✨Chapitre 55 - D'une traductrice et d'un frère

Le soleil était haut dans le ciel lorsque les cinq adolescents débouchèrent hors de la forêt dans une vaste plaine verdoyante. Celle-ci venait s'écraser contre le flanc imposant d'une montagne qui devait se trouver à quelques heures de marche. Mais juste devant eux, à une centaine de mètres, se trouvait le campement. Entre les habitations éparpillées aux allures de tipis allaient et venaient des sorcières, des sorciers. Leurs paroles et leurs éclats de rire se perdaient dans l'immensité de la plaine.

Sales, les vêtements en loques, les voyageurs étaient transis de courbatures et de grandes cernes soulignaient avec classe leur manque de sommeil. Dire qu'ils n'avaient pas bonnes mines était un euphémisme. Ethel soupira et Thomas se frotta les yeux des mains. Trois semaines passées dans un environnement hostile, privés de tout le confort auquel ils étaient habitués les avait transformés.

— On est arrivé ?

La voix fluette de Spoty s'était élevée dans l'air.

— Oui, souffla Lumia une main en visière pour se protéger du soleil, l'autre dans celle du garçon.

L'air était humide et chargé d'une odeur de fumée. Elle s'échappait en volutes opaques des tipis du campement. Thomas se demanda quel pouvait bien être l'intérêt de faire du feu lorsqu'il faisait une chaleur pareille et essuya du même coup la sueur qui lui perlait sur le front. Spoty, à sa gauche, renifla.

— Je compte dix tipis et la fumée vient des trois plus grands, observa Lumia.

Les cheveux de la jeune fille n'étaient plus aussi blonds et soyeux qu'à son départ du C.I.S.I. mais aussi étrange que cela puisse paraître, elle s'en fichait. La jeune sorcière scrutait avec attention son nouvel entourage.

— La montagne du Reflet doit être le sommet le plus imposant qui nous fait face et son sommet est enneigé, continua-t-elle de remarquer. D'autres sommets plus petits l'encadrent et si on continue de regarder au loin, y'a des montagnes à perte de vue !

Si la grande blonde prenait autant de peine à décrire le lieu dans lequel ils étaient arrivés, c'était pour une bonne raison. Les craintes qu'avaient eues les sorciers au lendemain de l'attaque des Sphrothys s'étaient confirmées : dans l'incantation d'Ethel deux semaines auparavant, Spoty avait perdu la vue. Depuis, pour essayer de le soulager des douleurs qui lui brûlaient encore les yeux malgré les soins d'Ethel et des cauchemars dans lesquels il revivait la scène à n'en plus finir, Lumia lui décrivait tout ce qu'ils voyaient. Zed avait d'abord été surpris du comportement de sa sœur, il ne la croyait même pas capable de tant d'altruisme. Mais lorsqu'il avait rencontré le regard déterminé et fier qu'elle lui avait lancé après que Spoty, accablé, avait réalisé que sa vue ne reviendrait pas, le jeune sorcier avait compris qu'elle cachait des qualités qu'il ne soupçonnait pas. Une, du moins.

Son observation s'était confirmée au court de cette dernière matinée qu'ils avaient passé dans la forêt. Le groupe avait dû franchir un espace jonché d'épais troncs d'arbres qui rendaient leur avancée presque impossible et sa sœur, sans hésiter, avait pris la main du rouquin pour le guider à travers ceux-ci ou à les escalader lorsque cela était nécessaire. Depuis cet instant, ils marchaient main dans la main, bien que le pouvoir de Spoty lui permette de repérer tous les êtres vivants qui l'entouraient grâce à une sorte de radar interne.

— Vous croyez que May et Charly sont là-bas ? demanda Thomas, plus anxieux mais excité que jamais.

Trouver le camp de Salavenn signifiait la fin de la mission, le retour au C.I.S.I. et la guérison des sorciers. Mais pour cela, fallait-il encore récupérer May et la mettre en contact avec la pierre. Thomas sentait l'adrénaline faire battre son cœur plus fort. Elle lui donnait les forces nécessaires pour relever son buste et sourire, tant le voyage l'avait épuisé.

— Oui, affirma Zed d'un ton qui ne laissait pas de place au doute.

Malgré la fatigue, le garçon continuait de mener le petit groupe avec détermination. Il était fier d'avoir atteint la tribu en trois semaines seulement, puisque Maître Gorigann l'avait prévenu que le voyage pouvait, dans de mauvaises conditions, en durer plus de quatre.

— Alors qu'est-ce qu'on attend ? demanda Lumia, en tirant Spoty par le bras et s'engageant dans les dernières centaines de mètre qui les séparaient du campement.

Le reste de la petite troupe lui emboîta le pas et quelques minutes plus tard, ils se trouvaient à dix mètres des premiers tipis, face à deux sorciers incrédules qui leurs barraient le passage. Ils étaient armés de lances mais l'apparition du groupe semblait plus attiser leur curiosité que les inquiéter. Le visage impassible, l'un d'entre eux avança d'un pas, toujours en scrutant les nouveaux venus et Zed l'imita avant de d'incliner son buste en signe de respect. Le sorcier nomade lui rendit son salut d'un mouvement de tête. Le tout s'était déroulé dans le plus grand des silences.

À cet endroit, l'odeur de fumée était encore plus prenante et Ethel ne put s'empêcher de froncer le nez. Tous avaient chaud, soif et attendaient avec impatience le moment où ils pourraient enfin se trouver en sécurité et se reposer.

— Dyha, prononça le sorcier nomade.

— Dyha, répéta l'Inné. Nous venons récupérer des camarades, expliqua Zed.

Comme l'autre ne semblait pas comprendre, Zed reformula sa phrase et ajouta :

— Ils s'appellent May et Charly. May et Char-ly, articula-t-il.

Le sorcier nomade se tourna vers son compagnon qui haussa les épaules. Ce manège fit sourire Ethel. Le sorcier nomade la surprit et fronça les sourcils. La jeune fille formula alors le sort qui lui permettait d'activer ses pouvoirs et sous les regards interloqués de ses compagnons, elle bascula son sac sur son épaule gauche, l'ouvrit d'un geste sec et en sortit une longue feuille d'arbre dorée.

La sorcière s'avança alors vers le sorcier nomade, les yeux espiègles et un sourire franc éclairant son visage. Le soleil empêchait de voir son halo mais ses yeux marron ressortaient plus qu'à l'accoutumée et lui donnaient une apparition presque irréelle. Ethel tendit sa main et la feuille au sorcier nomade qui fronça les sourcils à nouveau avant de s'en emparer.

Des paillettes s'échappèrent de la feuille qui blanchit à vue d'œil dans la main du sorcier incrédule. Son compagnon s'avança jusqu'à lui pour examiner le phénomène de plus près et baragouina dans sa langue des mots que personne ne comprit sauf l'autre sorcier nomade qui hocha la tête.

— Qu'est-ce que t'as fait Ethel ? demanda Spoty qui avait senti que l'énergie émise par la sorcière s'était décuplée et qu'une partie de cette même énergie se mélangeait avec celle des sorciers nomades.

— Nous venons du Cercle International des Sorciers Indépendants, déclara Ethel pour toute réponse d'un ton solennel en regardant le sorcier nomade droit dans les yeux. Nous avons voyagé jusqu'ici pour chercher des amis qui devaient se rendre chez vous. Une épidémie a atteint notre peuple et nous avons besoin d'eux pour l'en guérir.

Tout le monde écoutait religieusement la jeune sorcière qui ne sourcillait pas. Ses amis étaient trop abasourdis pour émettre un son quelconque et le sorcier nomade qui tenait la feuille luminescente portait un vif intérêt à son interlocutrice. Il attrapa la main de son compagnon pour qu'elle entre en contact avec celle-ci. C'est alors que Lumia comprit ce que faisait Ethel et l'ingéniosité de la petite Transfert arracha un sourire au visage de l'Innée.

— Ils s'appellent May et Charly et nous espérons qu'ils sont ici, dans la tribu de Salavenn, acheva la jeune fille.

Le premier sorcier nomade qui s'était adressé à eux inclina de nouveau sa tête, mais en direction d'Ethel cette fois. D'un geste de la main il invita les jeunes voyageurs à le suivre et il tourna les talons en direction du campement.

Ethel se retourna vers ses amis en souriant et le groupe se mit en marche derrière les deux sorciers nomades.

— Comment t'as fait ça ? l'interrogea Thomas, incrédule en se plaçant aux côtés de son amie.

Celle-ci lui offrit un sourire espiègle avant de lui chuchoter :

— Le pouvoir des arbres est plus grand qu'on ne le soupçonne... et leur langage est universel.

Le garçon secoua la tête, épaté par les capacités de son amie. Il songea, amer, que ses pouvoirs à lui ne s'étaient pas encore révélés d'une grande aide, à tel point qu'il se demanda tout à coup s'il servirait à quelque chose un jour. Et pour cause, il ne portait même plus la pierre de Soteria sur lui. Zed l'avait convaincu ; il avait récupéré le précieux joyau. Thomas ne se sentait même pas coupable d'avoir faibli. Quoique. Il n'en était tout de même pas fier et se demandait quelle pouvait bien être la motivation de Zed pour récupérer l'objet. Etait-ce pour s'accorder la gloire de toucher son amie ou pour agir autrement une fois la pierre en sa possession ? Ces questions taraudaient le jeune sorcier. Il en avait discuté avec Ethel pendant des heures, lorsque Zed menait le groupe loin devant et que les deux amis restaient en arrière, à l'écart.

La jeune fille, d'abord si réticente à le laisser donner la pierre à Zed avait fini par ne plus émettre d'objection. Ce revirement si soudain auquel Thomas ne s'attendait pas l'avait surpris. Et il doutait. Il avait quand même désobéi aux ordres de la Grande Prêtresse, l'autorité suprême du peuple auquel il appartenait. Ce n'était pas une mince affaire. Tout de même, Zed s'était montré plus que convaincant. Il avait avancé que son expérience et sa connaissance du monde sorcier le mettaient dans une meilleure position pour mener la mission à terme. Il disait aussi que son âge plus avancé – du haut de ses seize ans, il en avait deux de plus que Thomas – le rendait moins sensible que Thomas à des opposants potentiels qui voudraient s'emparer du joyau avant qu'il ne soit entré en contact avec May. Au final, le Transfert avait accepté de donner la pierre de Soteria à Zed et celui-ci avait promis de la lui rendre une fois May en sécurité et sur le chemin du retour.

— Bienvenue dans la tribu de Salavenn, déclara Ethel.

Les paroles de la jeune fille sortirent Thomas de sa rêverie et il constata que leur groupe s'était arrêté devant l'un des trois grands tipis mentionnés plus tôt par Lumia. Le sorcier déduisit que la jeune fille traduisait les paroles du nomade grâce à la feuille luminescente qu'il tenait toujours en main. Zed, Lumia et Spoty écoutaient simplement. Zed avait les bras croisés, Lumia, toute curieuse, jetait des coups d'œil à droite-à gauche pour tenter de capter un maximum de ce qu'était qu'un campement de nomades dans le Sauvage et Spoty, droit comme un i, avait les yeux rivés dans le vide, ne perdant pas une miette des différentes énergies qu'il ressentait.

— Vos amis sont partis avec les cueilleurs ce matin mais ils seront de retour après le coucher du deuxième soleil, énonça à nouveau Ethel, prenant son rôle de traduction très au sérieux.

Comme Thomas, elle était tendue. Elle savait que le moment où tout allait se jouer arrivait. Et il fallait que tout se déroule comme prévu. Comme ellel'avait prévu. Zed avait soutiré la pierre à Thomas. Son but était de l'arrêter avant qu'il ne touche May avec et une fois cela fait, emmener May dans la montagne du Reflet jusqu'à la source miroir. Là, toute la vérité sur l'identité de May lui serait révélée et elle pourrait alors aider son amie à devenir celle qu'elle devait devenir et l'amener vers la vie qui l'attendait. Elle s'en sentait capable. Il fallait qu'elle réussisse.

Zed soupira. Lui redoutait la rencontre avec May et Charly plus que tout. Pour plusieurs raisons. Premièrement, parce que bien qu'en possession de la pierre, s'il n'arrivait pas à éviter que May soit touchée par celle-ci, elle mourrait. Deuxièmement, parce qu'il avait bien remarqué la ressemblance frappante entre Charly et son ancien ami disparu et son instinct lui soufflait que le Sauvage ne laissait pas de place aux apparences... Ainsi, il sentait qu'une autre vérité que celle qu'il connaissait risquait de se montrer à lui et cela lui déplaisait au plus haut point.

— Cahan va nous guider jusqu'au chef de la tribu pour nous présenter, informa Ethel ses compagnons en se tournant vers eux.

Les quatre sorciers hochèrent la tête avant de se mettre en marche pour suivre le dénommé Cahan qui, d'un pas rapide, menait les jeunes vers un tipi plus petit et donc plus discret orné de deux marques rouges sur les côtés d'une ouverture ronde par laquelle le sorcier entra. Cahan les invita à le rejoindre et les cinq jeunes obtempérèrent, Ethel la première. 

L'intérieur était plus frais que l'extérieur, le sol néanmoins couvert de fourrures et l'air y était plus respirable. Une table ronde trônait au milieu de la pièce qui ne devait pas faire plus de quinze mètres carrés et Lumia s'y sentit tout de suite à l'étroit. Coincée entre son frère et Spoty, elle espérait rester dans cet endroit barbare le moins longtemps possible.

Sur la table se trouvait étalée une grande carte et trois hommes étaient penchés dessus. Celui au centre frappa Zed. De corpulence moyenne, les cheveux grisonnants, c'était une copie conforme de Maître Gorigann. Le fameux Salavenn, pensa-t-il. Les trois sorciers relevèrent la tête dès qu'ils sentirent la présence de nouveaux individus dans la pièce.

Salavenn scruta chacun des voyageurs de ses yeux bleus tirant vers le gris qui semblaient pouvoir traverser leurs âmes avant de se fendre d'un sourire.

— Dyha, les salua-t-il, en inclinant sa tête comme l'avait fait Cahan.

Celui-ci se tenait en retrait mais observait la scène avec grand intérêt.

— Dyha, répondirent Ethel, Lumia et Zed d'une même voix.

Thomas et Spoty suivirent avec un temps de retard mais Salavenn ne s'en formalisa pas.

— Vous venez chercher vos amis n'est-ce pas ? s'enquit le chef de la tribu avec un sourire voilé, sans accent, dans la langue des voyageurs.

Cela surprit Ethel qui se sentit tout de même soulagée de ne pas avoir à réutiliser son système de traduction. Rester tout ce temps sous sa forme sorcière lui demandait de l'énergie qu'elle préférait épargner étant donné son niveau de fatigue.

— C'est cela, répondit Zed, d'un ton neutre, le visage ne trahissant aucune émotion.

— Le Cercle a été touché par le Mal, si je ne me trompe pas ?

— Comment le savez-vous ? l'interrogea Lumia qui ne pouvait retenir sa surprise plus longtemps.

Elle ne s'expliquait pas qu'un homme barbare vivant dans une contrée si pauvre et éloignée de la sienne puisse être au courant de tant de choses la concernant. Salavenn sourit à nouveau.

— J'ai des yeux et des oreilles partout, mon enfant, lui répondit-il.

L'Innée grimaça.

— Et votre Grande Prêtresse a besoin de vos amis pour éradiquer le Mal. Je vois, songea Salavenn. Eh bien, Cahan vous l'a sûrement fait savoir, ils sont partis découvrir nos coutumes avec les cueilleurs, mais dans quelques heures ils seront de retour, ne vous en faites pas.

— Depuis combien de temps sont-ils là ? s'enquit Zed.

— Huit jours demain ! répondit Salavenn avec entrain.

Tout en parlant, le chef se mouvait dans son tipi, prenant ici un fusain, remplissant là un verre d'eau dans une large bassine, sous le regard captivé des cinq voyageurs. Ce sorcier énergique semblait avoir une longueur d'avance sur tout.

— En attendant, les jeunes, soyez les bienvenus chez moi !

Salavenn déclara cela avec un sourire jusqu'aux oreilles en écartant les bras. Thomas et Ethel rirent tandis que Spoty sourit sans peine et Zed à moitié. Lumia déglutit tout en se faisant violence. L'espace exigüe et la joie de vivre de leur hôte la rendaient malade mais il fallait qu'elle prenne son mal en patience.

— Vous m'avez l'air dans un piteux état, reprit Salavenn, infatigable. Mais tenez, Cahan va vous mener dans le tipi-cuisine où vous pourrez vous rassasier, puis vous irez vous coucher dans le tipi-gibier. Ne vous inquiétez pas, il n'y a pas de gibier dedans en ce moment et on vous l'aménagera pour qu'il soit tout aussi confortable que les autres. Et demain à l'aube : douche pour tout le monde ! Qu'est-ce que vous puez, c'est incroyable ! s'exclama le chef.

Sa remarque arracha un rire à Ethel. Ceci-dit, la bonne humeur du frère de Gorigann était communicative et Ethel une bonne réceptrice de ce genre d'énergie.

Alors que Cahan s'apprêtait à sortir du tipi, Salavenn l'arrêta avec une dernière précision :

— Au fait, Cahan est mon fils. Et bien qu'il fasse tout pour faire croire le contraire, il parle très bien votre langue.

Il acheva ses mots avec un clin d'œil pour le dénommé Cahan qui lui rendit un regard noir et un soupir avant de disparaître à l'extérieur. Lumia le suivit sans perdre une seconde, puis Spoty, Thomas et Zed franchirent la porte à leur tour. Juste avant de les imiter, Ethel se retourna une dernière fois vers le chef de tribu.

— Merci pour votre hospitalité monsieur Salavenn, lui sourit-elle.

Et elle disparut aussi.

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*publication : 24/04/18, dernière mise à jour: 29/12/18*

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