Chapitre 2

S'il y avait bien quelque chose qui lui tapait sur le système, c'était les cris paniqués des humains autour de lui. Shu-an savait être patient autour des hommes, surtout que depuis quelques temps, ce n'était plus lui qui était la source de toutes ces terreurs. Il retira le tranchant de sa lame de la gorge du démon inerte à ses pieds. Le sang gouttait dans la demi-pénombre à peine éclairée par les quelques lampes qui avaient survécus au voyage ; derrière Shu-an, deux femmes continuaient de pleurer.

«La menace est écartée, fit-il à leur intention, vous devriez vous reprendre et vous remettre à pousser les chariots avant que d'autres n'arrivent.»

La plupart des autres mercenaires acquiescèrent. Shu-an aimait beaucoup toute cette prestance qu'on lui donnait machinalement, même si certains s'amusaient parfois à le railler ou à forcer un agacement qui n'arrivait jamais.Les humains étaient des créatures fascinantes.

Ils avancèrent avec leurs bêtes et leurs chariots encore en état jusqu'à une portion de la forêt un peu moins dense, qui serait plus simple à couvrir en cas d'attaque. Shu-an participa à l'installation, comme tous les soirs, pendant que les quelques femmes survivantes préparaient un ragoût de légumes et d'un peu de viande séchée. Ils les entendirent parler du physique de certains hommes du groupe, puisque de ce que Shu-an comprenait, certaines d'entre elles n'étaient pas mariées, ou alors étaient veuves. Ca ne l'étonnait pas forcément ; dans cette partie du monde, quand des hommes et des femmes en payaient d'autres pour traverser la forêt grise puis la montagne de l'Ouest, c'était pas espoir ou au contraire désespoir. Il n'y prêta aucunement attention, concentré sur un groupe d'hommes qu'il n'appréciait pas. C'était un trio relativement banal quand on fréquentait suffisamment les mercenaires pour s'en rendre compte. Un borgne à l'air mauvais qui ne devait pas mettre d'échelle à ses ambitions. Directement à sa droite, un grand au crâne rasé qui laissait entrevoir les nombreuses coupures à son visage. Rasé de près, tatoué dans un barbarisme qui rappelait les gens du sud, ses yeux rappelaient ceux de poissons morts en dehors des moments où on lui demandait de tuer quelque chose, ou quelqu'un. Et enfin le dernier, qui aux yeux de Shu-an, méritait plus d'attention que les autres. Son physique était si banal qu'on ne le voyait pas toujours se déplacer. On ne le remarquait pas, mais Shu-an avait très bien repéré sa manie de se tenir trop près des bols de soupes d'hommes que ce garçon là trouvait désagréable. Et le lendemain matin, ces pauvrets étaient asphyxiés, empoisonnés ou dévorés par la faune locale. Tant qu'il ne s'en prenait pas directement à Shu-an, ce dernier n'avait pas de raison de faire autre chose que de le surveiller de loin.

«On devrait arriver à Fudo demain matin, fit le borgne.
— Ah ! fit un jeune garçon aux traits plissés qui distribuait la soupe, on aura fait une bonne partie du chemin, c'est une bonne nouvelle !
— La nuit n'est pas encore passée, rappela Shu-an, vous sauterez de joie quand on y sera réellement.»

Il ne disait pas ça pour les menacer, mais Shu-an avait développé une certaine lassitude de voir les autres s'égayer pour mieux plonger dans le désespoir. C'était moins drôle quand il n'était pas la source de tant d'émotions.

«Vous êtes déjà allé à Fudo, monsieur Shu-an ? demanda le même garçon qui ne s'était visiblement pas fait casser le moral en deux.»

Le mercenaire réfléchit un instant. Ce n'était pas impossible, il reconnaissait l'endroit, mais comme on se souvient d'un vieux rêve qui avait eut le temps de se dissiper au profit de souvenirs plus intéressants.

«J'ai du y passer une fois ou deux, oui.
— Il paraît que c'est une femme qui les protège, là-bas ! s'égaya le même jeune homme.
— C'est que le village ne va pas tenir longtemps.»

Le rire gras du borgne fut rapidement accompagné de presque tout le monde. Shu-an haussa un sourcil, à l'écoupe des absurdités qui pouvaient sortir de la bouche de gens avec si peu d'avenirs qu'ils en inventaient à d'autres.

«Cela dit une femme célibataire aussi importante, ça reste une chance, dit le borgne en se léchant les lèvres.
— Certainement pas avec ta tête à moitié écrasée, répondit froidement le dernier.»

S'en suivit une suite de ricanements venant de l'intégralité du groupe, convainquant Shu-an d'avaler son reste de soupe avant de réadresser son bol au jeune garçon qui l'avait servi. Il pouvait voir dans le regard de ce dernier qu'il aurait préféré discuter un peu plus longtemps ; Shu-an lui ébouriffa les cheveux avec un sourire, ce qui contenta le jeune homme. C'est déjà un miracle qu'il soit encore envie, pensa-t-il.

«Eh, Grand Prince, se moqua le borgne, tu es trop bien pour nous ? Tu nous quittes déjà ?
— Tu as tout dis.
— Répète un peu ?»

Shu-an était resté relativement sage. Il ne voulait pas se battre avec les hommes ; ces derniers étaient trop faibles. C'en était risible, d'ailleurs. Mais le grand avec son oeil bandé avait l'air de chercher un prétexte ; qui serait Shu-an pour lui refuser un tel enfantillage ?

«Je ne savais pas qu'il te manquait aussi une oreille. Tu veux que j'équilibre ?
— Sale fils de...»

Alors que Shu-an était prêt à dégainer, l'homme le plus banal des mercenaires se leva pour empêcher son camarade d'agir. Il toisa Shu-an de haut en bas, dans un air vicieux le brun n'apprécia pas spécialement, mais qui le fit sourire.

«On va pas se battre avant de rejoindre la ville, ça serait idiot.»

Oh, une menace sous-jascente. Shu-an se congédia lui-même, trop heureux d'avoir matière à réfléchir pour la nuit à venir. Il se percha sur un arbre qui lui sembla suffisamment solide pour soutenir son poids. De là, presque rien n'échapperait à sa vigilance. Il eut même l'agréable surprise d'apercevoir quelques lueurs qui se dessinaient aux pieds de la montagne, dans la vallée creusée entre la forêt où il se trouvait et la dernière frontière avant l'Ouest. Fudo. Il lui semblait bien y être passé, oui, un certain moment, même, mais les souvenris se mélangeaient dans son esprit, et il préféra ne pas trop y accorder d'attention. La nuit se passa sans nouvel incident, sauf qu'une des enfants ne se releva jamais. Morte de froid, vraisemblablement. Personne ne prit le temps de correctement l'enterrer, ils n'avaient pas torts, puisque l'enfant ferait au moins le bonheur de quelques monstres et charognards. Leur arrivée au village fut ralentit par plusieurs charrettes qui perdirent leur roue, et le soleil était déjà haut dans le ciel quand enfin ils eurent tous l'impression que leur calvaire était terminé.

Shu-an reconnaissait vaguement l'architecture de la ville, du puis légèrement à l'écart d'une écurie, en passant par des murets purement résidentiels. Le chemin de terre était battu d'une pluie récente qui les avait harcelé pendant la traversée de la forêt ; mais aujourd'hui, le ciel ne donnait plus l'impression que les nuages ne partiraient jamais. Le groupe, qui devait contenir une bonne trentaine de personnes, se sépara de plusieurs côtés de la ville ; les marchands avaient leurs affaires à l'est, pendant que la plupart des autres voyageurs devaient s'arrêter à l'écurie, ou se rejoindre à l'auberge. Shu-an fit pattie du premier groupe, surtout après avoir entendu cette histoire de veuve célibataire qui gérerait la sécurité de ce village. Peu probable, s'amusa à penser Shu-an, mais il n'était pas à l'abris d'une surprise. Et puis, comment résister aux regards mauvais que lui lançaient ses trois acolytes favoris ? Ne serait-ce que pour les suivre quelques jours de plus, ça valait le coup de se faire servir de la bière fade et du soja fermenté avec du lait. La vermine ricanait, mais en dehors des nouveaux arrivants, Shu-an nota une drôle d'ambiance dans l'auberge. Peut-être qu'une maladie avait emporté tous les jeunes hommes ; Shu-an ne voyait que des vieux qui avaient la mort sur le visage, ou des femmes éternellement à deux doigts de pleurer. Shu-an renifla, mais son constat ne put aller plus loin que la porte de l'auberge s'ouvrait en grand pour laisser entrer tout un groupe. Il ne réalisa pas immédiatement qu'il s'agissait des gens qu'il attendait pour un grand spectacle. Il n'y avait personne de réellement remarquable, à part un petit homme squelettique à lunettes qui respirait bien trop la confiance pour quelqu'un qui ne devait pas savoir se battre, et un grand tatoué au visage.

Il fallut quelques secondes supplémentaires à Shu-an pour baisser son regard en direction d'une silhouette bien plus gracieuse. Un élégant visage ovale et des yeux aussi profonds que la nuit, Shu-an s'étonna de ne pas avoir remarqué une si belle jeune femme auparavant. Elle dégageait quelque chose que peu de créatures avaient, à ses yeux, avec sa main contre sa hanche, son kimono outrageusement fendu sur le côté et un chapeau de paille qu'elle fit tenir au petit à lunettes. Shu-an n'écouta pas vraiment ce qui se raconta, devinant les grandes lignes ; ces gens avaient besoin de recruter. Alors qu'il se demandait qu'elle était la meilleure manière de mettre un peu de chaos dans une scène trop propre, une vive sensation de déjà vu le frappa. Cette femme. Il la reconnaissait.

Ses yeux s'agrandirent ; c'était la femme ! La veuve qu'il avait suivi quelques jours après avoir commis un massacre non loin. C'était il y a quelques jours ? Quelques années ?

«Je veux être recruté ! hurla Shu-an d'une voix forte et souriante.»

Toutes les discussion prirent fin. Inadéquat dans une scène qui ne le concernait normalement pas, la femme l'observa avec un sourcil arqué.

«Très bien, déclara-t-elle sous l'oeil effaré du binoclard, que les huit qui se sont déclarés aptes me suivent, nous allons tester vos compétences dès maintenant.»

Et elle tournait les talons, dans toute la confiance qu'une femme de pouvoir pouvait se permettre. Shu-an manqua de trépigner dans son coeur se gonflait de bonheur ; cette femme était encore vivante. Il voulait savoir comment. Elle était peut-être la réponse à toutes les questions qu'il se posait sur les humains.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top