Jusqu'au sommet du monde
L'épuisement qui s'emparait de son corps était incomparable. Il n'avait jamais rien ressenti de tel. Il ne se sentait plus la force d'avancer, il aurait voulu s'arrêter sur place et se laisser aller. Il aurait tant voulu s'abandonner à la montagne comme tous les autres. Mourir pour elle était le plus grand signe d'amour que l'on pouvait lui donner. Mais, comme toujours, une force quasi divine le poussait à se relever et à continuer sa route. Ses jambes étaient si fragiles, il se sentait tomber sous son propre poids. Comment arrivait-il encore à avancer ?
Il était en conflit. Tant de choses se bousculaient dans sa tête. Il avait trahi son contrat avec la montagne en n'en faisant pas sa priorité et en ne grimpant pas en solo. Il devrait s'éteindre dans ses bras impitoyables, il devrait lui demander l'ultime pardon en la rejoignant et en la décorant d'un cadavre de plus sur son flanc. Il devrait être le dernier point. Son corps conservé à jamais par le froid devrait faire comprendre à tous les autres alpinistes qui tenteraient par la suite de rejoindre le sommet de la face est que c'était désormais le point de non-retour. Que ce n'était plus possible d'aller plus loin, regardez, même l'immortel Buntarô Katô avait échoué.
Mais il semblerait qu'il ait trahi la montagne une fois de plus. Il avança, pas à pas, comme si le suivant qu'il faisait était le dernier. Il trahissait la montagne en ne lui offrant pas son dernier soupir dans ce cadre si propice à la mort. Malgré le vent qui projetait sur lui flocons et neige glaciales. Malgré ses extrémités qu'il ne sentait plus depuis si longtemps. Malgré l'accablement qui pesait sur lui. Malgré l'œdème cérébral qu'il sentait poindre. Malgré le stress, la fatigue, l'assoupissement, la paralysie, l'engourdissement. Malgré tout, il avançait.
Qu'est-ce qui le poussait à continuer ? Était-ce Hana et Rokka ? Non. Il leur avait fait la promesse de revenir en vie et voilà qu'il s'obstinait à avancer vers le sommet tant désiré, sans penser à rien de plus que ce fameux sommet qu'on lui avait vendu il y a des années et qu'il s'était, depuis cet instant, juré de conquérir. Pendant tout le trajet, depuis qu'il avait perdu Takemura, il se sentait en conflit. Tant de fois il se dit qu'il aurait mieux fallu redescendre, qu'il pouvait encore le faire, qu'il pouvait revenir en bas et ainsi revoir sa famille. Mais malgré tout, il avançait. L'image de sa femme et de sa fille en pleurs sur sa tombe vide, faute d'avoir retrouvé son corps, offert à la montagne, se bousculait dans son esprit. Il les voyait, derrière lui, comme des fantômes, lui suppliant de revenir.
Mais il ne le pouvait pas, pas tout de suite. Il fallait qu'il aille de l'avant. Il avait déjà trahi la montagne, il ne pouvait pas trahir Takemura en plus. Ni les membres de l'équipe 14Mountain qui avaient péri dans les alpes du nord et qui, eux aussi, rêvaient plus que tout au monde de fouler le toit du monde. Non. Ce n'était pas une histoire de trahison, il le savait mieux que personne. Il essayait de se trouver des excuses pour rationaliser son comportement mais il savait que c'était inutile. Il était alpiniste. Un point c'est tout. Avant d'être chercheur. Avant d'être mari. Avant d'être père. Avant même d'être humain. Il était alpiniste. C'était la seule chose qui lui donnait la sensation d'être entier, d'être complet.
Dans la montagne, rien ne manquait. Il n'avait pas besoin de réfléchir à des éléments superflus. C'était simplement lui et la montagne. Mais là, en cet instant précis, il ne pensait plus simplement au plaisir que la montagne pouvait lui apporter. Non, il pensait à sa famille. Et c'était ça qui le faisait fléchir. Et la montagne n'aime pas ceux qui fléchissent, elle ne veut que les plus forts, ceux qui seront capable de surmonter toutes ses épreuves pour la conquérir. Il savait que ce n'était pas la peine de chercher des excuses. Il grimpait, malgré le risque pour atteindre le sommet. Parce que c'était la seule chose qui comptait.
Il ne se retourna jamais, il ne pouvait pas le faire, il aurait bien trop envie de redescendre retrouver sa famille. Il ne pouvait pas, il avait quelque chose à accomplir. Toute sa vie n'avait été qu'insipide, il n'y avait jamais rien eu qui le motive ou qui lui donne la sensation d'être en vie. Mais l'escalade, l'alpinisme. Ce sont les seules choses qui ont compté à partir du moment où il les a trouvé. Parce qu'il n'y avait rien d'autre alors il pouvait ne penser qu'à ça. Et alors qu'il ne pensait qu'à ça, il continuait d'avancer.
Sa vision se faisait de plus en plus trouble, il ne voyait pas correctement, des tâches noires dansaient devant ses yeux, comme pour se moquer de lui. Parce que le sommet était là, devant lui, et qu'il ne le voyait pas. L'objectif de toute sa vie était là, devant lui, le toit du monde, la seule et unique chose qui comptait avant de rencontrer Hana et Rokka. L'obsession qui n'a jamais réussi à le quitter même en se mariant et en devenant père. Le toit du monde était là, il était au sommet, il avait accompli l'exploit que personne n'avait jamais, de toute l'histoire de l'Homme, réussi à l'accomplir. Et il ne le voyait pas.
S'effondrant dans la neige, il se laissa complètement aller. Il ne pouvait plus tenir debout, il n'avait absolument plus aucune force dans tout le corps. Le paysage dont il avait tant rêvé depuis des décennies ne s'offrait pas à lui de la manière dont il l'escomptait. Il pouvait mourir. Il pouvait désormais payer sa dette à la montagne. Il pouvait crever à son sommet, marquant ainsi de son corps la toute première arrivée en solo au sommet de la face est du k2. Les cristaux de neige balayés par le vent du sud-est dansaient sur son visage autant que les tâches noires dans ses yeux. Rouvrant précipitamment les yeux, une alarme sonna dans sa tête. Il était au sud-est, pas à l'est. Il n'était pas à l'est complet mais au sud-est. Il s'était trompé.
Il resta prostré là, de longues minutes, incapable d'aligner la moindre pensée, cohérente ou non. Il n'était pas à l'est. Il n'avait donc aucune raison de mourir à son sommet. Machinalement, il se releva et se retourna en direction du bas de la montagne. « Il restait une corde sur la voie d'accès classique de la face sud-est ... abandonnée par une autre équipe. Confiant sa vie à cette corde, sans connaître son état de dégradation ... il a redescendu la montagne, quasiment en rampant, se nourrissant de quelques denrées qui lui restaient et s'abritant dans une tente trouvée sur la voie».
Buntarô lui-même ne savait plus ce qu'il faisait. Il avançait de nouveau, mais cette fois-ci, en sens inverse. Une part de lui résonnait de la promesse faite à sa famille de revenir vivant, bien qu'ils n'aient pas spécifié indemne, et le poussait à redescendre bien que « la descente est cent fois plus difficile que la montée ». Mais une autre part de lui se sentait coupable. Il s'était dit qu'il pouvait mourir au sommet et le voilà qui redescendait désormais. Chaque rafale de vent dans son dos lui donnait la ferme impression que la montagne refusait de le voir fouler son sol une minute de plus. Il l'avait déjà trahi une fois, il ne pouvait pas le faire plus.
Il redescendit donc sans forcément en prendre conscience. Ceux qui prirent conscience de cette descente furent les autres équipes d'alpinistes au pied du k2 qui prenaient tranquillement leur repas. L'ambiance était bonne quoi qu'un peu tendue. Ils savaient qu'ils ne reverraient pas certains des alpinistes qui se trouvaient à leurs côtés, la montagne déciderait de qui elle garderait avec elle. Le cas le plus récent étant les deux Japonais avec leur caméra qui étaient partis depuis trop longtemps pour qu'il ne leur soit rien arrivé. Mangeant tranquillement, l'un des alpinistes tourna la tête afin de regarder tout autour de lui. Le bruit de sa gamelle en métal heurtant le sol arrêta toutes les conversations alentour.
Tous les autres le virent se lever et pointer la direction dans laquelle il regardait. Comme un seul homme, ils se tournèrent tous pour voir ce qui avait perturbé leur compagnon au point qu'il en lâche son assiette. Et devant eux, à une cinquantaine de mètres, un homme avançait. Le pas lent mais décidé, comme s'il ne pouvait plus s'arrêter une fois lancé, l'équipement restant en lambeaux, le visage et les lèvres si blanches qu'il pouvait se confondre avec la neige derrière lui, les yeux écarquillés, le regard au loin comme s'il cherchait à retrouver une part de lui qui s'était enfuie, mais qui était sans doute restée là-haut.
Ils le reconnurent tous. L'homme qui se tenait devant eux, marchant comme s'il allait s'effondrer s'il s'arrêtait, se trouvait être Buntarô Katô, l'immortel. Un à un, ils lâchèrent tous leurs assiettes, les faisant retentir au sol comme les cloches de la félicité. Une fois de plus, Buntarô Katô l'immortel était revenu en vie de la montagne. Et pas de n'importe laquelle, la face est du k2, la face indomptable. Sans même essayer de vouloir lui poser de questions, tous les autres alpinistes se précipitèrent pour le rattraper. Ils devaient l'emmener à l'hôpital le plus rapidement possible. Leurs propres expéditions attendraient. Ils devaient emmener l'une des plus grandes légendes de l'alpinisme à l'hôpital au risque que cette même légende ne leur claque entre les doigts.
Essayant de se dépêcher le plus possible, chacun s'organisa pour tenter de sauver le peu de vie qui émanait encore de celui autrefois appelé « le solitaire immortel », simplement appelé « l'immortel » désormais. L'hôpital qu'ils appelèrent, spécialisé dans les alpinistes blessés, sut exactement ce qu'ils devaient faire lorsqu'ils entendirent les symptômes de l'immortel. Tout se passa si vite que Buntarô ne comprit pas ce qui lui arrivait. Il entendait des voix si lointaines qui lui hurlait de ne pas encore s'endormir, d'attendre encore une demi-heure et il pourrait enfin se reposer autant qu'il le voudrait, mais pas de tout de suite, il devait encore tenir encore un peu. Buntarô se laissa finalement faire, il en avait assez de se battre, il était si fatigué qu'il ne savait pas s'il pouvait encore garder les yeux ouverts.
Finalement, n'en pouvant plus, il ferma doucement les yeux. Il ne savait pas si c'était une bonne ou une mauvaise chose et il s'en fichait éperdument. A cet instant, il voulait dormir, juste dormir. Il entendit vaguement quelqu'un crier et donner des ordres mais il s'en fichait. Il s'endormit tranquillement, sans prendre conscience que les infirmières autour reposaient l'anesthésie qu'elles devaient lui donner. Buntarô Katô dormit pendant cinq jours entiers. Cinq jours où le monde de l'alpinisme s'ébranla une nouvelle fois. Cinq jours qui donnèrent le temps à l'hôpital de contacter l'ambassade Japonaise qui elle-même contacta le ministère des affaires étrangères qui lui-même contacte Hana Katô.
Hana qui se morfondait et n'avait plus aucune force de rien depuis que le précédent appel du ministère lui avait certifié qu'ils n'avaient plus aucune nouvelle de son mari et de Takemura. Sa mère, en voyant son état, avait pris la décision de la rejoindre chez elle afin de l'aider à s'occuper de Rokka. Elle était justement en train de jouer avec elle lorsqu'elle entendit le téléphone de sa fille sonner. Alors qu'elle allait se lever pour décrocher, sachant qu'Hana n'avait plus la force de répondre au téléphone, elle vit sa fille se précipiter dessus et décrocher rapidement. Elle resta silencieuse pendant un moment jusqu'à ce qu'elle remercie son interlocuteur et raccroche. Au moment où elle raccrocha, Hana s'effondra au sol, et se mit à pleurer l'entièreté des larmes de son corps, hurlant à réveiller les voisins.
Alors que sa mère allait se précipiter vers elle pour savoir de quoi il retournait, Hana se releva légèrement et regarda sa mère. Sa mère qui s'arrêta sur place en voyant le visage de sa fille. Un sourire bancal était en place, terni par les larmes qui dévalaient sans cesse et la morve qui lui coulait du nez. Alors qu'aucune d'elles ne disaient rien, le sourire d'Hana s'agrandit et elle réussit finalement à dire une seule phrase avant de relâcher la tension une nouvelle fois " il est en vie ".
Les cinq jours de sommeil de Buntarô comprirent son retour au Japon en avion médicalisé. Les médecins pensaient qu'il récupérerait mieux s'il était au côté de sa famille à son réveil. Pendant tout le trajet, il ne fit pas mine de se réveiller. Beaucoup pensaient qu'il était dans le coma mais non, il était simplement endormi, profitant d'un sommeil réparateur bienvenu qu'il n'avait pas connu depuis trop de jours. Arrivé à l'hôpital prévu, Hana et Rokka se tenaient sur la piste d'atterrissage, ayant reçu un laissez-passer exceptionnel. Lorsque l'avion se posa et que l'équipe médicale put enfin sortir de l'avion, Hana ne sut pas si ses jambes tiendraient le choc. Mais elle savait qu'elle devait rester forte pour Rokka et bientôt pour Buntarô lorsqu'il se réveillerait.
Lorsqu'elle vit le lit de son mari enfin sortir de l'avion, elle failli se précipiter auprès de lui mais fut rapidement retenue par l'un des gardes qui l'accompagnait. L'équipe et son mari passèrent alors tout près d'elle et s'arrêtèrent pour lui laisser le temps de le voir. Lorsqu'elle le regarda, il eut l'air si paisible qu'elle en fut percutée. Elle savait qu'il avait vécu les pires conditions possibles là-bas mais de le voir comme ça, simplement endormi, elle avait l'impression qu'il venait de s'endormir un après-midi quelconque chez eux. Elle failli s'effondrer mais se rattrapa in extremis aux barreaux du lit. N'en pouvant plus, elle assaillit de questions les médecins qui eurent bien du mal à lui répondre. Mais l'essentiel qu'elle retint fut les amputations de certains de ses doigts et de ses orteils.
Ravalant ses larmes, elle remercia les médecins qui lui répondirent simplement que c'était leur métier. Au fond d'elle, Hana le savait. Il ne pouvait pas revenir indemne de la face est du k2. Mais elle préférait cent fois qu'il y laisse des doigts et des orteils plutôt que la vie. Rentrant chez elle, partagée entre le soulagement et la mortification de devoir s'habituer à ça et de devoir changer leurs habitudes à cause de ce handicap, elle s'affala par terre. Prenant Rokka, sa mère lui tendit en échange le journal du jour. Celui-ci avait consacré sa une à son mari. " L'ALPINISTE IMMORTEL BUNTARÔ KATÔ REVIENT EN VIE DE L'ASCENSION DE LA FACE EST DU K2 ". Hana pleura une nouvelle fois, se surprenant à pouvoir le faire, croyant qu'il ne lui restait plus assez de larmes. Oui, son mari était bien revenu en vie.
Elle passa le lendemain à l'hôpital et s'installa avec Rokka dans le fauteuil destiné aux invités. Alors qu'elle pelait tranquillement une pomme, quelque chose attira son attention. Tournant légèrement la tête, elle croisa le regard confus de son mari. Tout se passa alors très vite. Hana se précipita pour demander aux infirmières de venir et Buntarô vit arriver une horde de médecins et d'infirmières qui se précipitèrent sur lui pour savoir comment il allait. Alors qu'il reprenait peu à peu conscience, il regarda autour de lui pour que ses yeux se posent enfin correctement sur Hana. Il lui semblait que ce n'était pas réel, que ce n'était qu'un rêve. Qu'il était encore là-haut, au sommet du k2 et que la montagne lui montrait ce mirage pour l'amadouer et le garder avec elle pour toujours.
Mais non. La douleur fulgurante qu'il ressentit immédiatement après avoir analysé son environnement lui fit bien comprendre qu'il était dans une chambre d'hôpital. La chaleur de la fin d'août l'accabla soudainement, lui qui n'était plus habitué à ressentir ces températures. Se recroquevillant précipitamment sur lui-même, il ne réussit même pas à hurler de douleur. La douleur était beaucoup trop intense pour qu'il réussisse à l'extérioriser. Le médecin s'approcha doucement de lui et tenta de le déplier du mieux qu'il put. Buntarô le regarda alors d'un air confus. Que s'était-il passé ? Comment avait-il fait pour arriver ici ? Depuis combien de temps était-il dans les vapes et quelle était cette douleur qu'il n'avait jamais ressenti auparavant ?
D'un air pitoyable, le médecin lui expliqua alors que ce qu'il ressentait était ses membres fantômes. Lorsqu'enfin Buntarô posa ses yeux sur ses doigts ainsi que ses orteils en soulevant brusquement le drap, la seule chose qui apparut dans son esprit fut le corps gelé de Tatsuji Komatsu qu'il avait lui-même retrouvé. Une nouvelle fois, son esprit s'éteignit sans qu'il ne le veuille. Il ne comprenait plus les paroles du médecin, les seules choses qu'il voyait étaient ses doigts et ses orteils amputés ainsi que les larmes qui s'échappaient des yeux de sa femme. Tout n'était qu'un flou. Il ne savait pas comment il allait faire pour la suite, il ne savait pas comment il allait faire au quotidien. La seule chose qui comptait pour le moment était les larmes de Hana. Parce que s'il voyait les larmes de Hana sans que ce ne soit une nouvelle hallucination dû au manque d'oxygène, alors il était bel et bien rentré. En vie. Il était en vie et c'était ce qui comptait. Pas ses doigts et ses orteils.
Les jours passèrent et entre les explications à rallonge des médecins, une nouvelle épreuve l'attendit. Le père de Takemura se trouvait devant lui, dans l'encadrement de la porte, comme s'il craignait d'avancer. Avait-il peur de savoir ce qui était arrivé à son enfant ? Ou lui en voulait-il à mort de ne pas avoir su le protéger bien qu'il lui en ait fait la demande ? Mais il ne resta pas bien longtemps prostré comme ça. Il fut légèrement poussé vers l'avant par quelqu'un d'autre qu'il connaissait. Ozaki. Le policier du service de gestion des affaires locales qui l'avait interrogé lors de son retour des alpes du nord alors qu'il était le seul survivant. Encore une fois. Sans qu'il ne le veuille, une pensée s'insinua dans son esprit. Agglutinés tous ensemble, les visages et les paroles qui lui répétaient la même chose depuis qu'il était enfant. Qu'il portait malheur.
Rationnellement, Buntarô savait qu'ils avaient envoyé Ozaki pour l'interroger parce qu'il l'avait déjà fait par le passé et qu'ils se connaissaient. Mais d'un autre côté, la culpabilité de ne pas avoir su sauver celui qui prétendait être son élève prit le dessus sur toutes autres émotions. Le regard du père de Takemura était à la fois triste et résolu, il savait qu'il ne reverrait jamais son fils qui avait décidé, comme beaucoup d'autres, de donner sa vie à la face est du k2. Sans trop en avoir conscience, Buntarô Katô raconta tout ce qu'il s'était passé durant leur ascension à Ozaki et au père de son ami. L'interrogatoire fut interrompu quelques fois, laissant le temps au père endeuillé de pleurer son fils disparu. Malheureusement, il ne put passer sous silence l'utilisation des produits dopants de Takemura, désapprouvant ainsi leur ascension.
Mais le père n'avait que faire des stimulants. La seule chose qui occupait son esprit était son fils, perdu dans les méandres du froid glacial de la montagne. Il fut soudainement pris de remords. S'il avait insisté, s'il l'avait empêché d'une quelconque façon, s'il l'avait dissuadé de commencer l'alpinisme, aurait-il été encore en vie ? Il savait que c'était peu probable. L'alpinisme était une drogue qu'il savait dangereuse. L'homme mutilé en face de lui en était la preuve vivante. Ozaki, quant à lui, se contenta de poser les questions nécessaires. Mais il ne put s'empêcher de repenser à l'interrogatoire qu'il avait mené des années auparavant. Une nouvelle fois, il avait gravi la montagne en compagnie d'autres personnes. Une nouvelle fois, il était le survivant. Une nouvelle fois, il avait gravi le sommet seul et contre tout. Une nouvelle fois, il racontait son histoire avec le désespoir du survivant emplissant son être.
Il ne put également s'empêcher de repenser aux paroles qu'il avait dit ce jour-là « J'ai toujours été seul ». Buntarô avait trahi son contrat avec la montagne en la gravissant une nouvelle fois avec une équipe et non en solo. Ozaki jeta un coup d'œil au coin de la pièce. La femme et la fille de Buntarô Mori, devenu Katô, se trouvaient là et écoutaient en essayant de ne pas intervenir et de ne pas couper l'histoire par leurs propres pleurs. Il n'était plus seul désormais. Mais Ozaki ressentit un pincement désagréable. Était-ce une bonne ou une mauvaise chose au final ? Il ne le savait pas et il ne voulait pas approfondir la question. Plus loin il se tenait des alpinistes, mieux il se portait.
Lorsqu'il eut fini, Ozaki s'en alla, réponses en mains. Mais le père de Takemura ne se leva pas tout de suite, encore trop ébranlé par l'histoire. Une part de lui était quelque peu réconforté - il ne savait pas ce qu'il ressentait, tout était encore trop confus - en apprenant qu'il avait été présent dans les dernières hallucinations de son fils avant qu'il ne s'éteigne et que ses hallucinations ne deviennent son paradis final. Alors que Buntarô tenta de s'excuser de ne pas avoir pu le sauver, Mr. Takemura l'arrêta. Ce n'était pas de sa faute. C'était de celle de son fils pour s'être surestimé et avoir surestimé la face est du k2. Bien sûr, qu'il voulait quelqu'un à blâmer. Bien sûr, qu'il voulait quelqu'un à haïr pour avoir perdu son fils, son seul fils. Mais il ne pouvait pas blâmer Buntarô.
Il n'avait jamais compris les alpinistes, à cet instant plus que jamais. Mais il sentait que son fils s'était éteint dans une sérénité moindre. Oui, il était mort sans avoir atteint le sommet. Mais il était allé plus loin que n'importe quelle autre équipe avant lui, même s'il s'était dopé, et était mort en réalisant le rêve de sa vie, offrant finalement ses derniers instants à cette montagne qu'il adulait tant. Il ne savait pas comment se sentir mais pour l'instant, ce qu'il voulait, c'était retrouver sa femme et organiser les funérailles de son fils.
Ozaki et le père de Takemura ne furent pas les seuls à lui rendre visite pendant sa convalescence. Mais l'un de ceux qu'il attendait le moins fut Mutsumi Kurosawa. Son histoire avec le journaliste était compliqué mais leurs destins étaient entremêlés, ils le savaient, c'était comme ça depuis cet article. Kurosawa lui révéla que l'article qui annonçait son retour du k2 était de lui. Évidemment. Mais il n'était pas satisfait de ça, il voulait plus. Kurosawa avait été surpris de savoir que sa première tentative d'ascension de la face est du k2 avait été en duo alors qu'il s'y était toujours fermement opposé et que tout ce qu'il avait fait dans sa vie depuis le lycée tournait autour de cette ascension en solo. Il laissa alors échapper qu'Ônishi aurait été fier de lui.
En temps normal, Buntarô ne lui aurait sans doute pas raconté l'histoire. Leur passif était compliqué. C'était à cause de lui, de ce premier article que tout était allé de mal en pis. La fermeture du club, le départ du lycée de Hajime Miyamoto, la descente aux enfers de Yumi Shiraï, son ascension imprévue du pic d'Akadake, la mort de son professeur Masao Ônishi, son propre départ du lycée. Mais là, là, il était encore trop fatigué pour se battre contre lui. Alors, une nouvelle fois, il raconta l'histoire. Tout ce qui s'était passé, depuis le temps. Il savait que Kurosawa allait en faire un article, c'était obligé. Alors, il lui demanda une seule faveur. Il n'avait jamais, de toute sa vie, demandé de faveur à quelqu'un, mais là, il le fit.
Il demanda simplement à Kurosawa de ne pas parler dans cet article des produits dopants de Takemura. S'il savait que la fédération d'alpinisme ne validerait pas son ascension, il ne voulait pas que le public ait vent de ce qu'il avait fait. Il ne voulait pas que son ami se fasse lyncher par le public alors même qu'il était mort pour tenter cette folle ascension. Kurosawa, qui n'avait jamais accepté de faveur de la part de Buntarô accepta. Mais il n'accepta pas que Buntarô ne reconnaisse pas sa victoire au sommet de la face est du k2. Buntarô Katô insistait sur le fait qu'il n'avait franchi que la face sud-est mais Kurosawa ne l'entendait pas de cette oreille. Pour lui, et bientôt pour le pays entier, « Buntarô Katô a foulé le sommet du k2 depuis la face est ».
Mais Buntarô ne se sentait plus immortel, plus maintenant. Kurosawa le voyait dans ses yeux, une part de lui était morte au sommet du k2. Alors, se résignant, il changea une toute dernière chose dans son article avant de l'envoyer à sa rédaction. Il venait de changer Buntarô Katô l'immortel en Buntarô Katô l'incomparable. L'article fit grand bruit à sa sortie. Un exploit venait d'être accompli et une légende s'éternisait.
Quelques heures avant sa sortie de l'hôpital, alors que Hana s'occupait de tout gérer, Rokka étant tranquillement à la maison avec sa grand-mère, une dernière visite fut rendue à Buntarô. Une visite qu'il ne pensait pas recevoir d'entre tous. Hajime Miyamoto se trouvait devant lui, en chair et en os. Heureusement pour eux deux, Hana se trouvait à la réception de l'hôpital et n'était pas là pour ces retrouvailles en demi-teinte. Ils se regardaient sans rien dire, Miyamoto restant debout, le regard fermement ancré dans celui qu'il avait appris à connaître en tant que Mori. Yumi n'avait pas voulu venir, trop bouleversée par la mort de Takemura. Ce qu'il y avait réellement entre eux, eux seuls pouvaient le dire, et puisque Takemura était mort et que Yumi refusait obstinément d'en parler, personne ne pouvait savoir.
Miyamoto savait que c'était inutile de s'excuser pour l'argent qu'il avait volé à l'époque. C'était le passé et il savait également que Buntarô s'en fichait. En le regardant, dans ce lit d'hôpital, Miyamoto se sentait pathétique. Même si ce n'était pas lui qui était blessé, il avait tout à fait l'impression que c'était le cas. Il n'était finalement jamais allé en France, il avait dépensé tout son argent en fête et filles, il avait volé de l'argent à quelqu'un qu'il considérait comme un rival et qui l'avait poussé à se surpasser. Il était une ordure et il le savait. Il avait abandonné ses rêves au profit d'une vie de débauche qui n'en valait pas la peine.
Et voilà, devant lui, Buntarô Mori, devenu Katô, qui revenait à peine en vie d'une ascension de la face est du k2 dont il avait été le premier à atteindre le sommet. D'un côté, Miyamoto lui en voulait pour avoir réussi à réaliser le plus grand rêve de sa vie. Et de l'autre, il s'en voulait à lui-même de ne pas avoir réussi à réaliser le sien. Il voulait le féliciter mais l'égo, l'orgueil, la culpabilité, la colère, se mélangeaient en lui, l'empêchant de prononcer le moindre mot. De son côté, Buntarô le regardait comme s'il était une sorte d'hallucination. Que faisait-il ici ? Il ne le savait pas et désormais, il se fichait de le savoir.
Si, avant, l'amitié et l'approbation de Miyamoto avait compté un tant soit peu, ce n'était plus du tout le cas désormais. Il avait laissé de côté cette idée qu'ils pouvaient encore signifier quelque chose l'un pour l'autre. Miyamoto ne comptait plus. Shiraï ne comptait plus. Le lycée ne comptait plus. Hana comptait. Rokka comptait. Son travail comptait. L'alpinisme comptait. Il ne serait jamais assez reconnaissant à Miyamoto de lui avoir fait découvrir l'escalade et l'alpinisme mais après ce qui s'était passé entre eux et dans sa vie, Miyamoto ne comptait plus.
Hana revint finalement de la réception sans que les deux hommes ne puissent se dire la moindre chose. Inconsciente de la tension entre les deux alpinistes, elle s'approcha de son mari et l'aida à se relever afin d'enfiler ses chaussures et d'enfin rentrer à la maison tous les deux, là où Rokka les attendait. Le soutenant à l'aide de son épaule, les époux passèrent la porte, passant à côté de l'autre homme qui n'avait toujours rien dit ni fait aucun mouvement. Sans même lui accorder un regard, Buntarô et Hana passèrent le couloir, Hana lui demandant tranquillement s'il voulait quelque chose de particulier pour le dîner. Miyamoto resta encore deux minutes entières, debout, dans la chambre vide, sans faire aucun mouvement et sans rien dire. Lui aussi l'avait senti. Ce ne serait plus la peine de revenir le voir. Ils n'avaient plus rien à voir, ils appartenaient à deux mondes différents. Ceux qui donnaient absolument tout pour accomplir leur rêve et ne serait-ce qu'essayer de le toucher du bout des doigts. Et ceux qui abandonnaient avant même d'essayer de simplement le voir devant eux. Buntarô Katô l'incomparable appartenait à la première catégorie et lui, Hajime Miyamoto appartenait à la seconde.
Buntarô était l'un de ceux qui avaient accompli l'impossible, qui avait réussi à inscrire son nom dans les légendes. Mais Buntarô Katô était maintenant, en plus d'être un alpiniste qui avait donné la plus grande partie de sa vie à la montagne, un mari et un père qui avait enfin une raison de rentrer sauf à la maison à chaque montagne qu'il escaladerait désormais.
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Qui sort un os sur un fandom que personne ne connait ? Moi, évidemment.
Plus sérieusement, j'ai posté il y a deux jours un message sur mon mur parlant de ce manga, "Ascension", et vous incitant à le lire tellement il est fantastique et qu'il m'a bouleversé. Honnêtement, je ne pensais pas écrire de fic dessus mais l'inspiration m'a percuté comme un 38 tonnes.
Bien évidemment, j'ai passé l'os à spoiler le manga entier mais plus particulièrement la fin étant donné que je vois ça comme un complément des pensées de Buntarô mais également des scènes coupées que j'aurais bien aimé voir. Et étant donné que j'ai pas pu le voir, je l'écris. Ceux qui liront cet os seront ceux qui ont déjà lu le manga ou qui s'en fichent comme de l'an 40 et c'est bien dommage, allez le lire.
Au passage, tout ce qui est entre (" ") sont des paroles qui viennent de mon os et donc de moi mais tout ce qui est entre (« ») sont des paroles qui viennent directement du manga, je trouvais que ça apportait quelque chose de plus de mettre du texte qui vient du manga, j'espère que l'insertion est réussie.
J'ai passé toute une journée dessus, je me suis très peu arrêté d'écrire, je voulais tellement le finir en une seule traite. Je ne sais pas trop pourquoi mais je sentais que c'était importante. Ascension m'a véritablement retournée et il fallait que j'écrive dessus.
Sinon, comme d'habitude, en espérant que ça vous ait plu ^^
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