Chapitre 11
Ce n'était pas la première fois que Saya devait passer la nuit loin du confort de sa chambre et de son lit. L'écorce de bouleau dans sa sacoche lui permit de rapidement allumer un feu ; elle se félicitait d'avoir pris du bois sec avec elle, ce qui n'était pas arrivé sur ses dernières sorties. Le froid s'intimait contre sa peau dans une danse désagréable, à peine réchauffée par les flammèches encore timides du feu qui prenait son temps pour se mettre en place. Sa couleur orangée adoucissait la noirceur du lieu, même si les rayons de la lunes atteignaient brièvement l'endroit de sa pâleur habituelle ; au moins, il ne pleuvait ni ne neigeait, ce qui aurait un peu plus compliqué leur mésaventure.
Alors qu'elle s'occupait toujours du feu, lançant quelques brefs coups d'oeil envers Shu-an qui se battait pour retirer certains de ses vêtements, la cheffe de clan sentait le malaise la gagner de temps à autres. Ses mains ripaient contre les bouts d'écorce qu'elle utilisait pour relancer le feu qui peinait à se maintenir tout seul, à la manière d'un enfant qui aurait besoin d'aide pour rester debout dans ses plus jeunes années. Au moins, cela occupait suffisamment Saya pour ne pas se laisser parasiter par des pensées qui n'avaient certainement pas lieu d'être.
Elle se revoyait crier le nom de Shu-an alors que ce dernier expurger les démons de son sabre, avec une brutalité rare, incompréhensible. Ce n'était pas la violence en elle-même qui avait effrayé Saya, c'était le fait qu'il était devenu sourd au reste. Si elle s'était approchée, se serait-il tourné dans sa direction pour l'attaquer à son tour ? Qu'est-ce qui avait déclenché un tel élan de violence déchaînée et surtout, comment s'en sortir si un jour cette même brutalité se retournait contre les membres du clan ?
En tant que femme qui se pensait accompli et surtout dans une position de force sociale, Saya tentait de ne pas se laisser aller à la frayeur et de peser le pour et le contre au travers de ses expériences. Des hommes violents, il y en avait partout ; elle en avait connu de toutes sortes, notamment ceux qui perdaient le contrôle de leur corps comme de leur esprit. En un nouveau regard, Saya tentait d'assimiler ses pensées et de les coller au comportement de Shu-an ; ce dernier râlait de plusieurs noeuds dans les cheveux, ainsi accroupit en tailleur avec sa grande taille presque rétrécit par sa position. Saya manqua d'en rire, mais tourna la tête au bout moment alors qu'il lui lançait lui aussi un regard désemparé.
Non ; Shu-an restait éloigné de cette image de l'homme violent qui cédait à la moindre de ses pulsions. Si Saya se persuada qu'il faudrait tout de même l'interroger un jour afin de renforcer, voire simplement de créer leur lien de confiance mutuelle, elle décida tout aussi vite que la journée était déjà trop longue et trop éreintante.
Le feu crépitait avec douceur ; Saya s'essuya rapidement les mains des échardes de bois qu'elle avait contre la peau avant de se dévêtir. Elle sentait que son corps avait été malmené et la ferait souffrir peut-être quelques jours ; en se touchant les côtes et le bassin, notamment, ses doigts déclenchèrent de vives vagues de souffrance qui se calmaient aussi vite qu'elles n'apparaissaient. Un soupir plus tard, et Saya s'était débarrassée des couches de vêtements superflus. Il ne lui restait sur le dos qu'un sous vêtement de corps en lin blanc, et le sous pantalon de toile qu'elle mettait en plein hiver ; le reste était étendu près du feu.
«Cheffe ! l'appela soudain l'homme.
— Qu'est-ce qu'il y a ?»
L'espace d'un instant, elle craignit une remarque sur son corps dénudé ; on ne voyait pas tant de sa peau marquée par le temps et les blessures, mais déjà plus que d'habitude. Et s'il y avait bien une chose que Saya avait du mal à supporter, c'était les remarques sur son corps de manière générale ; surtout quand elle se découvrait sous l'effet de la nécessité, et non pas sous la coupe d'un quelconque désir futile et imbécile.
«J'ai besoin d'aide, grogna Shu-an, le venin des serpents ont des propriétés... très collantes, et je ne peux pas me débarrasser de ces fichus vêtements !»
Soulagée, curieuse et amusée, Saya se tourna vers ce grand gaillard en comprenant ce qui l'avait tenu au silence pendant si longtemps. Son bras était coincé dans une position peu naturelle, et certainement peu confortable ; le coude levé au niveau de la tête, sa main droite cherchait à se décoincer au niveau de son cou sans y parvenir. Il bataillait ainsi depuis surement tout le temps qu'elle avait pris pour ses réflexions internes. En se rapprochant, la désolation se lisait sur le visage blanc du mercenaire, qui levait ses grands yeux verts vers elle.
«Comment puis-je vous aider ?
— Découpez... découpez-moi les fringues, lâcha-t-il en serrant les dents, de toute façon, tout est trempé.»
Saya repartit à sa sacoche pour en sortir un couteau de chasse. Après s'être rapprochée, elle se plaça à genoux derrière Shu-an. Avant de couper quoique ce soit, elle tenta de deviner quelques étaient les bouts de tissus qui posaient problème ; même s'il avait déjà fais le deuil de son haut, ce n'était peut-être pas la peine de défigurer le vêtement jusqu'à ne plus être réparable ; et Saya avait une horreur absolue du gaspillage. Elle commença à libérer les gestes de Shu-an qui avait de toute façon commencé à déchirer ses habits. La fourrure était plein de ce liquide solidifié, de sang et d'humidité, ce qui ne rendait pas la chose facile. Saya se brûla presque les doigts avec le froid ; mais sa patience n'était pas aussi facilement épuisable.
«Shu-an...
— Oui, quoi ? s'alarma-t-il.
— Je vais devoir vous couper des mèches de cheveux ; certaines sont complètement collées à vos vêtements, et l'espèce de colle produite par les serpents ne me donnent pas la possibilité de faire autrement.»
Saya avait ses mains très proches du dos de son interlocuteur, aussi put-elle sentir ce dernier s'agiter. Il bascula légèrement en avant, émettant une sorte de grognement rauque qui ne fut pas sans rappeler la condition d'un enfant capricieux. Elle s'apprêtait déjà à lever les sourcils en lui disant que si ça ne lui plaisait pas, elle pouvait toujours lui laisser ses bouts de vêtements collés en parure à sa chevelure, mais un soupir lui fit réviser ses propres pensées.
«Faites au mieux...»
Les coups de couteaux reprirent. Saya n'avait jamais eu les cheveux aussi longs que ceux de Shu-an ; et à chaque fois qu'elle prenait une mèche entre ses doigts, elle découvrait une douceur duveteuse inédite. Parfois troublée, la femme ralentissait volontairement ses gestes comme pour profiter un peu plus de cette texture. Quand elle eut fini, la coupe de Shu-an paraissait comme déséquilibré. Réajustant sa position sur ses deux genoux, Saya entreprit d'arranger un peu l'ensemble. Même ainsi, Shu-an faisait presque sa taille en étant dans cette position; est-ce que tous les mercenaires de la capitale étaient aussi grands que lui ?
«Je vais équilibrer votre coupe. Ca sera plus court, mais au moins ça sera esthétiquement plus agréable que des bouts de mèches qui pendent dans tous les sens de manière désordonnée.»
Un nouveau grognement comme s'il avait perdu sa capacité oratoire ; mais puisqu'il ne bougea que vaguement la tête pour l'observer du coin de l'oeil, Saya estima que cela signifiait son accord dans la manœuvre. Saya ne mit pas très longtemps avant d'avoir un résultat satisfaisant. Parfois, ses doigts frôlaient la peau diaphane de Shu-an qui semblait toute aussi douce que ses cheveux ; elle continua à jouir de ce bonheur un peu coupable, au moins jusqu'à ce que l'homme ne se retourne à moitié.
«Eh, c'est injuste si vous pouvez me toucher mais que moi, je ne peux pas le faire !
— H-hein ? Attendez, comment ça, vous...»
Au milieu de son bégaiement et de son incapacité à réagir, Saya se retrouva d'une position à genoux à celle d'un déséquilibre jusqu'à finir sur ses fesses. Le dos collé à l'extrémité de la grotte, le mercenaire la dominait de ce qui aurait pu être des mètres et des mètres au dessus d'elle. En vérité, le sentiment d'oppression qui l'agita subitement venait du fait que leurs visages se frôlaient presque. Elle n'osait pas baisser son regard sous les billes émeraudes qui lui faisaient face, incapable de mettre des mots sur les sentiments tumultueux qui agitaient son organisme. Saya s'imaginait déjà que l'impossible s'amène.
Et elle craignait de ne pas savoir le repousser ; pire, de ne pas en avoir envie. Au milieu de considérations qu'elle était peut-être la seule à avoir, Shu-an posa sa dextre contre la joue fraîche, quoique devenue rose de gêne, de son interlocutrice. Le contact ne dura que quelques secondes avant qu'il ne se recule, un sourire détestable aux lèvres. Il tendait une main vers Saya, ce qu'elle ne comprit pas tout de suite.
«Vous êtes fascinante, mais nous devrions nous reposer. Rapprochez-vous de moi, ou nous prendrions le risque de mourir de froid.»
Saya réalisa que ses pensées s'étaient transformées en fantasme. Après un petit temps et pour faire comme si de rien était, la femme finit par se saisir de la main tendue. Il n'y avait rien de sensuel à ainsi être lovés ensemble près du feu ; Saya fut même rassurée de sentir qu'il y avait une forme de banalité à ainsi contempler le crépitement du feu. Ils passèrent ainsi la nuit sans vraiment dormir, sans vraiment parler, alors que chacun se laissait seul avec ses idées.
Mais tout de même ; Saya se demanda plusieurs fois encore s'il était bien sérieux d'avoir le coeur qui battait si vite dans sa poitrine.
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