Chapitre 2: Rancoeur
Elena
Après avoir mis à exécution le plan d'action de ma tante, il est bientôt l'heure d'aller en cours et, autant dire que j'aimerais juste me recoucher. À la place, j'essaie de camoufler ces horribles cernes qui ont élu domicile sous mes yeux rougis. J'ai l'air usée, et je le suis. Pour ne pas arranger les choses, le froid s'est installé à Bordeaux et, avec mon état, chaque fois que je mets un pied dehors, j'ai l'impression que des lames de rasoir me lacèrent toutes en même temps. Ce matin, je rajoute une paire de collants sous mon pantalon et décide de sortir mes sous-pulls d'une valise restée fermée depuis mon arrivée. Aux grands maux, les grands remèdes.
— Elena, bouge tes fesses, ou je débarque.
Je lève les yeux au ciel en soupirant. J'ai la boule au ventre. Le peu de fois où j'ai mis les pieds à la fac, j'ai eu l'impression d'être un lapin dans la tanière d'un renard, m'attendant à ce qu'il débarque à tout moment.
— C'est bon, j'y suis presque.
— Presque, ce n'est pas bon, ma chérie, crie-t-elle depuis le couloir. Je serais une piètre avocate si je suivais ta logique.
Quelques minutes plus tard, je me traîne jusqu'au coin cuisine où une bonne odeur de pain grillé agite mon estomac. C'est ça, le truc. J'ai faim, mais je suis tellement nouée que je n'y arrive pas. Il va pourtant falloir.
— Mange et ensuite je te dépose, ma Linou.
— À vos ordres, maîtresse.
— Je vois que ton humour, même douteux, est revenu... c'est bon signe, non ?
Les apparences, ça fonctionne... sauf avec Lucie.
— Ne pense pas que je crois une seule seconde à ta bonne humeur. Ton jeu d'actrice est à améliorer.
Je ne réponds pas et me contente de grignoter le petit-déjeuner comme un oiseau malade.
— Je ne pense pas rentrer trop tard ce soir. Pizzas et série de ton choix.
Lucie fait tout son possible pour que je redevienne sa nièce heureuse des derniers mois. Elle s'efforce de rentrer tôt tous les soirs et de n'inviter personne à la maison pour passer du temps avec moi.
Le trajet jusqu'à la fac se fait en voiture. Ça aussi, c'est nouveau. Lucie ne me laisse pas y aller à pied vu mon état de fatigue, et je lui en suis reconnaissante.
Pourtant, il y a une fatalité là-dedans. Le trajet est trop court. Bien trop court. Lorsque les murs de la façade de l'immense établissement apparaissent, mon estomac menace de rendre les quelques miettes de pain avalées un instant plus tôt. Hâtive d'en finir avec cette journée qui s'annonce interminable, je colle un bisou sur la joue de Lucie.
Je m'apprête à claquer la portière quand elle m'interpelle.
— Elena !
— Oui ?
— Tu es une fille forte, alors ça va aller... et surtout ne tiens pas tout le monde pour responsable... les circonstances atténuantes existent...
Elle jette un regard par-dessus mon épaule en affirmant cela. Je m'efforce de faire de même, en luttant contre les tremblements qui veulent s'emparer de mes jambes déjà chancelantes. Mes yeux croisent ceux de Jade en bas des marches, en train de regarder dans notre direction.
— Je ne te promets rien, Lucie. Ils étaient tous au courant et ne m'ont rien dit... alors, leur allégeance ne fait aucun doute.
Un débat qu'on a eu des dizaines de fois. Lucie aimerait que je laisse mes amis m'expliquer. Dans ces cas-là, je me demande si c'est sa déformation professionnelle qui parle ou l'empathie dont elle fait preuve envers mes anciens amis, mais je refuse catégoriquement.
— Je te le répète, ma chérie. Si je suivais ta logique, je serais une très mauvaise avocate. Allez, file. Et si tu as le moindre souci, tu m'appelles et je débarque.
— Merci.
Ma tante a saisi que je ne la remercie pas uniquement pour m'avoir amenée à la fac ce matin. Elle hoche la tête et démarre en mode départ de course de rallye. Pour une arrivée discrète, on repassera. Les regards dans ma direction sont nombreux et un malaise survient de me sentir épiée de la sorte. C'est comme si tout le monde était au courant de mon histoire... de mes déboires. Je remonte mon sac sur mon épaule, prends une grande inspiration et avance d'un pas mal maîtrisé vers l'entrée de la faculté. Le hic est que je dois passer devant Jade qui n'a pas bougé d'un millimètre, comme si elle attendait que je la rejoigne. Comme avant. Sauf qu'il en est hors de question, mais c'est sans compter sur la pugnacité de la brune incendiaire qui me bloque le passage.
— Salut !
Je la contourne, mais elle me retient par le bras.
— Enlève ta main, Jade.
La politesse s'est faite la malle au même titre que notre amitié. Elle obtempère non sans me crucifier d'un regard noir.
— On peut parler, Elena ?
— À quel moment mon comportement t'a donné le sentiment que j'en avais envie ? Ça devient pénible, je t'ai déjà dit que je ne voulais rien entendre. T'as pas encore compris ?
Jade se retient de m'envoyer bouler. J'avais oublié à quel point elle pouvait avoir du caractère, comme beaucoup d'autres choses... Tyron avait cette faculté de me faire occulter tout ce qui n'était pas nous, et c'est étrangement encore pire depuis qu'il n'est plus là.
— Si. Seulement, je suis une amie fidèle, moi... j'essaie juste de t'aider à comprendre, mais tu préfères rester dans ton désespoir.
Je ricane.
— Permets-moi d'en douter.
Son visage se teinte de rouge.
— Tu sais quoi ? J'ai assez ramé comme ça. Pense ce qui t'arrange, Elena, après tout, le déni a toujours tenu une place importante dans ta vie.
Ses mots me transpercent telles des flèches empoisonnées. L'avantage, c'est que cela augmente la jauge de colère qui bouillonne en moi.
— Je ne suis pas dans le déni comme tu l'affirmes... pas cette fois. En aucun cas, je n'ai refusé de reconnaître la réalité, car justement, vos actes étaient bien réels, eux. Va relire la définition.
Cette fois-ci, j'en ai ma claque que l'on me considère comme la fautive de toute cette merde qui me tombe dessus, alors je me décale et la contourne une bonne fois pour toutes.
— Ok. Après tout, je ne vais pas te forcer à continuer à être mon amie. Mais sache que tu n'as pas le monopole du cœur brisé.
Elle enchaîne, me privant de répondre :
— Cela m'emmerde, mais je vais quand même te donner ça, dit-elle en me tendant une enveloppe blanche. Tu la liras... ou pas, quand tu auras terminé ta crise existentielle dans laquelle tout le monde te trahit... pauvre petite fille crédule.
— La ferme, Jade. Tu n'es pas en mesure de comprendre ce que je traverse... je vous ai octroyé ma confiance. Vous savez tout de mon passé... alors comment peux-tu me sortir un truc aussi dégueulasse ? Il s'agit de votre meilleur pote et de son secret... il s'agit du mec que vous protégez à mes dépens, alors ne viens pas me donner un cours de morale, ou me faire des reproches sur ma manière d'être. Tu n'en as pas le droit et encore moins la légitimité quand vous n'êtes pas mieux que lui.
— Écoute, Elena, la situation dans laquelle tu es, Tyron et toi en êtes les principaux responsables... votre deal était stupide et, sois honnête, tu le savais au fond de toi. Qui parie sur une relation sans connaître le passé de l'autre ?
Sans un mot de plus, Jade colle l'enveloppe contre ma poitrine, mais je n'amorce aucun mouvement pour la retenir. Mon ancienne meilleure amie soupire, m'adresse un regard empli de tristesse, puis elle m'abandonne et franchit le seuil afin de pénétrer dans la fac.
— Tiens, tu as laissé tomber ça, me surprend un étudiant en me tendant le pli cacheté.
— Merci, fais-je par automatisme en l'attrapant avant de la fourrer dans mon sac.
La journée a été une lente torture. Tout m'a rappelé les moments passés en compagnie de l'Américain. Pas un seul endroit de l'université ne m'a été épargné.
La bonne nouvelle, c'est que je ne l'ai croisé à aucun moment, ni durant les cours, ni au self à la pause déjeuner... Si cela m'a soulagée un temps, la mélancolie m'a vite atteinte et une autre émotion est venue se greffer. Cette jalousie qui me bouffe les entrailles de l'imaginer à Paris dans les bras de sa... d'elle.
Le pire, c'est que cette fille est réellement la victime. Si elle était au courant, elle dirait de moi que je suis la salope de Tyron. C'est moi la maîtresse, pas le contraire.
Je quitte l'université plus nostalgique que quand je suis arrivée ce matin et hésite à déranger ma tante en passant à son cabinet. Et puis mes pas, apparemment libres de décider de la direction qu'ils veulent prendre, me conduisent place de la Bourse et, plus précisément, face au miroir d'eau.
Décidément, le karma se fout de ma gueule.
Pareil au jour de mon débarquement dans cette ville, le temps est à l'orage et à la pluie, il caille, mais comme pour le premier jour, et les nombreux autres qui ont suivi, je m'installe sur les marches qui font face à la rive adverse. Mes yeux se portent au loin, mon esprit divague au gré du courant de la Garonne que je fixe, m'imaginant flotter sur ses eaux troubles, me laissant emporter vers une autre destination... l'océan. Génial. Encore un putain de souvenir.
— C'est quand que tu vas me permettre de respirer à nouveau, murmuré-je à moi-même.
— Pardon, je ne voulais pas te déranger, mais il ne reste pas beaucoup de place.
Une voix fluette me fait relever la tête.
— Ah. Désolée, je ne t'ai pas entendue arriver.
Je m'excuse du regard et me décale pour faire de la place à Émilie, une fille que j'ai récemment rencontrée. Je suis venue ici à plusieurs reprises et à chaque fois à la même heure. La première fois, Émilie m'a vue pleurer et m'a tendu un mouchoir. Malgré ma fermeture totale au monde qui m'entoure, je l'ai laissée s'asseoir et me regarder sangloter sans rien dire ni demander. Elle n'a rien tenté. Les deux jours qui ont suivi non plus. Nous laissions chacune dans ses pensées. Et puis à un moment, on a commencé à discuter, et ça m'a fait du bien de pouvoir parler à une personne extérieure à mon histoire, sans jugement faussé.
— Pas de soucis, tu as bonne mine aujourd'hui, dit-elle en s'installant.
Émilie a un très léger accent british qui me fait sourire. Il est presque imperceptible. Elle est née en Angleterre mais vit en France depuis ses cinq ans. Je la soupçonne d'en rajouter, par pur style, mais ça lui va bien.
— Bonne mine ? J'ai l'air d'un cadavre, oui.
Émilie lisse sa jupe bien trop courte pour la saison, les températures avoisinant les cinq degrés. Le temps qu'elle cherche quelque chose dans son sac de couturier, je l'observe du coin de l'œil. Pas très grande, des cheveux blonds arrivant aux épaules, assez fine, des yeux clairs, mais trop maquillés, elle a l'allure d'une nana issue des beaux quartiers, mais que la déchéance a touchée d'une manière ou d'une autre. Cette constatation me frappe à chaque fois, mais je n'ai jamais fait de commentaire là-dessus. Je détourne le regard quand elle relève la tête de son sac et qu'elle allume une clope... ou plutôt un joint.
— Je savais pas que tu...
— Tu en veux ? me propose-t-elle en me tendant son stick sans se soucier du fait que nous soyons dans un lieu public fréquenté par des familles.
— Non merci.
— Tu ne fumes pas ?
Elle m'interroge en relevant un sourcil.
— Ça paraît si étonnant que ça, de tomber sur une jeune qui ne fume pas ?
Je ne vais pas lui avouer qu'il y en a qu'un avec qui j'aurais pu me laisser tenter par ce vice que j'ai abandonné à Paris comme tout le reste.
— Non, non, rit-elle. Tu es une adepte des trucs healthy et compagnie ?
— Pas plus que ça, mais j'aime bien, oui.
— Ah ouais ?
Ses yeux me balayent d'un regard très insistant. Parfois, cette fille a des phases bizarres. J'avoue que j'ai du mal à la cerner, mais je n'en fais pas un cas. Je n'ai pas prévu de me faire une nouvelle amie. Sa présence me fait passer un bon moment, c'est tout.
— T'as fait quoi aujourd'hui ? demandé-je pour changer de sujet.
— Je me suis inscrite dans une école supérieure de théâtre et j'ai commencé mon premier cours aujourd'hui. J'ai quitté mon taf.
— C'est top. Tu ne m'avais pas dit que tu allais faire des études.
— Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas sur moi, répond-elle du tac au tac.
Elle souffle sa fumée sur moi, puis, après un court instant à observer mon air circonspect, elle éclate de rire.
— T'aurais vu ta gueule !
Je fais semblant de rire. Elle est parfois très exubérante, et je n'ai pas envie de la mettre mal à l'aise avec ma mauvaise humeur.
— Et sinon, ça t'a plu ce premier jour de cours de théâtre ?
— Carrément ! Y'a des putains de beaux mecs dans cette académie. Par contre, aucun d'eux n'est tatoué. Je kiffe les mecs tatoués, ils ont un truc en plus, si tu vois ce que je veux dire...
Je vois parfaitement, oui, malheureusement. Émilie tire sur son spliff en ondulant de plaisir. C'est là que je remarque une cicatrice sur l'intérieur de son poignet, révélée par la manche trop courte de son pull. Je baisse immédiatement les yeux. Je sais de quoi il s'agit. Je me revois dans ma salle de bain, après avoir découvert l'infidélité d'Eliott, assise en tailleur avec une lame de rasoir entre mes doigts. Je me scarifiais pour ne plus sentir ma douleur intérieure. Des cicatrices, j'en ai pas mal moi aussi, mais d'aussi importantes que celle d'Émilie, non. Elle a tenté de se suicider, il n'y a pas de doute.
— Ah... sois pas gênée de la regarder. Ça fait partie de moi, déclare-t-elle en la dévoilant au grand jour.
— Je suis désolée, je ne voulais pas... C'est... tu veux en parler ?
Elle colle un regard noir dans le mien.
— C'est à cause d'un mec. Un vrai connard qui s'est tiré et qui roucoule avec une autre.
— Crois-moi, je sais exactement ce que tu ressens.
— Mais toi, t'as pas essayé de te foutre en l'air, si ?
Elle balance son mégot et renifle bruyamment.
— Pas de manière aussi frontale que toi, mais on peut dire que oui... Je me mettais constamment en danger. Je faisais n'importe quoi.
Le silence s'étire entre nous, et cela me convient. Cela me permet de plonger dans mes souvenirs, je vire maso à vouloir faire ressurgir tout ce qui me blesse. Eliott, mon arrivée à l'aéroport et des converses noires. Ma pause au même endroit que maintenant, mes excuses à Olivia, et un regard perçant. Mes débuts à la fac et un rentre-dedans percutant... Mon portable dans une main, mon regard s'accroche à mon fond d'écran, je l'ai changé il y a peu. Le selfie de Tyron et moi a été remplacé par ma phrase fétiche écrite en caractères blancs sur fond noir — "don't give up". Je tends le téléphone à Émilie. C'est plus éloquent que n'importe quelle parole. Elle se met à sourire.
— Oh mais je n'ai pas dit que j'abandonnais. Je vais le récupérer. Daniel et moi, on est faits pour être ensemble. Faut toujours s'accrocher à ses rêves, ma petite Elena.
Étant dans la même situation qu'elle, ça me rend curieuse. Même si Tyron me manque atrocement, c'est un connard, je ne compte pas le récupérer. Je ne me mettrai pas en concurrence avec une pauvre fille qui n'a finalement rien demandé. C'est lui le fautif.
— Mais tu as dit qu'il avait quelqu'un d'autre. Comment tu vas faire ?
— Il faut les affaiblir tous les deux. Je suis tellement stupéfaite de son projet que je mets du temps à trouver quoi dire.
— Qui ça ?
— Lui et sa salope. Tu m'écoutes ou quoi ? Tu devrais vraiment fumer un joint, rigole-t-elle en malaxant mon épaule.
Pas sûr que ça m'aide à garder les idées claires.
Je trouve son idée très malsaine.
— Tu devrais passer à autre chose, Émilie. Il ne te mérite pas.
— Ouais, mais moi je le mérite.
Je comprends à l'intonation de sa voix qu'elle ne changera pas d'avis. Je réalise que c'est laid... C'est laid de se rabaisser pour quelqu'un qui nous a souillé. L'humiliation que j'ai ressentie doit me servir de levier pour ne pas céder. J'espère qu'Émilie finira par penser comme moi.
Ma voisine se remet à déblatérer d'une voix traînante, arrêtant là mes tergiversations.
— Bon, vas-y, viens, on va se choper une gaufre.
— Merci, mais j'ai vraiment pas faim. Vas-y toi, je vais rester ici encore un peu.
Je lui souris timidement pour l'encourager à me laisser seule.
Elle se met à rire.
— Pas une vraie gaufre ! C'est un code. Je parlais du sucre glace qu'on met dessus. Ce que tu peux être bête des fois !
Émilie agite un petit sachet blanc sous mes yeux. Je comprends alors que je me suis trompée. Rien n'est pur, pas même cette jolie inconnue qui était, jusqu'à présent, douce et réservée malgré son look. Je regrette déjà nos petits échanges furtifs pleins d'innocence.
— Émilie... j'espère que tu te rendras compte que ce n'est pas la solution, dis-je doucement en désignant le sachet du menton. Prends soin de toi, d'accord ?
Sous son air étonné et un tantinet révolté, je me lève et décide de fermer ce court chapitre de ma vie.
Non, je ne sombrerai plus.
Ce qui s'est passé à Paris ne se reproduira plus.
Personne ne me tirera vers le bas. Plus jamais.
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