Chapitre 5- Jeu - réécrit


Iris

– Alors, revenons à nos moutons, sans jeu de mots bien sûr, soupire le professeur Richards en levant les yeux au ciel. L'autre jour, nous n'avons pu qu'effleurer l'introduction au formidable cours auquel vous avez le privilège d'assister cette année. Entrons aujourd'hui dans le vif du sujet.

Son regard perçant se pose sur les étudiants des premiers rangs. Ses escarpins claquent sur le sol tandis qu'elle s'approche d'eux.

– Vous, jeune homme, annonce-t-elle en pointant un étudiant du troisième rang. Qu'est-ce que la science criminelle d'après votre petit cerveau en développement ? Qu'est-ce qu'un criminologue ?

Juste derrière moi, quelqu'un fait cliqueter son stylo sans s'arrêter. J'inspire profondément, me retenant d'étrangler ce « quelqu'un » autrement appelé
« monsieur Je-veux-bouffer-les-gens ».

Tous les yeux se tournent vers l'étudiant que la prof a pris pour cible. Il semble réfléchir intensément, passant sa main sur son menton en signe de perplexité.

– Je ne suis pas vraiment sûr mais... c'est un peu comme ceux dans la série Esprits criminels ?

Quelques rires fusent. L'étudiant reçoit une boulette de papier au niveau de l'oreille. Il insulte son voisin en se retenant de rire à son tour, ravi d'amuser les rangs. Le professeur Richards ne semble pas partager leur émoi. Elle croise ses bras et continue de le fixer en pinçant les lèvres.

Oh oh, je crois que ce n'est pas bon signe.

– Quoi, qu'est-ce qu'il y a de drôle ?

Elle s'adresse ensuite à l'étudiant du troisième rang :

– Vous n'avez pas vraiment tort, même si cette série ne correspond pas à la réalité, et j'insiste bien là-dessus.

Le cliquetis continue juste derrière moi et je serre les poings. Est-ce que si je me retourne et lui arrache les yeux, j'ai une chance de sortir vivante de cet amphi, face aux pseudo-serviteurs de la Meute, qui me sauteront sans doute dessus ?

Tucker a l'air de m'avoir prise pour un petit agneau à croquer. Mais je ne plaisantais pas, je n'en suis pas un.

Alors ses délires de loup ou je ne sais quoi, qu'il se les mette où je pense.

Je jette un coup d'œil à mes côtés : le bruit ne semble gêner personne, comme si personne n'osait rien dire. Ou peut-être que je suis un peu trop sur les nerfs. Je me tourne discrètement vers Tucker, assis juste derrière moi. En découvrant son petit sourire, je ravale presque un grognement. Ses yeux vairons semblent briller d'amusement.

– Arrête ça, soufflé-je dans sa direction.

Ses deux coudes sont posés sur le bois alors qu'il est penché en avant, beaucoup plus proche de moi que je ne le pensais. Il fait cliqueter une nouvelle fois son stylo à quatre couleurs, relève un sourcil sombre et penche légèrement la tête, comme s'il ne saisissait pas ma demande.

– Arrêter quoi ? me souffle-t-il également d'un air innocent.

Ma parole ! Il veut me rendre dingue ! Je le fusille désormais du regard et je vois son sourire s'agrandir. Il comprend parfaitement mon agacement mais n'en a que faire. N'y tenant plus et voulant lui montrer que je ne suis pas une petite chose fragile, j'abats ma main sur la sienne.

Ses doigts se plaquent sur le bois usé. Je baisse les yeux sur nos mains avec rage. Ma petite main semble ridicule à côté de la sienne, beaucoup plus large, mais je ne la retire pas.

– Arrête. Ça, lui demandé-je une nouvelle fois en chuchotant, furieuse.

Il ne bouge pas, laissant sa main sous la mienne. Je relève les yeux et mon regard plonge dans le sien. Quelques étudiants nous observent attentivement, ayant l'air d'assister à un spectacle intéressant. Je ne bouge pas d'un centimètre et le grand brun en face de moi non plus.

Ses lèvres s'entrouvrent alors qu'il s'apprête à me dire quelque chose.
– Est-ce que je vous dérange ? s'exclame une voix sévère dans mon dos.

J'écarquille les yeux. Peut-être que Mme Richards ne s'adresse pas à moi ? Ou peut- être que, si je fais la morte, elle va m'oublier ?

– Sérieusement, nous ne sommes pas à un speed dating. Enlevez vos doigts de ceux de votre camarade, vous reprendrez votre... activité plus tard.

Mes joues se mettent à chauffer quand tout l'amphithéâtre se tourne vers nous. Tucker ne semble absolument pas gêné. Au contraire, il s'installe un peu plus confortablement contre son dossier.

– Alors... commence-t-il doucement. Tu me rends mes doigts ?

Perdue, je fixe sa main. Merde. Je retire la mienne comme si je venais de me brûler et me tourne vers notre professeure qui attend sur l'estrade, les bras toujours croisés. J'ai l'impression que je suis devenue sa nouvelle proie à abattre... Elle reprend son cours sans autre commentaire, et les autres finissent par se désintéresser de moi pour se concentrer sur ses mots.

– Donc, reprend-elle, comme j'étais en train de l'expliquer, les profileurs présents dans cette série ont un rôle qui rejoint en certains points ceux des criminologues. Chaque professeur de criminologie vous donnera une définition différente de cette matière. La mienne est simple. Le but de la criminologie est de tenter de comprendre et d'analyser la mise en œuvre d'un crime. Mon but aujourd'hui est de vous ouvrir l'esprit. Nous allons tenter de cerner l'être humain qui se trouve derrière le crime. Je ne veux pas étudier sa peine, je ne veux pas étudier les conséquences de son acte. Je veux étudier son mobile.

Je reste suspendue à ses lèvres. Voilà exactement la raison de ma venue ici. Voilà pourquoi j'ai choisi cette matière dans mon cursus de psychologie. Pour comprendre l'acte qu'a commis le monstre qui a tiré sur mes parents. Qui les a abattus de sang-froid. Des flashs me reviennent et, dans chacun d'eux, une mare de sang est présente. J'avale difficilement ma salive, essayant de faire abstraction de ces images qui ne cessent de me hanter. Je sens alors une sueur froide se propager dans mon dos. Peut-être que ma tante avait raison. Peut-être que c'était trop tôt pour quitter Portland ? Peut-être qu'étudier cette matière ne cessera de me ramener dans le passé, de me faire du mal, de m'empêcher d'avancer ?

Pourtant, mon ancien psy m'a encouragée à faire ces choix. J'ai besoin d'explications. J'ai besoin de comprendre à ma manière ce qu'il s'est passé pour faire mon deuil.

Écoutant les derniers conseils qu'il m'a donnés, je compte mentalement jusqu'à dix en fermant les yeux. Je les ouvre juste après, la crise est passée. Tout va bien.

– Comme je vous le disais au début du premier cours, ma matière est étroitement liée à la psychiatrie, à la sociologie, mais aussi au droit pénal. Vous allez devoir user à bon escient de votre instinct et de votre réflexion. La clé de la compréhension, c'est l'analyse du comportement.

Mon souffle redevient régulier mais je serre toujours fortement mon poing sur le bois devant moi.

– Ça va ? me demande ma voisine de droite, une petite brune à lunettes. Je me tourne vers elle, hochant simplement la tête.
– D'accord, continue-t-elle doucement, parce que tu as l'air...
– Je vais bien, la coupé-je.

Ses yeux s'écarquillent et elle tourne la tête, m'ignorant désormais.

J'entends un petit rire grave derrière moi, me prouvant qu'un spectateur a assisté à notre petit échange tout sauf cordial. J'ignore Tucker.

– Je vais vous raconter quelque chose, continue le professeur Richards. Écoutez et analysez. Il y a quelques années, une jeune femme, Lise Kosle a été agressée en sortant de la gare. Un groupe de cinq hommes l'a enlevée et emmenée dans un immeuble en construction. Quatre des cinq individus ont commencé à violer la jeune femme. Le cinquième, au moment de commettre le viol à son tour, a renoncé

à son acte. Il y a renoncé pour une raison un peu particulière. Au moment de mettre son préservatif, il a eu... une panne. Il s'agissait là d'une déficience physique momentanée. Il a quand même été poursuivi. Seulement cet homme a contre attaqué, il a dit que sa déficience physique momentanée montrait bien son désistement volontaire. D'après vous, qu'ont dit les juges ? A-t-il été condamné ?

Eh bien, je serais tentée de dire non. Je secoue la tête comme la plupart des étudiants.

J'entends un léger froissement dans mon dos. Une voix rauque me parvient à l'oreille.

– Il a été condamné, m'annonce Tucker en se penchant à nouveau vers moi, j'ai déjà entendu ce dossier.

Je tourne légèrement la tête, essayant de l'ignorer.

– Je ne pense pas. L'homme a joué sur le fait que la tentative n'était pas caractérisée. Pour avoir une tentative, il faut un commencement d'exécution et une interruption involontaire. Ici il y a un commencement d'exécution mais une interruption volontaire.

Tucker sourit doucement. Il se penche un peu plus, son parfum masculin envahissant mes narines.

– On parie ?

Je lève les yeux au ciel même s'il ne peut pas le voir, et me laisse quand même tenter, voulant lui rabattre le caquet.

– Pari tenu.
Tucker se rassoit à sa place. Mme Richards finit par dire :

– L'homme est poursuivi pour tentative de viol. Pour caractériser la tentative dans les grandes lignes, il faut un commencement d'exécution et une interruption involontaire. Ici, l'homme veut démontrer que sa déficience physique momentanée est bien le signe d'un désistement volontaire.

Je souris doucement, bingo, j'ai gagné.

– Cependant, reprend-elle, les juges contredisent sa position. Pour eux, il s'agissait bien d'une tentative car l'interruption a été involontaire. Il s'agissait d'une

déficience s'expliquant anatomiquement et qui ne rendait pas compte de la volonté du prévenu. Fin de l'histoire.

– Merde, soufflé-je dans ma barbe.
J'imagine déjà le regard ravi de ce con derrière moi, satisfait d'avoir gagné.

Quelques minutes plus tard, alors que le cours se termine et que l'amphithéâtre commence à se vider, je m'empresse de quitter la pièce et dévale les escaliers, mon sac accroché à l'épaule.

– Eh, la rouquine ! m'appelle-t-on juste au moment où je passe la porte.

Je m'arrête brutalement et me tourne vers ce regard si particulier, prête à en découdre.

– Quoi encore ?

Tucker s'approche lentement mais sûrement de moi.

– J'ai gagné, m'annonce-t-il avec condescendance.

Je prends une mine ennuyée, faussement désintéressée.

– Oh, vraiment ?

– Tu sais, continue-t-il en se penchant vers moi d'un air de conspirateur, ils donnent des cours particuliers pour les élèves en difficulté.

Ma mâchoire se crispe et je me retiens de lui envoyer mon poing dans le visage.

– Si tu continues, tu vas devoir prendre des cours pour réapprendre à marcher parce que je vais te briser les jambes, craché-je.

Il relève un sourcil, nullement inquiet. Un gars l'appelle près de nous mais Tucker l'ignore, se concentrant exclusivement sur notre conversation.

– Cela n'empêche pas que j'ai gagné le pari.
– Qu'est-ce que tu veux ? bougonné-je entre mes lèvres.

– Je veux que tu viennes la semaine prochaine, à cette petite « connerie », comme tu l'as appelée.

Je prends un air moqueur.

– Ce truc où les loups vont manger les agneaux sans défense ?

Je m'approche de lui, ignorant les battements de mon cœur qui s'accélèrent à cause de l'adrénaline, contre ma volonté. Je suis plus petite que lui mais je ne suis pas minuscule. Je le fixe dans les yeux alors qu'il penche légèrement la tête. Son souffle s'abat sur mes lèvres.

– Je ne suis pas un agneau. Tu ne vas pas me manger ou je ne sais quoi. 

– Les agneaux qui se battent sont les plus savoureux, termine-t-il.
– Je ne veux pas faire partie de ton jeu.
– Oh mais tu viens justement d'y entrer.

Je n'arrive pas à lire en lui. D'habitude, cela m'est assez simple. Les gens dévoilent leurs envies et leurs intentions comme un livre ouvert. Mais pas lui.

Je ne sais absolument pas de quoi il parle, ni quel est son but, mais s'il doit se passer quelque chose de stupide, je préfère contrôler la situation. Je ne réfléchis pas et rétorque :

– Alors, laisse-moi imposer mes règles.

Il secoue légèrement la tête et sa pomme d'Adam bouge doucement.

– Les règles sont faites pour être brisées. Pas de règles.

– Alors... Quel est le but du jeu ?

Tucker ne me répond pas. Est-ce que je suis une espèce de... défi ? Est-ce qu'il veut juste me pourrir la vie ?

J'aperçois T-J qui s'approche, une expression ravie sur le visage. Bordel, il ne manquait plus que ça. Je fais demi-tour et commence à m'éloigner, sentant le regard de Tucker sur ma nuque.

– Tu as perdu, lâche-t-il d'une voix forte, viens la semaine prochaine.

Toujours dos à lui, je dresse mon majeur dans sa direction et continue de m'éloigner. 

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