4. L'observatrice
Malgré mon avertissement, ses bottines n'arrêtèrent pas leur progression dans ma direction. Elle leva toutefois les mains en signe de reddition et dit avec prudence :
- Je comprends ta haine, mais on a peu de temps.
Sa voix était étrangement calme, compte tenu l'urgence de ses paroles. On aurait dit un murmure enchanteur. Je la voyais bien s'en servir pour manipuler les gens, mais pas de chance pour elle, elle ne représentait rien pour moi et ça n'allait pas changer. Je m'éloignai du matelas à reculons vers le mur du fond, face à la porte ouverte qui donnait sur un couloir sombre.
Elle n'avait pas fermé après elle, pourtant je ne voyais aucun signe de mes ravisseurs. Était-elle venue me sauver ? S'était-elle débarrassée du blond ? Pouvait-elle être aussi redoutable qu'on la vantait ? Elle portait un simple jean noir et un sweat bleu, de toute évidence choisis exprès pour leur apparence banale. Toutefois je doutais qu'elle pusse passer inaperçue, car quelque chose dans sa posture fière et dans son aura trouble ; une sorte de chaos discipliné incitait au respect, comme pour s'assurer d'être de son côté au cas où ce dernier se déchaînerait.
Peu m'importait. Je ne voulais pas qu'elle m'approche. Elle le comprit et laissa tomber ses bras contre ses courbes toniques. Elle était grande, dépassant peut-être même mon mètre soixante-seize, et jusque sous sa poitrine généreuse, tombaient de longs cheveux défrisés, savamment bouclés. Sa peau était lisse, dénuée de la moindre imperfection.
Je ne m'en remettais toujours pas de cette ressemblance ! C'était déstabilisant de voir mes hautes pommettes et mes grands yeux ensommeillés dans un autre visage ovale quasi-identique. On aurait dit ma sœur ainée de sept ans. Ça n'avait aucun sens, mais elle semblait à peine plus âgée que les criminels que je devinais en fin de vingtaine.
Ses lèvres étaient par contre, plus discrètes que les miennes. Et son rouge à lèvres fit bouillir mon sang, juste parce qu'elle avait jugé important d'en mettre alors que j'étais enfermée je ne savais où par sa faute.
J'avais une mère ! Mon cerveau refusait l'information, parce que quel type de mère abandonnait un enfant pour réaliser ses ambitions mafieuses ? J'avais une mère et c'était une criminelle.
Le front plissé, sa tête bascula un peu sur le côté. Son calme m'horripilait et son analyse de ma personne me fit voir rouge. Pour qui se prenait-elle ?
- Je sais ce que tu t'imagines sur mon compte, mais tu te trompes.
- Oh pardon ? crachai-je. Tu es donc une belle âme charitable ?
Je détestai ma voix de craquer. Mais je n'étais qu'une humaine. Toute ma vie, j'avais dû me battre contre le sentiment de ne pas compter. Cette femme était la personnification même de tous mes démons. Elle m'avait abandonnée. Moi, la petite chose insignifiante, indigne d'amour, peu importait le nombre d'hommes que je leurrais à dire le contraire.
De plus, mon père m'avait menti. Ou peut-être qu'il n'était pas au courant aussi. Lui aurait-elle avoué qu'elle faisait partie de la mafia russe ? Aurait-elle admis qu'elle nous abandonnait pour épouser un baron du crime ? J'avais mal. Je ne tentai même pas de cacher mes larmes. J'avais mal et j'avais la rage.
Je n'allais pas croire un seul mot qui franchirait sa bouche. Il était impossible de deviner les vraies émotions qui motivaient ses paroles et expressions, vu comme elles semblaient toutes choisies avec soin. Je n'imaginais même pas le temps passé à perfectionner ses talents d'actrice.
- Tu ne comprends pas ! ajouta-t-elle. Je ne veux que ton bien. J'ai tout fait pour éviter le moindre contact avec toi et te protéger de mon monde. Tu es tout ce qui compte pour moi.
- Oui. Je compte tellement. C'est pour ça que tu m'as abandonnée ?
Je voulais juste me tirer de là et reprendre une vie normale, mais la petite fille en moi souffrait de ne pas comprendre pourquoi elle n'avait jamais eu de bon petit plat chaud quand elle était malade. Pourquoi personne ne lui avait lu d'histoires avant d'aller au lit. Pourquoi elle avait dû tout apprendre seule. Pourquoi son père ne s'était jamais intéressé à elle. Pourquoi n'avait-t-il pas trouvé qu'elle valait la peine qu'il se batte contre sa dépression ? Pourquoi n'avait-il pas vécu pour elle ? Pourquoi les deux personnes qui étaient censés l'aimer en premier l'avaient abandonnée ?
La criminelle fit un pas dans ma direction. Je la prévins d'un regard haineux et de mes mots venimeux.
- Ne. M'approche. Pas.
Elle leva le menton. Comme si elle refusait de laisser mon rejet l'atteindre.
- Je ne t'ai pas abandonnée, Serena.
- Arrête de mentir ! hurlai-je, hors de moi.
Je me trouvais faible et pathétique, surtout face à sa maîtrise de soi. Mais mon amertume ne pouvait plus se tapisser derrière mes lèvres serrées. Pas après que j'eus autant souffert de l'absence de cette femme, alors qu'elle avait toujours été là. Elle ne m'avait juste pas choisie, moi.
Elle expira, puis s'assura de planter ses yeux couleur café dans les miens avant de débiter :
- J'ai été enlevée par des hommes à qui ton père devait de l'argent. Lui et moi, on s'est enfui de nos foyers d'accueil pour vivre ensemble en se croyant amoureux. Je suis tombée enceinte alors que nous n'avions même pas terminé le lycée. Dave a commencé à traîner avec les gens qu'il ne fallait pas, pour gagner un peu de fric. Tu dois bien savoir qu'il n'était pas une lumière. Il a emprunté de l'argent aux mauvaises personnes. Un mois après ta naissance, j'ai été kidnappée sous ses yeux. Ils lui ont donné deux jours pour rembourser ses dettes. Il n'a pas pu. Alors j'ai été vendue.
J'avais du mal à soutenir l'intensité de son regard. Elle n'était pas triste. Je ne pouvais même pas interpréter la dureté son expression. Que cherchait-elle en profitant de mon attention - que je n'arrivais plus lui dérober - pour dire... ces choses ? Pourquoi inventer tout ça au lieu d'admettre qu'elle m'avait abandonnée ? Cette femme était un as du mensonge parce que quelque part au fond de moi, j'avais envie de laisser ses paroles faire sens. Après tout, s'il y avait la moindre chance que tout cela fût vrai, ça expliquerait tellement de choses.
Comme pourquoi mon père n'avait jamais voulu passer du temps avec moi. Je ressemblais tant à celle qu'il avait perdue à cause de ses erreurs. Et si sa dépression découlait de sa culpabilité ?
Je secouai la tête de façon hystérique. Il était hors de question d'avaler les bobards d'une étrangère !
- Regarde bien ma couleur de peau ! commanda-t-elle. Regarde-moi bien, Serena ! Tu penses que les femmes comme moi naissent avec des places au sommet de la mafia ? Je ne t'ai pas abandonnée. J'ai été vendue, droguée, battue, violée, torturée, prostituée plus de fois que je ne pourrais l'énumérer en une vie. J'ai survécu pour toi... Ils m'ont tout volé. Tout sauf mon envie de vivre. Tu étais la seule belle chose qui me soit arrivée dans cette vie. Je voulais te revoir. Tu as été ma raison de me battre...
Son masque de contrôle se fissura et le craquement s'étendit jusqu'à mon âme. Lorsque ses yeux s'embuèrent, les miens se vidèrent. Quelque chose se passa entre nous à ce moment-là. Je pensais encore qu'elle mentait dans un coin de ma tête, mais cette chose était plus forte.
Mes épaules s'affaissèrent. Elle bascula la tête en arrière pour reprendre contenance. Elle y arriva sans problème, mais j'avais déjà vu la fêlure. Je la laissai cependant poursuivre de sa voix quiète, comme si rien ne s'était passé :
- Tu n'as aucune idée du nombre de femmes comme moi, que j'ai vu mourir. J'ai dû être deux fois plus forte, deux fois plus rusée, pour m'en sortir de ce traffic. Sauf que refaire partie de ta vie impliquait de te rendre vulnérable. Cet homme que j'ai rendu fou de moi était le mal incarné. J'étais sa propriété. Je savais qu'il s'en prendrait à toi à la moindre erreur pour me punir. Je me suis inventé un autre passé. Je l'ai convaincu d'étendre son empire ici pour que je puisse m'en occuper. C'est comme ça que j'ai pu te retrouver et suivre ta vie d'une façon qui ne pouvait pas nous lier. Mais Dave se laissait aller. Ses dettes s'accumulaient encore et quelqu'un a menacé de s'en prendre à toi. T'avais à peine quatorze ans. J'assistais chaque jour impuissante, au sort de certains enfants. Il était hors de question qu'on te touche, toi. J'ai dû intervenir et vous sortir de là. Puis voilà que mon cauchemar s'est réalisé des années plus tard. Ils t'ont retrouvée à cause de ça.
Donc c'était elle derrière la promotion mystérieuse de papa ! L'argent. Le déménagement. Tout prenait sens... Tout. J'étais figée sur place. Elle ne mentait pas. Ce qui signifiait qu'elle avait vraiment traversé l'enfer, mais m'avait toujours aimée à sa manière ? J'avais la gorge nouée par l'émotion. Je ne savais pas quoi dire. Elle sut lire mon trouble et m'adressa un sourire triste.
- Je regrette de ne pas pouvoir te sauver encore une fois. Mais tu es devenue une femme formidable. Je suis fière tellement de toi ! Tu m'as manqué chaque jour de ma vie. Je regrette juste que ça se termine comme ça.
J'essuyai mes larmes du dos de la main. Donc elle n'avait pas tué les criminels ? Je regardai la porte ouverte. Étaient-ils tout près ? Était-ce ses adieux qu'on lui laissait faire ? Ça voulait dire qu'elle allait... qu'on allait... Non ! Je refusais !
La résignation d'Irina me donna envie de hurler. N'était-elle pas censé être une légende ? Pourquoi abandonnait-elle aussi vite ?
- Je suis désolée, dit-elle. Ils ne te laisseront pas partir. Dimitri les a élevés comme ses fils. Il en a fait des machines à tuer. Mais contrairement à Cliff, il reste un peu d'humanité en Xavier. Je t'ai laissé trois jours pour te rapprocher de lui avant de me faire capturer. Il t'aurait épargnée si tu lui avais donné une raison. Je suis désolée. J'ignore ce qu'il t'a fait d'ici là, mais c'était ta seule chance. Ce n'est pas grave, si ça n'a pas marché. J'espère juste que tu me pardonneras de ne pas en avoir assez fait. Mais je ne pouvais plus continuer à fuir sans alliés alors qu'ils te retenaient ici. Pas en sachant ce dont Cliff est capable. Je préférerais te savoir morte qu'à la merci de ce monstre.
- Irina, faudrait déjà que ta petite mocheté m'intéresse !
C'était lui. Celui que j'avais vu juste avant mon enlèvement. L'homme qui faisait tenir Xavier à carreau même à distance. Le monstre dont parlait Irina... Il avança et l'atmosphère changea aussitôt dans la pièce, comme si tout l'oxygène avait fui devant la noirceur de cet homme. Je sentis mon âme et mes boyaux se recroqueviller dans mon corps après un simple contact de ses yeux gris.
Mais il avait dit quoi là ? Que j'étais moche ? J'étais interloquée, car c'était la dernière chose à laquelle je m'attendais. Je m'intriguai d'ailleurs à haute voix avant même de m'en rendre compte :
- Pardonnez-moi ?
Il fronça ses sourcils droits et fournis. J'eus du mal à déglutir.
- Pourquoi elle me parle ? cingla-t-il comme si j'étais une larve.
Aucun étranger ne m'avait jamais haï à ce point ! Ni même une connaissance. Je pouvais sentir son dégoût jusque sous ma peau recouvert de chair de poule, dans mon sang qui s'était glacé aussitôt. Une seule question tournait dans ma tête : pourquoi ?
- Irina, le temps est écoulé. T'attends quoi ? Tue-la !
24/12/21
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