Chapitre 15
«On dirait que tu fais ça souvent, affirmait Shu-an.»
Saya sentit sa mâchoire se contracter, mais continua d'entourer l'avant-bras blessé du mercenaire d'un bandage. Impossible de dire aussi facilement qu'elle le souhaitait que son feu mari avait des tendances à la blessure très prononcée.
«Il faut bien qu'en dehors de notre médecin, quelqu'un sache appliquer les soins primaires. Comment crois-tu que notre clan ait survécu jusque là ? tenta-t-elle de plaisanter.»
Toute la situation ne faisait aucun sens. Ils s'étaient isolés dans l'une des pièces inoccupées du domaine, Saya ayant confié l'interrogatoire et l'enquête concernant les véritables traîtres à Fendyel. Ses pensées s'outrageaient alors que son corps se tendait, jusqu'à serrer au delà du nécessaire le pansement de l'écorché. Camouflant un soupir au milieu de ses lèvres, la cheffe de clan se redressa, sans s'attendre à ce que le mercenaire ne la rejoigne.
«Vous devriez rester assis, gronda-t-elle, et surtout...»
Sa phrase s'échoua dans sa gorge. Debout, plus grand qu'elle, Shu-an s'était emparé d'une main libre comme lorsqu'ils s'étaient retrouvés lovés devant ce feu. S'empêchant de déglutir, Saya n'osa pas le regarder alors qu'il collait son front contre le sien.
«Je veux savoir, déclara-t-il comme s'il s'agissait d'une phrase entière.
— ... Savoir quoi ?
— Si vous pensiez vraiment que j'avais fait tout ça.»
Saya réprima son hésitation, tout comme elle chercha à faire taire la tempête d'émotions qui voulait tant secouer son corps.
«Je ne suis pas certaine que vous posiez la bonne question, finit-elle par déclarer d'une voix plus douce.»
Il sembla surpris, alors Saya en profita pour se caler un peu plus proche de son corps. Leurs doigts s'emmêlaient encore, elle se détendait, persuadée de prendre la meilleure approche pour elle, et pour eux.
«Je vous sais capable de violence, vous êtes un mercenaire, un combattant. Quand on m'a expliqué la situation, j'ai espéré ne pas avoir toutes les informations en main pour me faire un avis. La croyance dans notre monde est une denrée piégeuse ; l'espoir, lui, est ce qui nous tient en vie chaque hiver.»
Saya leva les yeux, frottant leur front l'un contre l'autre. La sensation n'était pas agréable, alors que ses cheveux s'emmêlaient contre sa peau ; mais elle voulait le voir. Le visage de Shu-an s'était sensiblement fermé. Etait-il vexé ? Saya ne le saurait pas immédiatement, puisque trois coups étaient frappés contre la porte. Tous deux s'écartèrent l'un de l'autre, mais la chaleur de l'homme resta près d'elle, comme s'ils ne se quittaient jamais vraiment. Quand Fendyel pénétra dans la chambre reconvertie en infirmerie, il affichait un air neutre ; celui du mécontentement à peine voilé.
«L'ensemble des concernés a été arrêté. Nous attendons ton jugement, il faudrait que tu viennes, signa-t-il.»
Mais bien qu'il s'adressait à Saya, Fendyel ne quittait pas Shu-an des yeux. Cette dernière hocha la tête, puis lança un dernier regard au mercenaire ; il avait un sourire en coin presque provocateur.
«J'arrive. Shu-an, reposez-vous... vous le méritez.
— Certainement, compléta Fendyel.»
Le mercenaire souffla du nez avant de se rasseoir, tandis que Saya suivait Fendyel. Mais une fois dans le couloir, ce dernier pressait le pas jusqu'à atteindre un couloir jugé suffisamment éloigné. Prenant Saya par le bras, ils s'écartèrent du chemin visible par un garde un peu plus loin.
«Je comprends ton agitation, Fendyel, mais...
— Saya, tu sais parfaitement que je te soutiendrais dans toutes tes décisions.»
Elle haussa un sourcil, cherchant à répondre ; Fendyel ne lui en laissa pas le temps. Il regardait contre les murs, derrière lui, comme si un mauvais lutin pouvait les surprendre.
«Mais en tant qu'ami, je me dois de te mettre en garde. Arrête ce que tu es en train de faire.
— Soit plus précis, gronda-t-elle.
— Je parle de Shu-an. Arrête ce que tu es en train de faire avec lui, pour ton propre bien.»
Sa main pourtant frêle s'enfonçait dans la peau couverte de la Cheffe des Gogjyou. Saya comprenait trop bien ce qu'il était en train de dire. Son réflexe premier était de protester, comme une jeune fille vierge de toute compagnie prise en flagrant délit...D'amour.
Ce sentiment lui paraissait si flou, mais peut-être était-ce ce que craignait Fendyel. Une jalousie protective devait le pousser à lui parler sur ce ton.
«Merci de t'inquiéter pour moi, mais je préfère rester maîtresse de mes décisions.
— Saya !
— Fendyel, répondit-elle en se dégageant le bras, je préfère que tu ne dépasses pas certaines limites dans cette conversation.»
Il bouillonnait, elle le voyait. Saya connaissait par coeur celui qui avait été l'un de ses plus fidèles alliés depuis les temps troubles de la mort de son précédent époux. Aussi, elle sentit le moment où Fendyel perdait pied, glissant sur un terrain abandonné depuis des années.
«Et que penserait Guo de tes errances ?»
Saya sentit immédiatement la brûlure au bout de ses doigts. Avant qu'elle n'intellectualise son geste, les lunettes de Fendyel avaient volées contre le mur sous la puissance de sa gifle.
«Guo n'est plus là, s'essouffla Saya, et je t'interdis d'utiliser sa mémoire pour me souiller. C'est bien clair ?»
Il renifla, se pencha pour ramasser ses lunettes épargnées par l'agitation avant de les remettre sur son nez.
«Je ne t'ai pas entendu, insista-t-elle.»
Surpris par son élan autoritaire, fendyel finit par se reprendre. Il se redressa, tira sur le col de son vêtement pour le défroisser ; sans succès.
«Oui, j'ai compris. Mes excuses pour cet écart, Saya.»
Il tourna les talons sans attendre d'être congédié. Saya n'eut pas le coeur de le rattraper, son avis s'était donné.
Elle sentit le silence du couloir lui peser sur tout le corps. Son ventre se tordait de maux qu'elle n'avait plus aperçu depuis longtemps. Une main près de son flanc, l'envie de hurler se couplait à celle de se réfugier là où elle serait en sécurité. La réalisation suivante la frappa comme mille lames le feraient dans ses jambes et sa poitrine ; nul endroit existait. Personne ne pourrait l'accueillir dans ses bras et la consoler si elle pleurait. Saya était cheffe de clan, avec pour prérogative de faire survivre son peuple durant l'hiver. Si l'on découvrait ses états larmoyants, tout ce qu'elle avait construit en deux ans se fragiliserait ; et elle avec.
Ravalant sa colère, sa détresse et tout ce qui faisait d'elle une femme, Saya essuya le bord de ses yeux avant de s'enfoncer dans un couloir aux couleur lugubres. Elle devait choisir la conséquence aux actes des traitres. Peut-être que la mort était trop facile pour eux.
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