et elle n'arrive pas à joindre sa coloc qui est partie je ne sais où. Tu as vu le temps dehors ? Je ne pouvais pas la laisser seule.
Nous chuchotons, mais Émilie ne peut pas nous entendre, car Lucie m'a traînée jusqu'en haut, dans sa partie nuit.
— Elle va dormir ici ?
— Non ! Enfin, je ne sais pas. Apparemment, son portable est HS et elle ne connaît pas par cœur le numéro de sa colocataire.
— Mais enfin, Elena... Je lui ai parlé cinq minutes et elle m'a déjà fait mauvaise impression.
— Rohhh, Lulu. S'il te plaît, je te demande de prendre sur toi. Et si c'était moi qui étais à la rue ?
— Tu me saoules, répond-elle en découvrant que la réponse aurait été sans équivoque et qu'elle ne peut pas la mettre dehors.
— Moi aussi je t'aime.
Lucie soupire puis me met une fessée affectueuse.
— Fiche le camp, avant qu'elle ne me vole mes Prada.
De nouveau en bas, je rejoins Émilie sur le canapé.
— Tout va bien ?
— Oui, oui, ça va, t'inquiète. Lucie est très maniaque avec le linge. Tu as choisi ta pizza ?
Émilie s'enfonce dans le canapé et me tend le menu.
— Je vais prendre celle au pesto, s'il te plaît.
Pendant que j'appelle la pizzeria, Émilie s'attache les cheveux et se couvre du plaid. Lucie ne tarde pas à nous rejoindre, vêtue d'un bas de survet et d'un t-shirt.
— J'ai relancé le sèche-linge pour dix minutes Émilie, tes vêtements sont presque secs.
La commande passée, je raccroche.
— Trop cool, merci !
— Alors, dis-moi, Émilie, qu'est-ce que tu fais dans la vie ?
Et c'est parti ! Elle va la cuisiner. L'avocate est de sortie.
— Je commence des études de théâtre. Mon rêve est d'être actrice.
— Je peux affirmer que tu as des prédispositions. Tu es très expressive.
Je lance un regard d'avertissement à Lucie qui n'en a que faire. Quant à Émilie, elle esquive.
— Avant ça, j'ai été obligée de bosser car je suis brouillée avec mes parents. Ils n'acceptent pas mon train de vie.
Lucie me jette un œil.
— Tu veux dire, qu'ils n'acceptent pas que tu gagnes ton argent grâce à un homme ?
Oh bon sang !
— Bon ! On met quoi comme série ? Au fait, les pizzas arrivent dans quinze minutes. J'ai demandé une tonne de sauces piquantes. Tu aimes la sauce piquante, Émilie ?
Connaissant le caractère de Lucie, je tente le tout pour le tout pour changer de sujet.
— En fait, ce sont plutôt mes addictions qui les gênent.
Ma tentative tombe à l'eau.
— Tes addictions ? Tu prends de la drogue ?
Cette fois-ci, les yeux de ma tante me lancent des éclairs plus virulents que ceux de dehors.
— Depuis longtemps. Je n'arrête pas de faire des cures de désintox, mais je replonge tout le temps, lui annonce Émilie de manière totalement décomplexée.
— Tu as essayé de t'éloigner de cet environnement ? Parce que c'est ce que ma nièce a fait pour se remettre dans le droit chemin. Elle est venue vivre ici, loin des tentations et des drogués mondains.
La remarque cinglante qu'elle vient de faire ne peut pas passer inaperçue. Elle lui était destinée, mais elle l'est aussi pour moi. Genre "Éloigne-toi de ma nièce, sac à merde" et "qu'est-ce que tu fous, Elena, tu déconnes ou quoi ?".
— Elle en a de la chance. Aucune tante ne veut de moi. De toute façon, quand on est drogué, ça nous suit.
Tout ce qu'Émilie dit a du sens et elle a le mérite d'être transparente, mais merci le malaise. Je tente encore une diversion :
— Je crois qu'on devrait regarder un film plutôt qu'une série. Ça vous dit, *Le Fabricant de larmes* ? Le livre est top...
— C'est trop long, répond Lucie trop vite en observant mon invitée qui n'a pas l'air de saisir les sous-entendus.
— Vous savez, je n'inciterais jamais Elena à faire quelque chose qui puisse la rendre comme moi.
Elle a l'air si sincère que j'en reste estomaquée, étant donné qu'elle a essayé de m'inciter aujourd'hui même. Bon, partons du principe que c'était la seule chose à dire.
— Mais j'espère bien.
— Personne ne va m'inciter à rien, je suis assez grande. C'est fini cette époque de ma vie. Bon, et ce film ?
— Mais tu prends quoi au juste ?
— Je prends ce qui me tombe sous la main. Mais ça va mieux maintenant. Avant je me piquais à l'héro.
Je jette l'éponge, la télécommande, puis laisse ma tête partir en arrière pour regarder le plafond.
— Mais pourquoi tu fais ça ?
— Je ne sais pas trop... j'ai commencé tôt. Enfin, pas par les piqûres, c'est venu plus tard. J'ai rencontré un mec, je l'ai quitté, puis j'ai voulu revenir, j'étais clean et lui ne voulait plus. J'ai fait une tentative de suicide puis je suis retombée dans mes travers. Aujourd'hui, il baise une espèce de pute, mais il finira par se lasser, c'est sûr.
Grand silence.
— Tout ça pour un garçon ?
— C'est pas n'importe quel garçon. Il est magnifique et je sais qu'il m'aime. Il m'en veut, c'est tout. Ça reste un vrai fils de chien, soyons honnêtes.
Le discours d'Émilie est de plus en plus décousu et dépourvu de sens. Elle est totalement paumée. Sa situation me fait même relativiser la mienne.
— Bon... lâche Lucie, à court de mots.
Et pour une avocate, ça craint.
— Bon.
— Je vais vous chercher à boire. Du soda, ça ira ?
J'acquiesce tandis qu'Émilie se dandine soudain.
— J'aimerais bien une bière si c'est possible.
Lucie fait volte-face, l'air totalement déconnectée de la réalité.
— On en a pas, désolée. Et puis le jeudi, c'est le jour sans alcool pour Elena et moi.
Faux. Le frigo est rempli de bières et on boit quand on en a envie, avec modération bien sûr.
— Ah. Dommage. Y'a pas une épicerie de nuit dans ce coin paumé ?
Bordel. Lucie ne se donne même plus la peine de répondre, je pense qu'elle a atteint le fond. Quant à moi, je trouve qu'Émilie abuse. Ça devient mal poli.
— Émilie, laisse tomber l'alcool et la drogue pour ce soir, s'il te plaît, chuchoté-je à toute vitesse. Tu peux vivre un jour sans stupéfiants ou boissons alcoolisées, non ?
— Pas vraiment, non.
— Mais t'étais pas comme ça quand je t'ai rencontrée. J'ai cru que...
— Tu as cru quoi, Elena ? On peut faire croire tout ce qu'on veut aux gens. Tu ne m'aurais pas appréciée si je t'avais montré mes blessures et mes faiblesses d'entrée de jeu.
— C'est faux. Je t'ai montré les miennes et tu m'apprécies. Non ?
Émilie me fixe sans rien dire. Longtemps, trop longtemps. Beaucoup trop longtemps. On dirait qu'elle a été mise sur pause. C'est la sonnerie de l'interphone qui la sort de sa torpeur. Elle se lève d'un bond, comme si elle était en danger.
— Du calme, c'est juste les pizzas.
— Émilie, ça t'embête de descendre les chercher ? Elena va nous mettre un film et je termine de servir à boire. Tiens, voilà de l'argent, intervient Lucie en lui tendant les billets.
Pour l'encourager, elle lui sourit, mais je sais qu'elle se force. Sous nos regards incompréhensifs, Émilie chausse les Prada de ma tante plutôt que de mettre ses bottines et sautille vers la porte.
— Parlez pas trop de moi, hein ! chantonne-t-elle avant de sortir.
Voyant le regard dur de Lucie, je me tiens le front.
— Elena, c'est juste pas possible.
— Écoute, Lulu, tu vois bien que quelque chose ne va pas dans sa vie. Je sais qu'elle abuse, mais elle me fait de la peine. Il faut qu'elle se fasse aider.
— Cette fille est complètement timbrée, comment tu peux ne pas le voir ? s'écrie-t-elle le plus silencieusement possible en désignant la porte.
— Elle est bien moins timbrée que tous les connards qui se sont joués de moi ces dernières semaines.
Lucie, qui était un peu inclinée vers l'avant, se redresse, droite comme un piquet, avant que ses épaules ne s'affaissent.
— Je sais ce que tu ressens et ce que tu traverses, Linou. Mais cette fille a quelque chose de pas net.
— Elle est stone !
Lucie tape d'un pied sur le sol et donne une claque sur sa hanche en levant les yeux au ciel de n'être pas écoutée.
— On mange et je la ramène. J'attendrai avec elle que sa copine arrive.
— Tu es sérieuse ?
— Oui, Elena, je suis sérieuse. Je ne veux pas d'elle chez moi.
— Mais ça va être gênant, elle va comprendre que tu ne veux pas d'elle ici.
— C'est l'idée, oui. Et c'est déjà incommodant, Elena.
Elle marque un point. Je suis mortifiée par la situation. Autant y mettre un terme.
— Bon, OK, fais comme tu veux, Lucie.
— Tadam ! Voilà les calories qui débarquent ! beugle Émilie en faisant une entrée fracassante.
Lucie croise les bras en l'observant faire valser les boîtes en carton jusqu'à la table basse tout en effectuant une danse ridicule qui me provoque une quinte de toux.
— Est-ce que je peux récupérer mes vêtements secs ? demande-t-elle à Lucie.
— Bien sûr. La buanderie est à côté de la cuisine. Il n'y a qu'une porte, tu devrais trouver.
Lucie et moi restons silencieuses jusqu'à son retour, accoutrée de ses vêtements hors saison.
— Allez, mangeons, ordonne la doyenne en prenant place sur un gros coussin de sol.
— En fait, je vais vous laisser.
Lucie referme sa boîte de pizza comme si elle n'en revenait pas.
— Ah bon ?
— Ouais, ouais, je vais pas vous déranger plus longtemps.
Je foudroie Lucie du regard, persuadée que ses piques sont la cause de son départ précipité.
— Mais tu vas aller où ? Mange avant au moins, tenté-je malgré la gêne qui m'accable.
— Oui, mange. On a commandé une pizza pour toi quand même.
— Quand j'étais en bas, mon mec m'a appelée, il y a une soirée, je vais le rejoindre.
Lucie se tourne vers elle, puis pivote vers moi à nouveau, les joues rouges.
— T'es sûre ? Il fait déjà nuit.
— Elena, c'est bon, si elle veut s'en aller, n'insiste pas.
— Mais...
Au regard incandescent de Lucie, je comprends que je dois lâcher l'affaire.
— Mais oui, t'inquiète ! C'est pas la première fois que je sors alors qu'il fait déjà nuit. En tout cas, merci pour les vêtements et la pizza. Elena, passe de bonnes vacances et repose-toi.
Je m'apprêtais à me lever pour l'embrasser
, mais Lucie m'emboîte le pas pour fermer derrière elle. L'index posé sur sa bouche pour m'intimer de ne rien dire, elle part ensuite à la fenêtre pour vérifier qu'elle a bien franchi le seuil de l'immeuble.
— T'as été dure, Lulu.
— Elena, t'as rien compris, répond-elle en revenant vers moi.
Je lève les yeux au ciel.
— Qu'est-ce que j'ai pas compris ?
— Comment son mec peut-il l'appeler si son portable est HS ?
Je reste béate quelques secondes. La réponse me vient rapidement :
— Il ne l'a pas appelée, son portable est HS, elle s'en va car elle a senti qu'elle dérangeait... honnêtement j'aurais fait pareil.
— Non. Je pense que son portable n'a jamais été HS. Elle a pressenti que ça tournait au vinaigre alors elle est partie.
— Pourquoi elle aurait fait ça ?
— Son excuse de sa coloc absente, passe encore. Oublier sa clé ? Ça devient louche. Mais en plus son portable sans batterie, ça fait beaucoup de coïncidences pour une seule fille. Tout ça, c'est bidon. Elle a trouvé un prétexte pour s'inviter.
— La belle affaire ! Elle se sent seule et ces choses-là arrivent tout le temps. T'es dure.
— Y'a un truc qui cloche.
— Lucie, tu te fais de mauvaises idées. C'est pas si grave, ça reste innocent, dis-je en la regardant attraper une part de pizza.
— Mentir pour obtenir quelque chose n'a jamais été innocent.
Je reste silencieuse, accusant le coup de cette dernière phrase. Lorsque Lucie relève la tête vers moi, elle constate les larmes qui menacent de déferler.
— Oh merde, Elena, tu sais que je ne parlais pas de...
De Tyron. Parce que c'est exactement ce qu'il a fait. Il a menti pour obtenir quelque chose.
— C'est rien, t'inquiète.
— Désolée, ma Linou.
— Pas ta faute.
Lulu soupire.
— En plus, elle a gardé la monnaie pour les pizzas. Tu m'étonnes qu'elle arrive à s'acheter des Prada.
Mélancolique, je me lève après lui avoir souri. Enroulée dans le plaid, je vais à la fenêtre, essayer de ravaler la boule qui s'est logée dans ma gorge. Mon regard balaye la rue, jusqu'à tomber sur celui d'Émilie, qui s'attarde au bout du chemin. Encore une fois, je me revois en elle, lorsqu'Eliott m'a jetée comme une merde. Je ne sais pas où, quand, comment et pourquoi, mais elle a égaré son âme et elle la recherche désespérément. Personne ne peut comprendre ce sentiment, pas même Lucie. Elle s'est perdue, tout comme je l'ai été.
Je sèche l'unique larme rebelle qui vient de m'échapper et lui adresse un petit signe de la main. Je n'aimerais pas qu'elle soit fâchée et encore moins blessée.
Émilie reste immobile quelques instants, fixant la fenêtre sans relâche, puis disparaît au bout de la rue sans un geste à mon égard.
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