Chapitre 7
La semaine passa plus vite que Saya ne l'aurait pensé. Le froid s'installait avec toute sa dureté habituelle, mais couplé aux fourmillements qui persistaient dans les mains de cheffe de clan, il lui sembla manquer de temps.
Personne ne s'opposa à ses dernières décisions ; en même temps, tout le Gogjyou savait à quel point ils manquaient de bras, et la venue de cinq nouveaux mercenaires, dont un fortement capable d'entraîner les autres, fut reçu comme une bénédiction des dieux. Saya regretta de ne pas pouvoir retrouver Shu-an comme elle l'avait d'abord voulu ; une promesse qui ne cessa d'être repoussée, quand bien même les deux possédaient un emploi du temps qui ne se déchargeait que pour quelques maigres heures de sommeil chaque nuit. Shu-an avait l'air de bien s'en sortir ; il ne rechignait jamais à la tâche, était bon chasseur, moins bon professeur mais sa violence et son cynisme n'embêtait que les plus jeunes du clan qui n'étaient pas habitués à ce que leur égo soit si fragilisé par un inconnu. Surtout que Shu-an, que personne ne connaissait, ou presque, se comportait déjà comme un officier ; et en même temps, Saya lui en avait donné la légitimé, en lui offrant une chambre dans son aile de manoir et non pas dans les dortoirs.
Entre funérailles, comptabilité, réception de quelques denrées arrivées par les routes, et vérifications que les travaux à l'arrière du village avançaient correctement, la venue de Fendyel ce matin là était percevable comme un soulagement ou... une source d'angoisse. Son ami ne voyait pas d'un bon oeil la place que Shu-an prenait parmi les hommes. Saya admirait sa manière de le démontrer par quelques regards sans jamais avoir à rendre vocal sa mauvaise tendance à se sentir en danger par la présence d'un autre. Mais là, ses sourcils étaient plus froncés que d'habitude, il répondit à peine d'un murmure à la salutation de Saya ; autant de signe qui ne garantissait aucunement que tout le monde allait passer une bonne journée.
«Tu as pu vérifier où nous en étions au niveau des céréales, pour cet hiver ?
— Oui. La plupart de nos denrées sont à l'abri, même s'il va falloir solidifier un peu plus les murs de l'entrepot, les fermiers craignent que des renards ne viennent voler des sacs.
— Très bien.»
Saya quittait le confort temporaire de sa chambre pour passer dans les couloirs de bois. Fendyel sur les talons, il s'agissait là de leur rituel matinal. Elle savait déjà qu'il l'accompagnerait jusqu'à la cour intérieur Nord, jusqu'à passer sous le petit temple pour qu'elle y fasse une brève prière. Là, elle prit place dans un silence tranquille, entrecoupé de quelques gouttes de pluie qui glissaient le long des paniers d'osiers et des poutres de bois.
«Saya, j'aimerai qu'on parle des derniers recrutements.
— Tu veux qu'on parle des derniers recrutements, ou simplement de Shu-an ?»
La femme glissa un coup d'oeil vers Fendyel pour voir qu'il avait la bouche ouverte, tel un enfant prit en pleine bêtise. Ses lunettes tombaient sur son nez, mal tenues à cause de l'humidité ambiante qui laisserait bientôt place au gel de la basse saison. Il finit par refermer les lèvres, se raclant la gorge. Saya pensait avoir étouffé une conversation désagréable avant qu'elle ne naisse, mais certains foutus peinaient à se laisser détruire.
«Il se prend pour plus important qu'il ne l'est vraiment.
— Ah ? Et d'après qui ?
— Eh bien ! Il entraîne les plus jeunes mais les plus vieux aussi, il se permet de donner des ordres...
— Ce sont des ordres abusifs ? Quelqu'un s'est plaint de son traitement ?
— Bien sûr ! J'entends régulièrement les plus jeunes membres se plaindre qu'il est trop... il est trop dur, il ne leur laisse aucun répit.
— Car tu crois que nous en avons, du répit ?»
Si elle parlait d'une voix douce, Saya ne fit pas l'effort de continuer à sourire. Son visage reprenait une neutralité disciplinée, issue de longues années de pratique où elle refusait de laisser filtrer un trop plein d'émotions. Et puis, elle avait l'impression de faire peur aux hommes, quand elle prenait un air neutre ; ce qui était bon pour continuer à se faire respecter.
«Saya, je dis juste que...
— Tu dis juste que tu remets en question la position de Shu-an que je lui ai pourtant moi-même offerte. Si je comprends bien...
— N-non ! Attends ! Je ne remets pas du tout en cause ton avis ou...
— Si, trancha Saya en se redressant de sa position de prière, c'est exactement ce que tu fais. Qui plus est sans la moindre preuve qu'il y ait un réel problème. Si tu n'as rien d'important à me dire, je te conseille de retourner t'occuper les mains et l'esprit à quelque chose de plus utile.
— O-oui... bien entendu...»
Saya prit un instant pour observer le visage de son ami. Elle n'aimait pas avoir à lui parler de cette manière, à le reprendre ou pire, à lui ordonner des choses jusqu'à ce qu'il se renferme de la manière dont il était en train de le faire. C'était la partie qu'elle préférait le moins de sa position ; car cela lui rappelait à quelle point une amitié ne voulait rien dire quand on voyait son autorité et ses décisions remises en question.
Ils se séparèrent en revenant vers la partie principale du domaine. Fendyel s'excusa d'un mot avant de repartir vers ce qui devait être la salle de repos. Saya sentit l'envie de fumer l'agiter sans qu'elle ne s'en préoccupe au delà du raisonnable ; elle prendrait certainement une heure ou deux juste pour elle dans la soirée.
En entendant des bruits au niveau de l'une des cours intérieures, Saya devina qu'il devait y avoir un entraînement ; et puisqu'elle n'avait pas pu vérifier de ses yeux comment Shu-An s'en sortait, l'occasion semblait toute faite d'or.
Elle traversa les panneaux de bois jusqu'à se retrouver une nouvelle fois à l'intérieur. Les pontons se formaient en rectangle autour d'un terre meuble qui prenait rapidement l'eau. Une vingtaine d'hommes, et peut-être une ou deux femmes entouraient un premier binome. Un gringalet que Saya avait recruté l'hiver dernier venait de se faire mettre au tapis par Shu-an ; ce dernier ne portait qu'un hakama resserré aux chevilles, dévoilant un torse nu plein de boue. Si Saya n'était pas vraiment venue pour le spectacle, elle prit un certain plaisir à l'observer la musculature de l'homme à la peau blanche presque irréelle. Ses cheveux étaient détachés, et il ne possédait aucune arme.
Et il riait.
D'un rire qui aurait pu paraître mesquin s'il n'était pas là en réponse d'autres rires, y compris de celui du jeune garçon qui avait le visage marron et noir de détritus naturels. Saya s'appuya l'épaule contre une poutre, curieuse, mais rassurée que la vision de Fendyel soit suffisamment étriquée pour qu'elle n'ait pas besoin de s'alarmer. Il y avait bien dans le lot quelques dissidents mécontents de leur entraînement, ou d'une blessure reçue un peu plus tôt, certainement. Mais ils se faisaient rares en plus d'être discrets.
«Alors ! cria soudainement Shu-an en écartant les bras vers l'assemblée. La suite ! répétait-il, la suite ! On ne va pas s'arrêter en si bon chemin !»
C'était le moment où Saya s'attendait à voir des réfractaires ; des gens soucieux du froid à leur peau, de la boue partout sur eux, ou tout simplement de se prendre un vol plané comme des bonhommes de pailles. Mais contre toute attente, l'une des nouvelles recrues se jeta directement sur Shu-an.
Sans honte. Sans peur. Et le sourire aux lèvres.
Saya fronça les sourcils en reconnaissant le jeune garçon qui avait défendu le mercenaire quelques jours plus tôt. Lui qui respirait la maladresse et la timidité avait un cri de guerre certes embarrassé, mais suffisamment vocal pour être entendu au delà de leur manoir. Il n'avait pas vraiment de technique quand il se jetait vers Shu-an, qui se contenta de quelques esquives rapides. Le blond était agile, économisait ses gestes pour ne pas s'épuiser tout en harcelant son adversaire.
«C'est bien ! Tu ne dois pas avoir peur car je suis plus fort !»
Saya commençait doucement à comprendre. Elle pensait que l'entraînement amusait tous ces singes en manque d'action, comme si leur vie n'était une perpétuelle mort en sursis. La réalisation la frappa alors que le petit blond se faisait jeter en arrière, alors que Shu-an jouait les taureaux frappeurs avec ses mains. L'autre ne resta pas longtemps à terre ; il avait quelque chose dans le regard. Une animosité, légère, vaillante, qui n'échappa aucunement à la femme pour les quelques secondes qui précédèrent l'inévitable.
Shu-an était plus fort, et son adversaire se mangea une des poutres près d'eux, pratiquement en KO technique.
«Allez les gars, c'est bon pour le moment ! Allez vous débarbouiller, je sais que certains partent en chasse cet après-midi ; dont moi !»
On ramassa les blessés, les vêtements déposés encore au sec, pour se regrouper en plus petits nombres et certainement débriefer les derniers événements. Alors qu'elle pensait être passée inaperçue, Saya se vit arriver Shu-an tout droit vers elle ; avant de réaliser que c'était parce qu'il avait laissé ses vêtements près d'elle.
«Contente du spectacle, cheffe ?»
Il avait le sourire vainqueur, amusé, et provocateur.
«Tout dépend, répliqua-t-elle sur un ton similaire. Vous m'emmenez chasser, cet après-midi ?
— Ah ! J'ai cru que vous ne me le demanderiez jamais...
— Allez donc vous laver. Nous partiront après le déjeuner.»
Elle lui tourna le dos avant de lui laisser le temps de répondre ; mine de rien, il fallait elle aussi qu'elle s'échauffe avant de partir ; elle n'était pas sortie dans la forêt de la semaine.
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