Black Out
Elena
Je me trouve prise au piège de la scène qui se déroule sous mes yeux, présente en corps mais absente en esprit, assommée par les effets conjugués de l'alcool et de cette poudre blanche qui brûle encore à l'entrée de mes narines. Je m'interroge sur les circonstances qui m'ont menée ici, sur cette dérive que j'ai, inconcevablement, acceptée. C'est un retour à la case départ, l'Elena dépendante, mais en pire ; chaque aspect est amplifié, plus destructeur que jamais.
Après ma découverte choquante, mes forces m'ont abandonnée, emportant avec elles les derniers vestiges de mon amour-propre. La révélation du vrai visage de Tyron, celui en qui j'avais placé tous mes espoirs de retrouver une once de bonheur, a brisé le dernier fil qui me retenait. Mon cerveau, mon cœur et mon corps ont cessé de collaborer, me transformant en une poupée désarticulée.
Dans les jours qui ont suivi cette rupture dévastatrice, j'ai adopté une posture silencieuse et docile face aux excuses de Tyron. Il a gagné par épuisement, et alors que mes émotions s'étaient éteintes, je l'ai laissé revenir sans exiger d'explications — une occasion qu'il a saisie pour continuer à éviter la vérité. C'était simple. Calme. Trop calme. À l'intérieur, je suis morte.
Lorsqu'il a proposé de m'emmener à Paris, de me plonger dans mon univers pour me faire oublier le sien, je n'ai pas résisté. Devant mon père et Olivia, il a joué le rôle de l'amoureux idéal, me traînant dans une mascarade de jeune couple épanoui. Il rayonnait, se montrant sous un jour solaire, incroyablement parfait — une facette de lui totalement inédite pour moi. Combien de masques peut-il bien porter ? Combien de personnalités peut-il cacher ?
Prise au piège dans cette toile soigneusement tissée, ma famille a commencé à l'apprécier, ignorant complètement que j'étais comme une mouche piégée dans les rets d'une veuve noire. Inutile de me débattre, mes ailes ont été sectionnées.
Le point de non-retour fut atteint un soir où Eliott, insistant, tenta de nouveau de me joindre. C'est Tyron qui répondit. Initialement, je m'attendais à ce qu'il lui ordonne de me foutre la paix, comme l'aurait fait le Tyron que j'ai connu au début. Mais je ne reconnais plus ce foutu mec. Cet étranger exploite mon état de choc et ma vulnérabilité, allant même jusqu'à m'entraîner dans des actes sexuels que je n'aurais jamais pu imaginer. Combien de personnalités me caches-tu encore ?
Pourtant, loin de le repousser, Tyron a engagé la conversation avec Eliott. Ils ont ri ensemble. Eliott et Tyron, les deux tourmenteurs de mon existence, réunis comme s'ils étaient de vieux amis. Ce n'était que la suite logique de cette sombre trajectoire, une voie tracée par la noirceur propre aux pervers narcissiques, aux manipulateurs accomplis. Au diable en personne.
Et me voici ce soir, perdue dans cette boîte de nuit, un lieu interdit à toute jeune femme de mon âge. Je suis enfoncée dans une banquette en cuir, marquée de taches dont chaque trace éveille un soupçon. À ma gauche, un couple s'abandonne à ses ébats sans la moindre pudeur, la fille à califourchon sur un mec au bord de l'extase. Devant moi, sur la piste, Tyron et Eliott se déhanchent de manière provocante, encadrant une femme qui se presse contre eux au rythme de la musique. Une nana dont je ne distingue aucun traits, une ombre parmi les miennes. Ils la dominent, tout comme ils m'ont dominée. L'emprise est la même, implacable et cruelle. Ils me narguent, la lueur dans leurs regards me prévient que bientôt ce sera mon tour... Ils n'ont même pas conscience que la fille dont ils ont fait une poupée désarticulée afin d'assouvir leurs jeux pervers, navigue dans l'inconscience, soumise à des produits de synthèse.
Lorsqu'ils se lassent de leur proie, Tyron et Eliott reviennent vers moi et s'installent de chaque côté, me coinçant entre eux. Le message est passé pour un mec qui tentait une approche depuis dix minutes. La dernière fois, Tyron a pété le nez d'un gars un peu trop entreprenant à mon égard. Eliott était de mèche. Ils n'y a qu'eux et leur perversion qui ont le droit de me toucher.
Paralysée, je suffoque, mon corps couvert d'une fine pellicule de sueur brûlante. Tyron enfouit son visage dans mon cou, après avoir sniffé un rail de fée blanche disposé sur la table. Eliott, lui, n'en prend jamais, voulant rester maître de ses actes en toutes circonstances. Tyron dévore la fine peau qui couvre ma jugulaire, la mordant presque, tandis qu'Eliott laisse ses mains glisser sur mes cuisses. Je suis au fond du gouffre, sans le moindre doute possible et je n'ai plus la possibilité de remonter. Tous les liens qui me raccrochent à un possible sauvetage, se sectionnent les après les autres.
—Arrêtez... Je... Je n'y arrive plus.
Un sursaut de vie qu'ils ignorent allègrement. Peut-être que je l'ai simplement prononcé dans mon crâne. Leurs mains se rejoignent sous ma robe, écartant mon string sur le côté. Leurs doigts s'immiscent, lapent, caressent, malmènent, en parfaite symbiose. Une osmose qui me donne autant de plaisir que d'effroi. J'ai envie de vomir. J'ai envie qu'ils aillent plus loin... je me sens souillée... je veux que cela s'arrête, et que ça continue en même temps. Mon cerveau va exploser.
— Stop...
— Laisse-toi faire, Elena.
— Ouais, laisse-nous prendre soin de toi... ça va être bon, Fire.
Fire. Le mot d'alerte.
J'ai dit stop !!!
Je me redresse, en nage, en pleurs, étonnée de mon propre cri qui a retenti sans que je puisse le contrôler. Habituellement, il reste coincé dans ma gorge. Seule l'entrée fracassante de Lucie dans ma chambre me convainc que c'était encore un de ces terribles cauchemars. Des cauchemars que je fais chaque nuit depuis plus de dix jours.
Ma tante m'observe. Assise sur mon lit, son air inquiet ne la quitte plus, ses mains en coupe autour de mon visage.
— Je suis là, ma chérie. Ça va aller. Je te le promets.
Je m'autorise à pleurer dans ses bras, me demandant comment c'est possible qu'il me reste encore des larmes à verser. J'espère de toutes mes forces que les images que je viens de voir disparaissent avec ce flot. Pourvu que ces perles salées me lavent de toute cette crasse psychique qui revient chaque nuit. Sauf que ce serait trop simple.
— Lucie... J'en peux plus.
Un appel à l'aide.
Une vérité.
Une prise de conscience.
— Je sais, Trésor, dit-elle en me caressant les cheveux.
Dix jours. Dix jours que Tyron ne fait plus partie de mon monde, mais il me hante. Le plus terrible, c'est que sous la couche de haine et de douleur, il me manque. Atrocement. Des matins, je me dis que j'aurais dû le laisser s'expliquer et puis la colère balaye cette faiblesse. Mon corps en a mal. Il a planté ses griffes trop profondément en moi en si peu de temps... Tout ce qui est rattaché à lui me fait souffrir. Je l'imagine avec elle... J'arrive encore à être jalouse, même si je suis résolue à ne plus jamais le voir. Mon estomac reste éternellement douloureux, noué et mon cœur... Oh mon Dieu, mon cœur. Il est brisé en tellement de morceaux qu'il serait impossible de les compter.
J'aurais aimé pouvoir dire qu'il ne s'agit que d'une rupture comme une autre et que je me dois de la surmonter. Nous les filles, c'est ce qu'on fait tout le temps. Mais cette fois, ce n'est pas pareil. C'est pire. Ça l'est parce que Tyron m'a soignée d'une précédente peine de cœur pour mieux me rendre malade de lui. Il est arrivé à dompter, à apprivoiser ce cœur qui ne voulait plus entendre parler d'Amour. Je lui ai fait confiance, bien plus qu'à moi-même. C'est pour cette raison que je me sens irrémédiablement détruite.
Mais je suis vivante, je suis là. Alors je dois continuer.
Après tout, un cœur ça se répare, un corps s'adapte à un autre, par contre pour mon âme érodée à cause de lui, cela va être plus compliqué... peut-on trouver deux fois son âme sœur dans une vie ?
Je ne cesse de revoir la scène en boucle dans ma tête. Un film que je passe au ralenti, comme si je n'étais pas l'actrice principale. C'était déchirant. Humiliant. Je n'ai pas flanché quand Tyron à voulu s'expliquer. À quoi bon ? Au mieux, ça n'aurait fait que confirmer l'incroyable salaud qu'il est. Au pire, il aurait réussi à m'amadouer et j'aurais craqué. C'est bien pour cette raison que je l'ai immédiatement bloqué. J'ai aussi bloqué mes amis. Je ne veux rien entendre. Je préfère me complaindre dans l'ignorance de son explication.
J'ai manqué la fac quelques jours, puis j'y suis retournée, avec la trouille qu'ils tentent des approches. Je n'ai pas croisé Tyron. J'imagine qu'il fuit, comme le lâche qu'il est. En revanche, Jade et les autres ont essayé, et je ne les ai pas laissé faire. Je leur en veux. Comment ont-ils pu être au courant d'un tel truc et me le cacher ? Comment les filles ont-elles pu me pousser dans les bras de Tyron tout en sachant qu'il avait une double vie ?
En fait, je n'ai été qu'un pari pour tout le monde.
— Elena, je m'inquiète pour toi. Tu sais, peut être que ça te ferait du bien de passer quelques jours à Paris pour les vacances de Noël.
Le palpitant encore sur le point d'imploser, je me redresse doucement sur un coude.
— Au départ, c'est ce qui était prévu. Mais je ne veux pas que papa me voit dans cet état.
— C'est toi qui décides, mais, tu ne penses pas qu'il sera encore plus peiné de ne pas t'avoir pour les fêtes ? Et puis connaissant mon beau frère, ton refus de passer les fêtes avec lui va éveiller ses soupçons.
C'est un vrai dilemme auquel je n'arrête pas de penser. Je pense aussi au stage qui est censé débuter en janvier. J'ai essayé d'en parler au prof afin de modifier le lieu de mon stage, mais il n' à rien voulu entendre. C'est horrible de me dire que tôt ou tard, je vais me confronter à Tyron, que je le veuille ou non.
— Si... tu as raison.
— Tu as besoin de changer d'air, Elena. Ces cauchemars, il faut que ça s'arrête...
Je m'essuie le visage et le tourne vers la fenêtre de ma chambre. Il fait encore nuit.
— Quelle heure il est, Lulu ?
Je ne reconnais pas ma voix. Elle est éteinte, rayée et tremblante.
— Il est presque cinq heures du matin.
À son tour, Lucie se frotte le visage. Je culpabilise de foutre en l'air ses nuits à elle aussi. Lucie travaille tard au cabinet et sa vie sociale s'est éteinte au même titre que la mienne.
— Je n'arriverai pas à me rendormir. Je peux rester ici aujourd'hui ?
— Non, ma Linou, tu dois aller en cours. Tu n'y es allée que trois fois ces derniers temps. Si je n'ai pas pu protéger ton cœur, laisse-moi protéger ton avenir.
Résignée, je me laisse retomber lourdement sur mon oreiller.
— Voilà ce que je te propose, dit-elle soudainement.
Accessoirement avec une ampoule lumineuse imaginaire au-dessus de la tête.
— Je vais nous faire de bons chocolats chauds qu'on va déguster devant un épisode de la série de ton choix. Ensuite...
J'arque un sourcil en attendant qu'elle termine.
— Ensuite, que dirais-tu de... ranger ce bazar ? poursuit-elle en balayant des yeux là pièce seulement éclairée par la lumière provenant du couloir.
Un long silence s'impose à nous en constatant les dégâts. Ma chambre n'est plus une chambre. C'est devenu mon repère d'oursonne des cavernes. On dirait qu'un ouragan s'en est donné à coeur joie. Des draps, ceux qui ont abrité mes ébats avec lui, gisent en boule dans un coin. Ma bibliothèque ayant subi ma colère, tout un tas d'objets gisent ici et là. Livres, bibelots, lampes, bref la totale. Et tous ces mugs encore pleins qui jonchent les tables de nuit... Il y a même une mouche décédée depuis trois jours dans un reste de café.
— Oui...
— Je te raconte pas l'odeur, ma Linou.
Je grogne tout en sachant qu'elle a raison. Ça sent le renfermé, le chaos et ma dépression. Je hoche la tête.
— D'accord, ouais... Je vais... Je vais ranger.
Lucie tapote le drap qui couvre ma poitrine.
— Et ensuite, mademoiselle, il va falloir manger. Et par manger, j'entends quelque chose qui ne soit pas du liquide. Tu as perdu trop de poids.
— Tes chocolats chauds sont si bons qu'ils me suffisent.
Lucie me fait les gros yeux.
— Allez, ma chérie, il est temps de continuer à vivre sans te dégrader.
Elle se lève, me laissant avec le semblant de motivation insufflé, qui risque de retomber comme un soufflé. Malgré les paroles rassurantes de ma tante, je rechigne à sortir de mon lit, refuge temporaire et chimérique.
Mais il le faut.
À défaut de savoir si je me dois bien ça, je sais que je le dois à ceux qui ont toujours voulu mon bien.
Papa, Olivia et mon amour de Lucie.
Pour eux.
Et pour toi, maman, qui est certainement en train d'approuver les paroles de ta sœur...
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