Épuisée et impuissante, je me laissai tomber sur le dos de mon lit sans prendre la peine d'enlever mes vêtements et sombrai dans un sommeil profond. Un sommeil sans rêves.
À mon réveil, accéléré par une paire de mains qui me secouait, je réalisai que ce devait être le matin et que je mourrais de faim.
— C'est bon, je suis réveillée, grognai-je en me redressant.
Mes yeux se posèrent sur un dortoir. Vide. Il n'y avait que moi et la fille à qui appartenait la paire de main. Où suis-je ?! me demandai-je avant que les souvenirs de la veille ne me reviennent. Je frissonnai, soudain pleine d'effroi. Cet endroit inconnu ne m'inspirait que crainte et je ne savais toujours pas si je rêvais ou si ce cauchemar était bien réel. Des sorciers et des pouvoirs ? J'étais folle de penser que cela existait.
Riant de ma propre bêtise, je secouai la tête et la fille devant moi fronça ses sourcils parfaits. Elle avait des yeux vairons, l'un bleu et l'autre d'un vert si clair qu'il paraissait presque blanc. Étrangement, cela lui donnait un charme envoûtant.
— Désolée mais tu vas rater le p'tit déj' si tu te lèves pas, m'informa-t-elle.
J'hochai la tête, toujours trop embrouillée pour lui donner une réponse. Blonde et bien foutue, elle aurait sûrement pu devenir mannequin.
— T'es qui toi ? lui demandai-je enfin, désireuse d'occuper mon esprit pour le détourner des tentatives d'explications rationnelles à ma situation qu'il essayait de trouver. En vain.
— Je m'appelle Lumia Sol mais appelle-moi Lu. C'est Feuille qui m'a demandé de m'occuper de toi ce matin. Pas que je ne l'aurai pas fait sinon, quoique...
Elle haussa les épaules en gloussant. Je la dévisageai sans rien dire, doutant de ses intentions. Cette fille est louche.
— Tiens, voici tes nouveaux vêtements, continua-t-elle en sautant du coq à l'âne.
Elle désigna de ses longs doigts fins une pile d'habits posés sur le bureau adjacent à mon lit. Si les étranges personnages que j'avais rencontrés depuis la fête d'Halloween au collège n'étaient pas fictifs, il fallait croire que je porterais désormais une jupe bleu marine, un chemisier blanc, un gilet de la même couleur que la jupe et des ballerines noires. On ne pouvait pas faire plus sobre. Mais il y avait aussi un short noir.
— Jupe plus short ? interrogeai-je la fille.
Celle-ci hocha vigoureusement la tête.
— Ça pourrait bien te sauver la vie et tu comprendras vite pourquoi.
Je la dévisageai en silence en essayant de deviner si elle se payait ma tête ou si elle était sérieuse.
— Ils n'ont pas inclus les chaussures à talons et la cravate par contre ?
— Non, me répondit la fille en haussant les épaules, sans relever le sarcasme. C'est inutile. Mais tu connais les uniformes, pas vrai ? Tu en avais dans ton collège... Au fait, tu t'appelles May c'est ça ?
J'écarquillai les yeux, incrédule.
— Ok, attends : comment tu connais mon nom ? Et comment tu sais que j'ai déjà porté des uniformes ?
— C'est Zed qui m'a dit pour ton nom. Et pour l'uniforme, information confidentielle.
Elle accompagna sa dernière réponse d'un clin d'œil.
— Zed ? demandai-je sans parvenir à remettre un visage sur ce nom.
Puis il me revint en tête :
— Ah oui, la sombre nuit.
Elle rit pendant que j'enfilai mes nouveaux habits. S'il y avait bien une chose par laquelle je n'étais pas dépaysée, c'était l'uniforme. Je suivis Lumia à travers les couloirs qui nous menèrent, au terme de cinq bonnes minutes de marche, vers ce qui ressemblait à un réfectoire.
— Il m'a raconté votre conversation, m'expliqua-t-elle lorsque l'on s'arrêta à l'entrée. Et ton accès de colère. Mais c'est normal t'inquiète, c'est toujours comme ça au début.
La salle était bruyante et pleine de gens – des sorciers ? – qui se restauraient.
— Il ne pensait pas, continua la fille qui devait être à peine plus âgée que moi, en fait personne ne pensait qu'un nouveau, de plus une nouvelle puisse être aussi affecté par son arrivée au palais.
— Je sais il me l'a dit, lui répondis-je d'un ton sec, le monde et le bruit me mettant mal à l'aise. Et franchement, les autres devaient avoir trois de tension pour ne pas réagir alors qu'on leur annonçait qu'ils allaient devoir croupir ici !
— Je n'ai pas vécu ça personnellement parce que je suis née ici, m'apprit Lumia, mais tu pourras demander aux autres Transferts, ils te diront la même chose.
— Tu es née ici ? Oh ma pauvre ! m'exclamai-je, en ressentant soudain une vive pitié pour cette fille qui n'avait pas l'air d'en souffrir plus que ça puisqu'elle me répondit fièrement :
— Eh oui ! Et Zed aussi, c'est mon frère. Ah le voilà d'ailleurs !
Elle agita ses bras et je le vis, d'une beauté insolente, qui approchait de notre direction, le visage illuminé une fraction de seconde mais qui se referma aussitôt en me voyant. Du moins était-ce mon impression.
— Bien dormi, frérot ? demanda Lu. Il a fallu que je parte plus tôt pour réveiller May, lui expliqua-t-elle en lui adressant un sourire d'excuses.
— J'avais compris, merci de me prendre pour un idiot, lui répondit-il en levant les yeux au ciel.
Lu soupira.
— Dis-moi, y'a un truc qui va pas ? lui demanda-t-elle sur un ton maternel.
— Non y'a rien, éluda-t-il en haussant les épaules.
— Zed ! Tu peux pas me le cacher, je sens tout.
— J'ai mal dormi c'est tout.
Lu le scruta en plissant les yeux, avec l'air d'analyser son âme. Et moi, il m'ignorait. C'était très agréable.
— Heu, bonjour, glissai-je amèrement.
Il me jeta à peine un regard. Il m'avait l'air bien lunatique celui-là ! Un jour il riait de mes bêtises, le lendemain il ne me calculait plus.
— C'est l'anniversaire... au cas où tu l'aurais oublié Lu. Ça fait sept ans.
Sa sœur porta une main à sa bouche avec un air mêlant surprise et culpabilité.
— Évidemment... souffla-t-elle. Comment aurais-je pu oublier !
Lu m'indiqua en toute hâte une table vide où manger et ils s'éloignèrent bras dessus, bras dessous, sans plus d'explication, me laissant toute seule.
Génial.
Prenant sur moi pour garder une contenance, je m'assis à la ladite table vide et entamai un morceau de ce qui ressemblait à de la nourriture et vaguement à une tranche de pain quand un homme s'avança au milieu de la salle et prit la parole :
— Sorciers, sorcières, je vous invite à me rejoindre exceptionnellement dans quelques minutes, à la salle d'initiation où vous assisterez à l'Évaluation de notre Nouvelle, dit-il en me regardant.
Son regard était puissant, il avait un je-ne-sais-quoi de curieux, comme s'il s'attendait à ce que je réplique, mais son visage affichait clairement que c'était déconseillé.
Je plongeai mes yeux dans les siens sans ciller. De cet échange silencieux, personne ne perdait une miette. On pouvait entendre les mouches voler –s'il y avait des mouches dans ce monde de toqués – jusqu'à ce qu'il reprenne la parole en regardant son assemblée.
J'esquissai un sourire. Je sentais que j'allais avoir besoin de beaucoup de courage. On avait l'air de me préparer à quelque chose auquel je ne m'attendais pas du tout et malgré mon assurance de façade, j'étais morte de peur.
— ...et il vaudrait mieux que tu sois à jeun, continuait l'homme, ce qui me fit sortir de ma rêverie.
Plusieurs rires s'élevèrent dans la salle et je frissonnai, mal à l'aise. Comme le sorcier devait en savoir beaucoup plus que moi sur le sort qu'on me réservait, je posai ma sorte de tartine et portai toute mon attention sur mon souffle. L'homme ne devait pas s'attendre à ce genre de réaction. Aurait-il préféré que je le défie ouvertement ? Je n'en avais pas le courage !
— Allez, c'est le moment ! Tout le monde dehors ! Toi aussi petite !
Je suivis le flot de sorciers qui me mena à travers d'interminables couloirs. J'allais devoir retenir tout ce labyrinthe souterrain si je voulais un jour sortir d'ici !
Devant moi les gens s'écartèrent. Je me demandai pourquoi avant de comprendre que c'était pour que je passe. Quelle idiote !
Je m'avançai alors en veillant à ne pas trébucher sur le sol instable. Parmi les spectateurs, je reconnus Zed qui me mimait quelque chose avec sa bouche. Mais douée comme je l'étais en devinettes, je ne compris rien.
Devant moi, une lumière éblouissante m'aveugla tandis qu'on me poussait à travers deux grandes portes, d'où elle émanait. À l'intérieur un arbre occupait une bonne partie de l'espace, le tronc ancré dans le sol du milieu de la pièce. Il me faisait penser à un chêne. Majestueux, d'une hauteur incroyable, ses branches couvertes de feuilles verdoyantes m'empêchaient d'en voir la cime. Mais je ne savais pas comment il avait atterri là. Il y avait du béton de partout ! (Ou une substance noirâtre ressemblante.) Tout à coup une voix surgit de nulle part et je sursautai.
— Nouvelle.
Même la voix m'appelait « Nouvelle ». C'était à croire qu'on m'avait rebaptisée...
— Donne ton nom, ordonna-t-elle. Mais attention ! Tous les membres de la communauté te nommeront par celui-ci... Vois cela comme un nouveau départ... À condition que tu réussisses... termina-t-elle en ricanant.
Je poussai un long soupir mais j'étais beaucoup plus apeurée que je ne voulais le laisser paraître. J'en avais marre que les gens me prennent pour un objet. Faible, sans défense et bête. Malgré tout, les paroles de la voix m'avaient fait froid dans le dos. Étais-je en train de risquer ma vie ? Je n'avais aucun moyen de le savoir. Et ils me demandaient de leur donner mon identité. Raison de plus pour douter de leurs intentions.
Quelles qu'elles fussent, il valait mieux que je réponde à la question de la voix. Mais j'hésitai un instant. Quel nom donner ? Fallait-il que ce soit mon vrai prénom ? Personne ne l'utilisait chez moi. Mon père le premier. Je suppose qu'il lui faisait penser à ma mère d'une manière dont il ne voulait pas. Mon prénom c'était celui de leur fille, de leur bébé, qu'ils avaient choisis ensemble... Peut-être qu'il était trop douloureux pour lui d'être ainsi rappelé de ma mère quoiqu'il ne m'eût jamais donnée de véritable explication. Alors on avait opté pour May. Court, clair, il convenait à tout le monde, c'était parfait.
— Juste mon prénom ? demandai-je en sortant de ma réflexion. Je peux même m'en inventer un si je veux ? avançai-je encore, histoire de tâter le terrain.
— Un prénom sera suffisant, me répondit la voix, glaciale.
— Bien... réfléchis-je.
Je ne voyais pas l'intérêt de donner mon vrai nom. Autant ne pas changer ses vieilles habitudes si en plus, c'était la seule chose qui me restait, la seule chose qui n'avait pas volé en éclats...
— May, énonçai-je d'un ton résolu.
C'est alors que je compris le sens des mots mimés de Zed. « Fais ce qu'elle te dit. Ne dis pas ce que tu penses. » et non « Faire des raviolis, jeudi sera en avance » qui étaient les mots que j'avais cru réussir à remettre en ordre.
— May, reprit la voix. C'est l'heure de tâter le terrain, ricana-t-elle.
Je rêvais ou elle venait de reprendre une expression que je venais d'employer ? Venait-elle de lire dans mes pensées ?! Je n'en revenais pas. Dans quel monde de fous ai-je atterri... m'alarmai-je. Et tant mieux si la voix pouvait l'entendre !
— Tu vas grimper dans l'arbre, reprit-elle. Jusqu'en haut.
Grimper ? Elle était folle ? Il devait faire au moins cinquante mètres ! Ce qui, après réflexion, me parut assez haut, même un peu trop haut pour un simple chêne...
— J'ai le vertige, me dérobai-je en grimaçant.
— Monte, me répéta-t-elle, totalement insensible.
Je m'avançai vers l'arbre et l'étudiai. Je devais obéir. Mais pourquoi ? Arrête de te poser des questions, tu t'asphyxies, me sermonnai-je. Je respirai un grand coup, posai mes mains contre l'écorce rêche et commençai à grimper. La première branche devait se trouver à un peu moins de deux mètres du sol. C'est faisable, m'encourageai-je. Je pris mon élan puis sautai et accrochai mes mains dans l'écorce de la branche. Maintenant que j'étais suspendue, il fallait que je trouve la force de hisser le reste de mon corps. C'est là que les choses se corsent...
— J'ai toujours détesté les tractions, grognai-je les mâchoires serrées par l'effort.
Je forçai sur mes bras et propulsai ma jambe droite avec toutes la grâce dont j'étais capable, c'est-à-dire aucune, pour qu'elle s'agrippe à la branche. Je comprenais mieux pourquoi Lumia avait insisté sur le short, j'aurais eu l'air fine à grimper un arbre en jupe...
Grâce à un effort surhumain, je me trouvais alors à califourchon sur la branche qui semblait heureusement assez résistante pour supporter mes cinquante kilos. Je fermai les yeux et tentai d'arrêter les tremblements qui me parcouraient.
— Deux mètres, c'est drôlement haut, constatai-je. Jamais je ne vais pouvoir aller plus haut...
— Pourtant il va le falloir, se réveilla la voix. Si tu veux un jour sortir d'ici, il faut que tu continues de grimper !
J'étais désespérée. Elle ne devait pas savoir ce que c'était, elle, d'avoir le vertige. Ni d'avoir de la gélatine à la place des muscles.
— J'apprécie beaucoup l'espoir que vous placez en moi, continuai-je, cramponnée à ma branche, les yeux tétanisés par le vide qui leur faisait face, mais je n'suis vraiment pas capable de faire ce que vous me demandez...
Soudain j'entendis un craquement, puis un cri. Un horrible cri envahissant chaque espace. Et là, sous mes yeux effrayés, entre les branches de l'arbre, le sol se troubla, changea de couleur et se mua en une sorte de grande flaque d'eau sur laquelle des images prenaient vie. Lorsque je réalisai qui se trouvait représenté par l'écran, je faillis perdre l'équilibre.
Amy était là, devant moi. Ses grands yeux bleus aussi écarquillés que les miens semblaient refléter toute l'incompréhension et l'inquiétude que je ressentais depuis mon réveil la veille. Ils englobaient tout, j'aurais pu m'y noyer. Mon cœur rata un battement.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top